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L'UNIFORME D'ARTILLEUR
ОглавлениеDésigné pour le régiment dit de La Fère, le cadet-gentilhomme obtient la garnison qu'il désire. Valence, c'est le midi, le chemin de la Corse et le régiment fournit deux compagnies à l'île, de sorte que Bonaparte a l'espoir d'être envoyé dans son pays. Le cœur toujours nostalgique, il y vit par la pensée. Il s'en fait même, par l'imagination et la littérature, une idée tellement embellie que la réalité le décevra. Au fond, cette Corse qu'il a quittée à neuf ans, il la connaît par les ouvrages de ceux qu'il appellera un jour des idéologues. Il se la représente d'après Rousseau qui n'y a jamais mis les pieds et qui en a fait l'image d'une République idéale, d'une terre d'hommes libres, égaux, vivant selon la nature.
Ce petit officier est un cérébral. Tandis que son camarade des Mazis méprise les bouquins, pense aux femmes et à l'amour, l'adolescent Bonaparte rêve aussi. Mais, de Jean-Jacques, il prend la part du Contrat social, non celle de la Nouvelle Héloïse. Il approfondit le droit naturel et les constitutions. Plus que jamais il est dans les livres, et le démon d'écrire le tourmente déjà. Il écrira de mieux en mieux, même quand, cessant de tenir la plume trop lente, il dictera sa correspondance et ses mémoires. C'est un homme de lettres, comme on l'est dans sa famille, comme l'était l'ancêtre italien Jacopo Buonaparte qui a laissé un récit du sac de Rome, comme le seront Joseph, Lucien et Louis, tous, plus ou moins, noircisseurs de papier.
On a la liste de ses lectures. On a ses cahiers de notes et ses premiers griffonnages. Il est étonnant de voir comme l'art de la guerre y tient peu de place. Le métier militaire, Bonaparte l'apprend au jour le jour, par le service. Et comme il assimile tout, il profite aussi de cet enseignement-là. Rentré dans la chambre qu'il a louée à Mlle Bou, au prix de huit livres huit sols par mois, il lit sans trêve, mais ce que pourrait lire un élève de l'école des sciences politiques.
A Erfurt, après avoir repris le prince-primat sur la date de la Bulle d'Or, l'empereur dira avec une juste fierté que, lorsqu'il avait «l'honneur d'être simple lieutenant en second d'artillerie», il avait dévoré la bibliothèque du libraire et qu'il n'avait rien oublié, «même des matières qui n'avaient aucun rapport avec son état». C'est que, pendant ces studieuses années de Valence, l'amour de la Corse le dirige et le soutient. Pour elle, il a soif de savoir. Il médite d'écrire l'histoire de son île et de la dédier à un autre idéologue qu'il admire passionnément, l'abbé Raynal. Mais sa curiosité s'étend. Elle va à l'étude des hommes, des pays, des sociétés, des gouvernements, des religions et des lois, elle va d'instinct à ce qui est général et à ce qui est grand. Le jour où le chemin du pouvoir s'ouvrira pour un soldat, c'est la somme prodigieusement variée de ses lectures qui le mettra à cent pieds au-dessus de ses rivaux.
Soldat, il lui reste à le devenir. Il avait passé par des écoles militaires qui étaient plutôt des maisons d'éducation. Comme ses camarades, et suivant la règle, il fut d'abord simple canonnier, puis caporal, puis sergent, montant la garde et prenant la semaine. Ce n'est qu'au bout de trois mois qu'il eut accès à son grade. Dans cette armée de l'ancien régime, tout était sérieux et les jeunes aristocrates devaient faire leur stage dans le rang. Encore une excellente école. Bonaparte, pour toute sa vie, saura ce que c'est que l'homme de troupe. Il saura ce qu'il pense et ce qu'il aime, ce qu'il faut lui dire et comment lui parler.
