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SCÈNE IV. — HARPAGON, seul.
ОглавлениеVoilà un pendard de valet qui m’incommode fort ; et je ne me plais point à voir ce chien de boiteux-là. Certes, ce n’est pas une petite peine que de garder chez soi une grande somme d’argent ; et bien heureux qui a tout son fait bien placé, et ne conserve seulement que ce qu’il faut pour sa dépense ! On n’est pas peu embarrassé à inventer, dans toute une maison, une cache fidèle ; car, pour moi, les coffres-forts me sont suspects, et je ne veux jamais m’y fier. Je les tiens justement une franche amorce à voleurs ; et c’est toujours la première chose que l’on va attaquer.
SCÈNE V. — HARPAGON, ÉLISE et CLÉANTE, parlant ensemble, et restant dans le fond du théâtre.
HARPAGON, se croyant seul.
Cependant je ne sais si j’aurai bien fait d’avoir enterré dans mon jardin dix mille écus qu’on me rendit hier. Dix mille éçus en or chez soi est une somme assez... (A part, apercevant Élise et Clêante.) O ciel ! je me serai trahi moi-même ! la chaleur m’aura emporté, et je crois que j’ai parlé haut en raisonnant tout seul. (A Clêante et à Élise.) Qu’est-ce ?
CLÉANTE
Rien, mon père.
HARPAGON
Y a-t-il longtemps que vous êtes là ?
ÉLISE
Nous ne venons que d’arriver.
HARPAGON
Vous avez entendu...
CLÉANTE
Quoi, mon père ?
HARPAGON
Là...
ÉLISE
Quoi ?
HARPAGON
Ce que je viens de dire ?
CLÉANTE
Non.
HARPAGON
Si fait, si fait.
ÉLISE
Pardonnez-moi.
HARPAGON
Je vois bien que vous en avez ouï quelques mots. C’est que je m’entretenois en moi-même de la peine qu’il y a aujourd’hui à trouver de l’argent, et je disois qu’il est bien heureux qui peut avoir dix mille écus chez soi.
CLÉANTE
Nous feignions1 à vous aborder, de peur de vous interrompre.
Feindre dans le sens d’hésiter.
HARPAGON
Je suis bien aise de vous dire cela, afin que vous n’alliez pas prendre les choses de travers, et vous imaginer que je dise que c’est moi qui ai dix mille écus.
CLÉANTE
Nous n’entrons point dans vos affaires.
HARPAGON
Plût à Dieu que je les eusse, dix mille écus !
CLÉANTE
Je ne crois pas...
HARPAGON
Ce seroit une bonne affaire pour moi.
ÉLISE
Ce sont des choses...
HARPAGON
J’en aurois bon besoin.
CLÉANTE
Je pense que...
HARPAGON
Cela m’accomoderoit fort.
ÉLISE
Vous êtes...
HARPAGON
Et je ne me plaindrois pas, comme je fais, que le temps est misérable.
CLÉANTE
Mon Dieu ! mon père, vous n’avez pas lieu de vous plaindre, et l’on sait que vous avez assez de bien.
HARPAGON
Comment, j’ai assez de bien ! Ceux qui le disent en ont menti. Il n’y a rien de plus faux ; et ce sont des coquins qui font courir tous ces bruits-là.
ÉLISE
Ne vous mettez point en colère.
HARPAGON
Cela est étrange, que mes propres enfants me trahissent, et deviennent mes ennemis !
CLÉANTE
Est-ce être votre ennemi que de dire que vous avez du bien ?
HARPAGON
Oui. De pareils discours, et les dépenses que vous faites, seront cause qu’un de ces jours on viendra chez moi me couper la gorge, dans la pensée que je suis tout cousu de pistoles.
CLÉANTE
Quelle grande dépense est-ce que je fais ?
HARPAGON
Quelle ? Est-il rien de plus scandaleux que ce somptueux équipage que vous promenez par la ville ? Je querellois hier votre sœur ; mais c’est encore pis. Voila qui crie vengeance au ciel ; et, à vous prendre depuis les pieds jusqu’à la tête, il y auroit là de quoi faire une bonne constitution. Je vous l’ai dit vingt fois, mon fils, toutes vos manières me déplaisent fort ; vous donnez furieusement dans le marquis ; et, pour aller ainsi vêtu, il faut bien que vous me dérobiez.
CLÉANTE
Eh ! comment vous dérober ?
HARPAGON
Que sais-je, moi ? Où pouvez-vous donc prendre de quoi entretenir l’état que vous portez ?
CLÉANTE
Moi, mon père ? c’est que je joue ; et, comme je suis fort heureux, je mets sur moi tout l’argent que je gagne.
