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De Paris à Anvers

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Le samedi 30 novembre 1893, en prenant congé des Barcelonais qui nous avaient comblés d’amabilités, de gentillesses, pendant la durée du Congrès auquel nous avions assisté, nous disions à quelques-uns d’entre eux que nous serions heureux d’avoir le plaisir de les retrouver à Anvers, l’année suivante.

Dans le but de prendre part à celui-ci, nous quittions Paris, le mercredi 15 août 1894, nous rendant d’abord à Bruxelles, avec une dame qui s’était liée avec nous, à Neuchatel, et qui était bien la plus aimable compagne de route qu’on pût rencontrer.

Au lieu d’utiliser les cartes ordinaires pour ces sortes de réunions, nous avions préféré profiter des billets de voyage circulaire, à prix réduit, que la Compagnie des chemins de fer du Nord délivrait, à l’occasion de l’Exposition d’Anvers, «en Belgique, Hollande et le Rhin».

Un incident marqua notre départ pour ce voyage, qui devait donner lieu à plusieurs autres peu communs.

Tandis que je surveillais l’enregistrement de nos bagages, une jeune dame, tout en pleurs, ayant l’air d’une bonne bourgeoise, se voyant pour la première fois éloignée de son intérieur, vint sangloter auprès de ma femme, la suppliant «puisqu’elle avait dans la physionomie quelques traits de ressemblance avec sa bonne Reine», de vouloir bien lui indiquer comment elle devait s’y prendre pour retourner dans sa famille: son mari, sans doute pour se débarrasser d’elle, l’avait amenée à Paris, et abandonnée à la gare, depuis le matin. Comme elle demandait aussi qu’on voulût lui permettre de faire route avec nous, je la conduisis au guichet pour qu’elle y prit un billet, la fis se restaurer au Buffet et monter ensuite dans notre compartiment, où cette malheureuse nous émut réellement, au récit de ses infortunes conjugales, tout en ne cessant de nous remercier du service que nous lui rendions.

En perdant son Roi pour se donner un bien trop grand nombre de Maîtres, fort indignes d’elle, la France s’est dépouillée de ce qui faisait sa force, sa gloire, sa puissance, son bon renom à l’étranger.

On s’en aperçoit surtout dès qu’on franchit la frontière d’un pays voisin.

A Quévy, première gare belge, tout y est plus propre que dans nos stations françaises; les douaniers, les employés de chemins de fer, les agents de police sont moins débraillés, plus réservés. On voit qu’ils se sentent dans la main d’un chef sachant faire respecter une discipline et des règlements.

L’Exposition d’Anvers attirait en Belgique une telle affluence d’étrangers qu’il nous fallut frapper à la porte de quatre des principaux hôtels de Bruxelles avant d’y trouver un gîte.

Le lendemain nous visitions les monuments importants: la Cathédrale Sainte-Gudule, l’Hôtel de Ville, le Palais du Parlement, la Bourse, la Poste, le Palais de Justice, encore inachevé, etc.

Forcés de nous abriter contre la pluie, une partie de l’après-midi, dans un café des Galeries Saint-Hubert, le téléphone nous permit de nous assurer que la difficulté de se loger était encore plus grande à Anvers que dans la Capitale.

Ayant à nous installer pour la durée du Congrès, nous quittions Bruxelles le lendemain matin, passions à regret à Malines, sans nous y arrêter, pour arriver à Anvers vers dix heures et quart.

Nos chambres ayant été retenues parmi celles dont le Grand Hôtel s’était assuré la disposition en ville, un chasseur nous y conduisit, 11, rue de la Comédie, en face le Théâtre-Royal.

Lorsque je retournai à la gare pour y chercher nos bagages, et que je donnai au cocher de fiacre l’adresse ci-dessus, il me lança l’apostrophe suivante qui me divertit beaucoup, tant elle était nouvelle pour moi, mais bien caractéristique d’ingénieuse couleur locale.

«Tu joues sans doute au Théâtre? alors tu me donneras des billets, pour une fois, sais-tu?...»