En janvier 1786, vêtu de cet uniforme bleu aux parements rouges qui lui semblera toujours le plus beau du monde, il remplit enfin les fonctions d'officier et jouit des premiers agréments de l'épaulette. Il y avait à Valence une petite société de province. Elle s'ouvrit à lui comme à ses camarades. Il ne vécut pas tout à fait en solitaire. Tout sauvage, gauche et pédant qu'il était, il fut sensible à l'accueil d'une femme aimable, Mme du Colombier, qui lui donnait de bons conseils et qui avait une fille, Caroline, avec laquelle il esquissa une amourette timide. N'allait-il pas manger des cerises avec elle, à la fraîche, comme Jean-Jacques avec Mlle Galley? Même auprès de Mlle Caroline, il était livresque, innocemment.
Cependant, s'il portait l'habit d'artilleur, il lui restait à apprendre l'artillerie. Rien ne l'honore plus que le témoignage reconnaissant qu'il a rendu à ses chefs et à ses maîtres. A l'âge où l'on commence à savoir que tout homme, eût-il du génie, doit aux autres plus qu'à lui-même, il a parlé d'eux avec une chaleur sincère. Le corps de l'artillerie, disait-il à Las Cases, était, quand j'y entrai, «le meilleur, le mieux composé de l'Europe... C'était un service tout de famille, des chefs entièrement paternels, les plus braves, les plus dignes gens du monde, purs comme de l'or». Il ajoutait: «Les jeunes gens se moquaient d'eux mais les adoraient et ne faisaient que leur rendre justice.»
En 1786, le petit sous-lieutenant de seize ans et demi s'initie à peine à la balistique, à la tactique et à la stratégie. Où il est bien, c'est dans sa pauvre chambre, près de ses livres et de l'encrier. Sans argent, il prend son plaisir avec les idées et la main le démange d'écrire. Il jette sur le papier une invocation déclamatoire aux héros de la liberté corse. Il raisonne sur le sort de son pays natal et conclut au droit de secouer le joug des Français. Une autre fois, c'est une méditation romantique: «Toujours seul au milieu des hommes, je rentre pour rêver avec moi-même et me livrer à toute la vivacité de ma mélancolie. De quel côté est-elle tournée aujourd'hui? Du côté de la mort.» C'est René, c'est Werther. Dans le même temps, Chateaubriand, sous-lieutenant au régiment de Navarre, aurait pu composer le même lamento. A quel point Bonaparte aura été de son siècle, si ce pessimisme de l'adolescence n'est pas de tous les siècles, à quel point il en aura été au moins par le style, ces cahiers de jeunesse en font foi.
Mais pourquoi veut-il mourir par métaphore? A cause de la Corse esclave et malheureuse. Le moment de son premier congé approche. Il va retrouver son île, objet de ses exercices littéraires, pensée de tous ses jours. «Quel spectacle verrai-je dans mon pays? Mes compatriotes chargés de chaînes et qui baisent en tremblant la main qui les opprime?» Enfin, au mois d'août, il a son congé. Le 1er septembre, il part pour Ajaccio. Il a compté très exactement qu'il est «arrivé dans sa patrie sept ans neuf mois après son départ, âgé de dix-sept ans un mois». Sa patrie, il allait la découvrir. Et ce qu'il emportait, avec l'uniforme qu'il était si fier de montrer là-bas, c'était une malle remplie de livres. Mais quels livres! Rousseau, bien sûr, et des historiens, des philosophes, Tacite et Montaigne, Platon, Montesquieu, Tite-Live. Et puis des poètes, Corneille, Racine, Voltaire «que nous déclamions journellement», racontait plus tard son frère Joseph. D'ouvrages militaires, point. Le dieu de la guerre était encore dans les limbes. En tout cas, il était en vacances.
Il les fera durer vingt mois, prétextant tour à tour sa santé et des affaires de famille pour obtenir des prolongations de congé. Plus d'un an et demi. C'est beaucoup dans une vie qui sera courte et précipitée, où le temps sera précieux. Mais, en arrivant dans cette Corse qui, de loin, a tant occupé son esprit, il s'aperçoit d'une chose troublante, c'est qu'il en parle mal le langage. Il a oublié le dialecte à tel point qu'il doit se remettre à l'apprendre. Sept années de France ont marqué leur empreinte. Corse, il l'est déjà un peu moins qu'il ne l'imagine, bien qu'il s'applique à l'être avec passion.