HARPAGON
C’est fort mal fait. Si vous êtes heureux au jeu, vous en devriez profiter, et mettre à honnête intérêt l’argent que vous gagnez, afin de le trouver un jour. Je voudrois bien savoir, sans parler du reste, à quoi servent tous ces rubans dont vous voilà lardé depuis les pieds jusqu’à la tête, et si une demi-douzaine d’aiguillettes ne suffit pas pour attacher un haut-de-chausses. Il est bien nécessaire d’employer de l’argent à des perruques, lorsque l’on peut porter des cheveux de son cru qui ne coûtent rien ! Je vais gager qu’en perruques et rubans il y a du moins vingt pistoles ; et vingt pistoles rapportent par année dix-huit livres six sous huit deniers, à ne les placer qu’au denier douze1.
Un denier d’intérêt pour douze prêtés, c’est-à-dire à huit un tiers pour cent comme on dirait aujourd’hui.
CLÉANTE
Vous avez raison.
HARPAGON
Laissons cela, et parlons d’autre affaire. (Apercevant Cléante et Élise qui se font des signes.) Eh ! (Bas, à part.) Je crois qu’ils se font signe l’un à l’autre de me voler ma bourse. (Haut.) Que veulent dire ces gestes-là ?
ÉLISE
Nous marchandons, mon frère et moi, à qui parlera le premier ; et nous avons tous deux quelque chose à vous dire.
HARPAGON
Et moi, j’ai quelque chose aussi à vous dire à tous deux.
CLÉANTE
C’est de mariage, mon père, que nous désirons vous parler.
HARAPGON
Et c’est de mariage aussi que je veux vous entretenir.
ÉLISE
Ah ! mon père !
HARPAGON
Pourquoi ce cri ? Est-ce le mot, ma fille, ou la chose qui vous fait peur ?
CLÉANTE
Le mariage peut nous faire peur à tous deux, de la façon que vous pouvez l’entendre ; et nous craignons que nos sentiments ne soient pas d’accord avec votre choix.
HARPAGON
Un peu de patience ; ne vous alarmez point. Je sais ce qu’il faut à tous deux, et vous n’aurez, ni l’un ni l’autre, aucun lieu de vous plaindre de tout ce que je prétends faire ; et, pour commencer par un bout (à Cléante), avez-vous vu, dites-moi, une jeune personne appelée Mariane, qui ne loge pas loin d’ici ?
CLÉANTE
Oui, mon père.
HARPAGON, à Élise.
Et vous ?
ÉLISE
J’en ai ouï parler.
HARPAGON
Comment, mon fils, trouvez-vous cette fille ?
CLÉANTE
Une fort charmante personne.
HARPAGON
Sa physionomie ?
CLÉANTE
Tout honnête et pleine d’esprit.
HARPAGON
Son air et sa manière ?
CLÉANTE
Admirables, sans doute.
HARPAGON
Ne croyez-vous pas qu’une fille comme cela mériteroit assez que l’on songeât à elle ?
CLÉANTE
Oui, mon père.
HARPAGON
Que ce seroit un parti souhaitable !
CLÉANTE
Très souhaitable.
HARPAGON
Qu’elle a toute la mine de faire un bon ménage ?
CLÉANTE
Sans doute.
HARPAGON
Et qu’un mari auroit satisfaction avec elle ?
CLÉANTE
Assurément.
HARPAGON
Il y a une petite difficulté : c’est que j’ai peur qu’il n’y ait pas avec elle tout le bien qu’on pourroit prétendre.
CLÉANTE
Ah ! mon père, le bien n’est pas considérable1, lorsqu’il est question d’épouser une honnête personne.
Digne de considération, d’attention.
HARPAGON
Pardonnez-moi, pardonnez-moi. Mais ce qu’il y a à dire, c’est que, si l’on n’y trouve pas tout le bien qu’on souhaite, on peut tâcher de regagner cela sur autre chose.
CLÉANTE
Cela s’entend.
HARPAGON
Enfin, je suis bien aise de vous voir dans mes sentiments : car son maintien honnête et sa douceur m’ont gagné l’âme, et je suis résolu de l’épouser, pourvu que j’y trouve quelque bien.
CLÉANTE
Heu ?
HARPAGON
Comment ?
CLÉANTE
Vous êtes résolu, dites-vous...
HARPAGON
D’épouser Mariane.
CLÉANTE
Qui ? Vous, vous ?
HARPAGON
Oui, moi, moi, moi. Que veut dire cela ?
CLÉANTE
Il m’a pris tout à coup un éblouissement, et je me retire d’ici.
HARPAGON
Cela ne sera rien. Allez vite boire dans la cuisine un grand verre d’eau claire.