Sur ma réponse mi-affirmative, un vigoureux coup de fouet cingla si fortement les flancs amaigris du pauvre cheval qu’il partit à une allure sans nul doute peu habituelle.

Malgré un souvenir qui attristait encore la Cour et beaucoup de patriotes belges, les organisateurs du Congrès s’étaient ingéniés à nous rendre notre séjour aussi agréable que possible.

Nos cartes de congressistes nous donnaient accès gratuit aux Musées et à la vue, dans les Eglises, de tous les chefs-d’œuvre des Maîtres flamands, dont elles sont ornées. Les réceptions à l’Hôtel de Ville, les visites au Musée Plantin, au Jardin zoologique, à l’Harmonie, furent charmantes, et le banquet du Cercle artistique somptueux. Placés à côté de convives fort aimables, nous y apprîmes beaucoup de choses.

En quittant la table, après les discours habituels, un de nos voisins nous conduisit devant les bustes et les portraits des Souverains qui ornaient la salle, voulant, disait-il, nous faire juger les traits de ressemblance qu’il avait remarqués, comme la malheureuse de la Gare du Nord, entre «son auguste Reine» et ma femme. Cette attention était trop flatteuse pour n’en pas garder un excellent souvenir.

La promenade sur le Bas-Escaut, à bord de la frégate Emeraude, fut gâtée par une pluie diluvienne qui commença sitôt après notre embarquement, pour ne cesser qu’à notre rentrée en ville; mais ce ciel, d’un bleu brumeux si accentué, que je contemplais pour la première fois, me fit rectifier l’erreur que j’avais commise souvent jusque-là, en critiquant sévèrement des ciels de tableaux qui pourtant reproduisaient exactement ce que j’avais sous les yeux.

Au cours de cette excursion, on nous indiquait quelques-uns des emplacements, fort bien dissimulés, de batteries commandant le fleuve; puis on nous faisait remarquer combien le déplacement de bancs de sable créait de difficultés à la grande navigation, par les temps de brouillard si fréquents dans cette région.

A la frontière hollandaise, ceux que ne rebutaient ni la pluie, ni la boue, descendirent à terre pour visiter un curieux petit village protégé contre les inondations par une dune, sur la crête de laquelle il nous fallut patauger à l’aller et au retour.

Une jeune et charmante Néerlandaise, dans son ravissant costume de riche paysanne, posa plusieurs fois devant les objectifs de quelques amateurs de photographie instantanée. Mais le coup d’œil le plus curieux était peut-être celui que présentait le pont de la frégate, où une manie d’arriver toujours en avance m’avait permis, au départ, de choisir deux places bien abritées pour mes compagnes de route.

Je décrirais plus longuement la scène du copieux lunch, sous la tente de ce bateau, par un vrai temps de rafale, s’il ne me fallait parler d’une Princesse non Royale, je m’empresse de l’écrire, dont la Chronique mondaine s’occupa souvent, et qui vint au Congrès en compagnie de son... quatrième fiancé, avec lequel elle devait, disait-on, bientôt convoler en justes noces.

Comme elle mourut peu de temps après, il me paraît plus charitable de réciter, à son intention, un Requiescat in pace!

Il n’entre pas dans le cadre de cet ouvrage de décrire, ni de faire la critique de l’Exposition, des Eglises, des Musées, des Monuments, ni du très Grand Port anversois: nous en étions tous si émerveillés, que des voyages qu’il m’a été possible de faire, hors de France, celui-ci, avec son prolongement par le Tour de Hollande, reste un de ceux dont le souvenir m’est toujours très agréable.

Les statistiques de l’époque permettent de se rendre compte de l’état du commerce, du chiffre d’affaires que fit la Belgique au cours de cette année 1894.

Notre séjour à Bruxelles, à Anvers; ce que je vis à notre retour, en passant à Liège, à Namur, me permit, comme je l’avais fait lors de mes voyages en Angleterre, depuis 1889; à Neuchatel, à Berne, en 1891; à Barcelone, en 1893, de constater les conditions très avantageuses d’existence faites aux habitants de ces pays, comparativement avec celles que nous subissons en France, et notamment à Paris.