Et pourtant, par ce long séjour, il reprend contact avec sa terre. Il a pour elle un amour de tête, l'espèce d'amour la plus obstinée. Il médite toujours d'écrire l'histoire de son île et il recueille des documents, des témoignages. Mais ses journées d'Ajaccio sont tellement prises! Ce qui les remplit, ce sont les affaires de sa famille, les soucis d'argent, cette désolante plantation de mûriers, qui va de mal en pis, la santé de son vieil oncle l'archidiacre, pour lequel il sollicite une consultation du fameux docteur Tissot par une lettre en beau style que le grand praticien laissa sans réponse. Le congé expiré, l'Histoire de la Corse sera encore à l'état de projet.
«Le sieur Napoléon de Buonaparte, lieutenant en second au régiment de La Fère artillerie», écrit pourtant beaucoup. Maintenant ce sont des suppliques. Le voilà devenu solliciteur, comme son père. Letizia le presse d'intervenir auprès des bureaux et des ministres. Elle-même a vainement envoyé réclamation sur réclamation, multiplié les mémoires justificatifs, signés «veuve de Buonaparte», pour obtenir les indemnités promises à la pépinière. Si l'on veut obtenir quelque chose, il faut suivre l'exemple du père, réclamer sur place, s'adresser directement à Versailles. Napoléon fait le voyage. Le voici à Paris, la bourse légère, mais, pour la première fois, libre et grand garçon dans la ville que, de l'École militaire, il avait à peine entrevue.
Visites aux services du contrôle général, attente chez les chefs de bureau, audience du premier ministre, Mgr Loménie de Brienne, prélat ami des philosophes; après quoi, le lieutenant se promène à travers Paris. Un soir de novembre, en sortant du théâtre des Italiens, il parcourait les galeries du Palais Royal quand il rencontra «une personne du sexe». Il lui trouva «un air convenant parfaitement à l'allure de sa personne... Sa timidité m'encouragea et je lui parlai». C'est ainsi que le futur époux d'une archiduchesse connut la femme. Rentré à son modeste hôtel, il écrit,--car il sent toujours le besoin d'écrire--, le compte-rendu de cette rencontre, curieux récit, que l'on croirait cette fois échappé à la plume de Restif de la Bretonne. Mais noircir du papier est chez lui comme une rage. De l'Hôtel de Cherbourg, il datera encore un parallèle entre l'amour de la gloire, qui est le propre des monarchies, et l'amour de la patrie qui n'appartient qu'aux républiques, exemple Sparte et la Corse. Et la Corse reparaît lorsqu'il esquisse une lettre de l'ancien roi de l'île, l'aventurier fantaisiste, Théodore, à milord Walpole pour invoquer la loyauté de l'Angleterre. Ce roi Théodore est celui que Candide avait rencontré dans l'auberge de Venise. Mais notre écrivain ne plaisante pas. Son Théodore est pathétique, et le milord magnanime comme celui de Julie. Walpole arrache Théodore à son cachot de Londres et lui accorde 3.000 livres de pension... L'Angleterre, en 1815, sera moins généreuse avec Napoléon déchu.
De ses démarches, le futur empereur rapporte peu de résultats. A Ajaccio, il retrouve Madame Mère plus que jamais en peine d'argent, parce que le séjour de Paris a coûté cher. A ce moment, elle n'a pas de bonne et elle demande à Joseph, qui est allé à Pise conquérir son diplôme de docteur en droit, de lui ramener une servante «qui fasse notre petite cuisine». Une requête suprême pour les mûriers reste à tenter auprès de l'intendant de la Corse. Napoléon se rend à Bastia. Il y rencontre ses collègues de la garnison, dîne avec eux, les étonne par son «esprit sec et sentencieux», son «ton doctoral», les scandalise par des théories que nous nommerions aujourd'hui autonomistes et séparatistes. Et l'un de ces officiers français lui ayant demandé s'il irait jusqu'à tirer l'épée contre un représentant du roi dont il portait l'habit, Bonaparte, gêné, ne répondit pas. Il se mordit peut-être les lèvres, regrettant d'en avoir trop dit, lui, d'ordinaire renfermé, aussi prudent en paroles qu'il était exalté la plume à la main.