De plus, les grands travaux en cours d’exécution; ceux qu’on projetait sur toute l’étendue du Royaume; cette géniale inspiration Royale de penser à créer, au moyen du Congo belge, une sorte de déversoir national pour l’excédent de population; celui de surproduction industrielle du pays, permettaient aux moins clairvoyants de se rendre pourtant bien compte qu’une main vigilante et ferme dirigeait ce peuple vers un très grand état de prospérité.

J’en eus une autre preuve au cours d’une longue conversation avec le général commandant la Place d’Anvers, auquel j’exprimais toute l’admiration que j’avais pour son Souverain, sa grande intelligence, sa science profonde des affaires, son infatigable activité. Voici les propres paroles du général qui peuvent, je crois, être reproduites sans inconvénient:

«Le commandement que j’exerce me met en relations parfois directes et assez fréquentes avec le Roi. J’ai eu maintes fois l’occasion de constater que Sa Majesté ne confie jamais de mission importante à quelqu’un sans s’être assurée, par Elle-même, de l’intelligence des personnes qu’Elle honore de sa confiance. De plus, par ordre du Roi, des instructions ministérielles spéciales, très rigoureuses, ont été transmises à tous les chefs de service, pour arriver à la plus grande simplification possible des formalités administratives; à la réduction de ce qu’on appelle vulgairement la paperasserie; enfin, à la plus prompte, à la plus équitable solution des affaires».

Une telle initiative a produit, on peut s’en convaincre, tous les heureux résultats qu’en espérait son Auteur.

Il convient d’ajouter à ce qui précède que toutes les classes de la société belge ont fait preuve d’une sagacité rare en se rangeant à la suite du Roi, pour l’aider, le soutenir, l’encourager dans les grandioses efforts qu’il a dû faire afin de procurer à son pays la situation très florissante où il l’a placé.

Quel exemple pour nous! Comme devraient bien se modeler sur les Belges:

notre clergé où sont encore embusqués tant d’aveuglés de démocratie, tant d’embourbés du ralliement, cachant leurs opinions erronées de bonapartisme sous ces euphémismes de mauvais aloi, au point de n’avoir plus, par ambition, ou par cupidité, conscience et souvenir, ni des importantes donations faites à l’Eglise par nos Rois, ni de la manière criminelle, brutale, déloyale, dont la Révolution, les deux Empires, la République, ont traité : et la Religion catholique et les Souverains Pontifes;

notre noblesse dans laquelle, à côté de quelques admirables caractères, on rencontre tant d’imposteurs, descendus au rang de cyniques charlatans, traînant dans la boue des noms glorieux, ou exploitant, avec un cabotinage éhonté, des titres de contrebande, achetés à l’encan, sur le marché de la Foire aux vanités;

notre bourgeoisie si méprisable d’ambition puérile ou d’égoïsme prétentieux, qui fournit tant de viveurs paresseux, n’ayant trop souvent que le jeu pour occupation et pour ressources;

notre parlementarisme, composé en grande majorité, de perroquets ignares, d’intrigants grotesques, d’ivrognes abrutis, de politiciens déloyaux, plus vicieux que des retours de bagne, gagnant les indemnités qu’ils s’allouent infiniment moins honnêtement que le dernier des membres de la C. G. T. ne le ferait pour son salaire;

notre haut fonctionnarisme, protégé ou suppôt des parlementaires, dont le plus grand nombre s’est courbé, avili, traîné aux pieds de tous les forbans qui, depuis soixante ans, ont deshonoré, pillé, trahi, vendu la France; gagnant leurs appointements à l’instar de leurs protecteurs, et ne quittant leurs emplois que pour se constituer les Amis à tout faire, non plus des tricoteuses, mais des hystériques édentées, émaillées, peinturlurées du Régime;

tous ceux, enfin, auxquels l’Université napoléonienne ou républicaine a enlevé jusqu’aux notions élémentaires des traditions nationales, du respect des ancêtres, des devoirs que nécessitent la défense de la Famille et de la Patrie, pour les réduire à la mendicité constante, à la servilité continue d’un bas fonctionnarisme dont le nombre, augmentant sans cesse, indique bien le degré d’abjection.