A force de renouveler son congé, il y avait plus de vingt mois qu'il était absent de son corps. En juin 1788, il fallut enfin rejoindre.
Sa garnison était Auxonne, toute petite ville de Bourgogne et siège d'une école d'artillerie que commandait le maréchal de camp baron du Teil, de qui relevait aussi le régiment. Bonaparte y restera jusqu'au mois de septembre 1789 et ce séjour sera fructueux. Car tandis que la France entre en révolution et que le service appelle le jeune lieutenant à la répression des émeutes qui éclatent déjà un peu partout, c'est sa véritable formation, non seulement d'artilleur mais de militaire, qu'il reçoit sous la direction de son chef. Né dans une famille de soldats, enfant de la balle, le général du Teil aimait à enseigner. Il avait le goût d'éveiller les intelligences. Il distingua Bonaparte qui fit avec lui son école d'État-Major. Ce ne furent pas seulement les Principes d'artillerie, les méthodes de tir et «la manière de disposer les canons pour le jet des bombes» que le jeune officier acquit à Auxonne, mais ses premières notions de tactique. Ce fut même davantage. Il s'initia à l'art de la guerre et se pénétra des idées qu'il devait appliquer plus tard.
Arrivé, et arrivé au pouvoir suprême, il dira à Rœderer: «Je trouve toujours à apprendre». Nous avons déjà vu que c'était une de ses facultés maîtresses, que son esprit avait une merveilleuse aptitude à retenir tout ce qui s'y déposait et à en tirer parti. Or le temps de sa formation intellectuelle était celui où une nouvelle doctrine s'était élaborée dans les têtes pensantes de l'armée française. De même qu'on a vu, après 1870, un renouvellement des études militaires, la guerre de Sept ans avait créé le besoin de sortir des anciens systèmes. Rosbach avait produit le même effet que Sedan. Souvent la défaite stimule. Et Comme on ne regarde ordinairement qu'une chose à la fois, il nous semble que la France, dans les années qui précèdent 1789, était occupée tout entière par les débats politiques. Cependant, aux approches de l'orage, une génération d'officiers avait travaillé, réfléchi, vécu dans une fièvre d'idées. Ces soldats écrivains avaient donné une inspiration, une méthode, pour les guerres qui allaient venir. Leurs ouvrages étaient lus et commentés dans les milieux militaires. Les meilleurs chefs en étaient imbus. Bonaparte a connu l'Usage de l'artillerie nouvelle du chevalier du Teil, frère de son général, les Principes de la guerre de montagnes de Bourcet, l'Essai général de tactique de Guibert, le comte de Guibert célèbre alors et pour autre chose que d'avoir eu l'amour de Mademoiselle de Lespinasse. Tous ces auteurs allaient plus loin que Frédéric II. Tenant compte des moyens que donnait le matériel moderne, ils élaboraient de nouvelles règles auxquelles le roi de Prusse n'avait pu penser. Les campagnes de Frédéric dataient déjà. Guibert, du Teil enseignaient une autre façon de faire la guerre.
Les principes qu'appliquera le vainqueur de tant de batailles, on les trouve dans leurs manuels et leurs traités. La stratégie napoléonienne y est en germe. Avoir la supériorité numérique sur un point donné et concentrer les efforts, tenir toujours ses forces réunies par la liaison entre toutes les parties de son armée, surprendre l'ennemi par la rapidité des mouvements (ce que le grognard appellera «faire la guerre avec ses jambes»), ces recommandations simples et claires devaient frapper et séduire l'intelligence de Bonaparte. Il les a appliquées, développées, énoncées, traduites en action, de telle sorte qu'il les a faites siennes et qu'on a pu à bon droit leur donner son nom. Mais c'était encore un héritage et un héritage français. Selon les expressions dont s'est servi l'historien qui de nos jours a renouvelé cette partie de la biographie de Bonaparte, le capitaine Colin: «La génération militaire qui l'a précédé et instruit n'a pu lui inspirer que le désir ardent de réaliser cet idéal de guerre offensive et vigoureuse auquel on se croyait sûr d'atteindre.»
Les théoriciens du nouveau système de combat attendaient même le réalisateur. Il viendrait, avait écrit Guibert, le jour où il aurait à commander une armée nouvelle, une «milice nerveuse». Et l'auteur de l'Essai général de tactique avait prophétisé: «Alors un homme s'élèvera, peut-être resté jusque-là dans la foule et l'obscurité, un homme qui ne se sera fait un nom ni par ses paroles ni par ses écrits, un homme qui aura médité dans le silence, un homme enfin qui aura peut-être ignoré son talent, qui ne l'aura senti qu'en l'exerçant et qui aura très peu étudié. Cet homme s'emparera des opinions, des circonstances, de la fortune, et il dira du grand théoricien ce que l'architecte praticien disait devant les Athéniens de l'architecte orateur: ce que mon rival vous a dit, je l'exécuterai.»
On n'est jamais qu'à demi prophète. Et Guibert n'avait pas prévu le jour où l'homme qu'il avait aperçu dans l'avenir ne commanderait plus une «milice nerveuse» mais une immense armée, où il aurait, non plus à entraîner quelques divisions dans les plaines d'Italie, mais à manier de grandes masses et à soutenir des batailles de nations. La guerre changerait de face. La méthode de Guibert ne suffirait plus, la stratégie napoléonienne serait désorientée. Ce jour-là, Napoléon, bien qu'il affirmât que rien n'était impossible, éprouvera la difficulté de se renouveler.
Ainsi les mois d'Auxonne seront des temps de travail et d'étude. Là encore s'exerce le don que Bonaparte a reçu en naissant et qui a été rarement poussé aussi loin, le don d'apprendre, de retenir, d'employer les connaissances qui viennent à sa portée. Il profitait au polygone et partout. Un jour, il est mis aux arrêts: «Heureux accident», dira son admirateur Rœderer. Dans la chambre où il reste enfermé vingt-quatre heures, il n'y a qu'un livre, les Institutes de Justinien. Il dévore le poudreux in-folio. Près de quinze ans plus tard, pendant la rédaction du Code civil, il étonnera le Conseil d'État en citant les lois romaines. D'une lecture de hasard, il avait assez retenu pour se trouver à l'aise avec de vieux juristes.
Pour que ces provisions de savoir pussent servir, pour que le lecteur du Digeste devînt législateur suprême, il fallait d'immenses événements. Ils approchaient. C'est d'Auxonne que Bonaparte assista aux débuts de la Révolution et dans un esprit qu'il importe de discerner et de définir, car une autre explication de sa carrière, et non pas la moindre, est là.
Aujourd'hui, la Révolution, rangée dans la catégorie des phénomènes politiques à laquelle elle appartient, se dépouille de sa légende. Elle a eu un développement qui s'est répété ailleurs, une pathologie qui n'est pas une exception. Elle a commencé par des désordres vulgaires, qui ont précédé et suivi la prise de la Bastille. Il y eut de ces désordres partout. Il y en eut dans la région bourguignonne où se trouvait le régiment de Bonaparte. Militaire, il participa aux répressions. Au mois d'avril 1789, envoyé avec sa compagnie à Seurre où des troubles avaient éclaté, il eut une contenance énergique et dissipa un rassemblement tumultueux en donnant à haute voix l'ordre de charger les armes et en criant à la foule: «Que les honnêtes gens rentrent chez eux, je ne tire que sur la canaille.» Revenu à Auxonne, il y fut témoin de scènes plus graves. Le 19 juillet, comme dans un grand nombre de villes, la population envahit les bureaux d'octroi, brisant tout, lacérant les registres et les rôles, car, selon la remarque désabusée que Carnot faisait plus tard, les révolutions ont pour raison profonde la haine des impôts. Le mois suivant, nouveau symptôme de décomposition; la série des séditions militaires commençait. Le régiment de La Fère imita les autres, somma le colonel de lui livrer la caisse régimentaire et les mutins furent victorieux.