Malgré la parfaite amabilité du plus grand nombre des congressistes belges, nous emportions deux déceptions à la suite des huit jours passés dans la très artistique, très industrieuse et très riche cité flamande.

Dès notre arrivée, il avait été facile de remarquer que les Allemands, venus en grand nombre au Congrès, semblaient déjà considérer Anvers comme pays conquis, tant ils avaient l’air et le désir de vouloir s’y installer définitivement.

La seconde, non moins pénible, causée par un incident habilement préparé, fut plus remarquée et vivement, désagréablement commentée; en voici la cause et le prétexte.

Aux séances des 22 et 24 août, on eut la stupéfaction de voir le Président , élu par une Association fondée soi-disant pour défendre les droits desauteurs, combattre, avec son réel talent oratoire, les propositions faites en vue de garantir ces auteurs contre l’indélicatesse bien connue de certains éditeurs, trop peu scrupuleux dans l’établissement et la véracité de leurs comptes.

Celle que je présentai, après l’avoir déjà formulée à Neuchatel, trois ans auparavant, consistait simplement à faire adopter, jusqu’à ce qu’on eût trouvé mieux, le numérotage de chaque exemplaire d’une édition, et celui des éditions, pour le cas où il y aurait eu plusieurs de celles-ci.

Ma proposition, pourtant aussi simple que rationnelle, fut vivement critiquée par le Président qui la considérait comme «impraticable et trop onéreuse, pour l’éditeur, quand il s’agirait de tirages aussi importants que ceux des romans de E. Zola», l’auteur alors en vogue.

J’eus beau répondre que cette prétendue difficulté était considérée comme insignifiante, lors des émissions de titres des grandes Sociétés financières; une forte majorité vota contre moi, puis l’étude de tels moyens fut encore ajournée à un autre Congrès.

On vit alors se produire un fait peu banal, méritant d’autant plus d’être cité que je ne crois pas qu’il ait été publié jusqu’ici.

Henri Becque , demandant la parole, s’écria dans une de ces spirituelles boutades dont il avait le secret:

«Messieurs, après le résultat du vote indigne auquel le Congrès vient de procéder, s’il existe, dans le monde entier, un éditeur auquel un honnête homme puisse serrer la main sans se déshonorer, je demande qu’on ouvre une souscription pour lui élever une statue et je m’inscris pour vingt francs» !...

On sut, peu après, que l’attitude du Président de l’Association avait été pour ainsi dire forcée, parce qu’il était choisi comme devant plaider, en qualité d’avocat défenseur d’un de ces éditeurs trop célèbres, auquel un futur académicien voulait intenter un procès, pour un cas analogue à celui dont on étudiait les moyens d’empêcher le renouvellement.

Personnellement peu satisfait de l’accueil fait à ma proposition, nous quittions Anvers dès le matin du 25 août, en y laissant pour faible souvenir le Sonnet suivant, que m’inspirèrent les chefs-d’œuvre et le monument du grand peintre flamand.

A RUBENS

Tu ne connus jamais les amères tristesses

Qui torturent l’artiste et minent le rêveur:

Un Mécène royal t’accorda sa faveur,

Puis la Gloire eut pour toi ses plus tendres caresses.

Toujours grand et viril, dédaigneux des bassesses,

Tu comblas de bienfaits, en restant leur sauveur,

Tous ceux qui ne pouvaient imiter ta ferveur,

Et tu ne te souvins jamais de leurs faiblesses.

Chaque jour fait briller dans toutes ses beautés,

Ce poème touchant des grandes nouveautés,

Ta descente du Christ dont tu vis l’agonie.

Quand tu fis une Nymphe ou nous peignis des Dieux,

Par le charme idéal que tu mis dans leurs yeux,

Tu nous laissas partout trace de ton génie.

Anvers, le 25 août 1894.

Souvenirs de Belgique et de Hollande

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