C'est comme un étranger à la solde de la France que le lieutenant Bonaparte regarde ces événements. Soldat, et discipliné, il n'hésiterait pas à tirer sur l'émeute s'il en recevait l'ordre. Il n'a de goût ni pour les mutineries ni pour les insurrections. Seulement il juge tout comme quelqu'un qui, au fond, n'est pas du pays. Sans doute, par ses lectures, il est porté vers les idées nouvelles. Quelques-uns de ses camarades le sont aussi et ceux-là rêvent une régénération de la France. Quant à lui, il calcule l'affranchissement de la Corse. D'autres ont des sentiments royalistes. Où les eût-il acquis? L'heure venue, rien n'attachera au passé ce naturalisé de fraîche date. Mais s'il ne peut aimer l'ancien régime, il ne le déteste pas non plus. Position privilégiée, presque unique, qui lui permettra plus tard, dans une liberté d'esprit complète, de garder une part de la Révolution et de rétablir quelques-unes des institutions renversées, de prendre à son service des émigrés aussi bien que des régicides. N'ayant pas plus de regrets que de rancune pour la monarchie qui allait sombrer, il ne se sentira de devoirs ni envers elle, ni envers la République. Dans le drame qui se jouait en France, il était spectateur en attendant d'être arbitre.
Les sentiments républicains qu'il avait pris dans le culte de Paoli autant que dans la lecture de Rousseau et qui lui faisaient déjà échanger des coups de pied sous les tables de l'École militaire avec Phélipeaux, se montèrent sans doute aux nouvelles de Paris. Pourtant, il gardait la tête froide. Dépourvu d'argent, il ne sort guère de sa chambre que pour le service. Il ne cesse de lire, il écrit avec abondance, en français toujours, car on n'a pas de lui une page en italien, bien que son français soit émaillé d'italianismes et de fautes d'orthographe. Et, sur les livres les plus divers, religions et mœurs de l'Orient, histoire de l'Église, constitution de la Suisse, il prend force notes, selon la bonne méthode, celle de l'adage ancien qui dit que la lecture sans la plume n'est qu'une rêverie. Il ne renonce même pas à la littérature, et, de cette époque, datent encore deux petits récits que nous appellerions des «nouvelles». Puis, tour à tour, il analyse la République de Platon et l'histoire de Frédéric II. Il met de côté une fiche sur les résultats financiers de la Compagnie des Indes, une autre sur le budget de Necker. Et, dans ces papiers, se trouvent aussi les statuts de l'association régimentaire des jeunes officiers, qui était en usage dans l'ancienne armée et qu'on appelait la Calotte. Bonaparte a rédigé les articles de ce projet, destiné aux lieutenants de La Fère, avec autant de sérieux que s'il se fût agi de donner une Constitution à un grand pays.
Que fait donc Bonaparte tandis qu'à Paris la Révolution commence? Il écrit, il écrit toujours. Il a soumis son Histoire de la Corse, enfin composée sous forme de lettres, à l'un de ses anciens maîtres de Brienne, le P. Dupuy. Le 15 juillet 1789, il reçoit les premières observations du Minime, qui corrige le style, redresse des expressions fautives, efface des passages emphatiques. Le jeune auteur, tout à son ouvrage, n'est pas troublé par les nouvelles de Paris comme le fut, dit-on, le philosophe Kant, qu'on vit pour la première fois dérangé dans sa promenade lorsqu'il apprit l'assaut de la Bastille. La chute de la vieille forteresse ne figure pas plus dans les papiers du lieutenant que dans le journal de Louis XVI.
Chose plus importante pour l'orientation de sa vie, il sera absent de France durant la plus grande partie de la période vraiment révolutionnaire, la période de l'enthousiasme. Il sera en Corse du mois de septembre 1789 jusqu'à la fin de janvier 1791, puis d'octobre 1791 à avril 1792, enfin d'octobre 1792 à juin 1793. Il aura vu des épisodes de la Révolution française. Il ne l'aura pas vécue, il n'en aura respiré les passions que de loin, et, surtout, il ne s'y sera ni engagé ni compromis. Il y entrera quand elle sera déjà faite. De la tête et du cœur, il sera aussi libre envers la République qu'envers la royauté déchue.
A son deuxième congé, partait-il pour la Corse avec la pensée d'y jouer un grand rôle et d'être un autre Paoli? Si précoce qu'il fût, il était pourtant à l'âge du désintéressement et de l'idéalisme. Et, pour les grandes ambitions, il était pareillement trop jeune. L'âge, les dates, l'harmonieux concours des circonstances le serviront encore ici. Plus vieux, plus mûr, pourvu d'un grade supérieur et plus en vue, peut-être eût-il, dans son pays, brigué et obtenu un siège de député aux assemblées révolutionnaires. Alors, encore une fois, sa destinée tournait, sa carrière était manquée.
Avec son frère Joseph, il fit bien de la politique en Corse mais assez petitement, quoiqu'il se remuât beaucoup. D'abord, en débarquant, une déception l'attendait. La réalité ne répondait pas à ce qu'il imaginait ni à ce que les idéologues lui avaient appris. La République idéale, est-ce cela? Les citoyens de la nouvelle Sparte sont loin de partager son zèle pour la Révolution libératrice. Il trouve l'île divisée en clans et en factions. Tout de suite des notables comme Pozzo di Borgo et Peraldi, influents par leur nombreuse clientèle, auprès de qui les deux frères Bonaparte sont d'infimes personnages, se dressent contre lui. Il se heurte aux conservateurs, aux réactionnaires qui accueillent avec méfiance ou qui rejettent les idées de Paris, et ce sera bien pire quand la question religieuse s'en mêlera. De là résulte pour le politicien novice une conséquence décisive. Ayant embrassé le parti de la Révolution dans l'intérêt de la Corse, il ne peut, dans son île, combattre la contre-révolution sans se ranger parmi les patriotes et s'enrôler, à son insu, dans le parti français. Il est conduit, pour la même raison, à se réjouir comme d'une victoire sur les aristocrates du décret de la Constituante qui proclame la Corse partie intégrante du territoire et qui en fait deux départements pareils aux autres. Débarqué à Ajaccio avec les sentiments d'un autonomiste, sa doctrine, d'après laquelle il fallait être pour la Révolution parce que la Révolution délivrerait l'île de la tyrannie, le met du côté des unificateurs, c'est-à-dire du côté de la France. Il n'en sortira plus. A la fin, il se séparera de Paoli lui-même, parce que le défenseur de l'indépendance, son dieu, son héros, à qui la candeur des Constituants avait rouvert la Corse, voudra la livrer aux Anglais, considérant que le Français, avec la cocarde tricolore comme avec la cocarde blanche, est toujours l'ennemi.
Ainsi, ce furent surtout des déboires que Napoléon emporta de ses séjours successifs dans sa première patrie, jusqu'au moment où elle le rejeta tout à fait. Pourtant cette école lui fut encore utile. Elle lui apprit la politique et les hommes, la ruse et l'action. Mêlé aux élections départementales où il pousse son frère Joseph, mêlé aux soulèvements qui éclatent dans l'île contre les administrateurs français, il se forme aux coups de main, à l'intrigue et au mépris de la légalité. Il acquiert une expérience précoce et perd à chaque pas quelques illusions sur les hommes. Il a encore le feu de l'enthousiasme lorsqu'il rédige sa Lettre à Buttafuoco où il couvre d'injures emphatiques ce député de la noblesse aux États-Généraux, ce traître qui cherche à mettre l'Assemblée en garde contre l'héroïque Paoli. La municipalité d'Ajaccio accorda à la lettre vengeresse les honneurs de la publication et l'infatigable noircisseur de papier eut la joie de se voir imprimé. Mais Paoli accueillit froidement la brochure et Bonaparte, qui a fait traîner son congé, repart pour la France avec cette légère mortification, premier nuage sur son enthousiasme. Malgré son dévouement, il est suspect aux paolistes à cause de l'uniforme qu'il porte et qui le rend trop Français pour eux.
Rentré à son régiment, il passe bientôt lieutenant en premier et il est envoyé à Valence. De Corse, il a ramené son frère Louis dont il surveillera les études. Et il reprend la vie de garnison, d'autant plus austère que la solde doit maintenant suffire à deux.
Des lectures toujours, et un griffonnage ardent. Ce jeune homme est-il un militaire, un politicien ou un littérateur? Il est tout cela à la fois. En 1791, de la plume qui vient de rédiger pour Joseph des professions de foi électorales, il concourt pour le prix de l'académie de Lyon. Il y a douze cents livres à gagner et elles ne seraient pas superflues dans la gêne où il est, avec son jeune frère à sa charge. Le sujet proposé était aussi loin de l'artillerie que des querelles corses: Quelles vérités et quels sentiments il importe le plus d'inculquer aux hommes pour leur bonheur. Sur ce thème, il brode quarante pages auxquelles ne manquent ni le talent, ni même une certaine poésie, ni surtout l'enflure. Bonaparte n'obtiendra pas le prix mais il a écrit son traité avec complaisance. Il s'y est préparé en collectionnant dans un cahier spécial des expressions pour s'entraîner au beau style. Bref il n'est pas loin de sentir en lui un auteur.
Et puis il commence à se déniaiser. Il se civilise. Les agitations d'Ajaccio lui ont fait du bien et, à Valence, on le trouve changé à son avantage, sociable, beaucoup plus gai, peut-être seulement un peu trop républicain. Ayant mordu à la politique, il s'inscrit à la Société des amis de la Constitution, il y prend même la parole, sans s'apercevoir que plus il s'intéresse à ce qui se passe en France, plus il s'éloigne de son autre patrie.
Il conciliait ainsi beaucoup d'états divers, celui d'officier-gentilhomme, de Corse, de philosophe et d'écrivain, d'orateur de club, lorsque se produisit l'événement de Varennes. Le départ de Louis XVI, son humiliant retour à Paris laissaient prévoir le renversement de la monarchie. C'est ainsi que le comprirent les militaires auxquels fut demandé un nouveau serment, bien plus grave que l'autre puisqu'il devait être écrit et prêté à l'Assemblée seule. Beaucoup d'officiers refusèrent, se regardant comme engagés d'honneur envers le roi. Ceux-là émigreront et Napoléon, qui avait connu leurs scrupules de conscience, sera indulgent à ces émigrés. D'autres jurèrent, quelquefois avec enthousiasme, le plus souvent avec résignation, soit parce que, militaires avant tout, ils avaient le goût de leur métier, soit parce qu'il leur répugnait de quitter la France, soit enfin parce qu'ils n'avaient pas d'autre ressource que leur solde. Ainsi le général du Teil consentit à servir la Révolution qu'il n'aimait pourtant pas. Il fut mal récompensé car on le fusilla en 1794.
Quant à Bonaparte, pourquoi eût-il hésité? Rien ne l'attachait aux Bourbons ni à la monarchie. Aussi bien que la Révolution, il eût servi le grand Turc, chose à laquelle, dans une heure de détresse, il pensera un peu plus tard. Et, sur le moment, il ne s'aperçut pas que l'émigration, en dépeuplant les cadres, lui donnait des chances d'avancer comme les événements apportaient aux militaires des chances de se signaler.
Pour qu'il fît une carrière en France, pour que son adhésion au régime nouveau lui profitât, il fallait qu'il se déprît enfin de cette Corse, de cette ensorceleuse à laquelle il revenait avec obstination. Pour son bonheur, celle qui l'avait séduit se chargera de le repousser. Il y a ainsi des hommes qui, avec leur liberté, doivent leur fortune à une déception de jeunesse et à un bienfaisant chagrin d'amour.