Читать книгу Le cornac - Jean-Louis Dubut de Laforest - Страница 4
I
Оглавление–Très bien, Jozim!… Parfait!... Mon garçon, tu réveillerais un mort!…
Dans l’un des plus riches hôtels du boulevard Malesherbes, Jozim accomplissait son labeur matinal et à peu près unique, le massage de son maître, M. Angélus Vardoz; il maniait le corps étalé, tout nu, sur un large divan; il le soulevait à droite, à gauche, le retournait pile et face, tendait les bras, les jambes, donnait du jeu, de la souplesse et de la chaleur; ses mains d’artiste rassemblaient la peau, la mordaient, l’étiraient, comme si elles devaient-la faire craquer; puis, elles glissaient, très douces, pleines d’une rare science, et activaient toujours la circulation du sang.
–Bravo, Jozim!…
Les chairs blanches et flasques devenaient plus fermes; elles avaient pris des teintes rosées, elles affirmaient une vaillance, tandis qu’un fluide mystérieux pénétrait tous les membres, les réveillait, les dressait, les agitait, s’épandait en eux, enorgueillissant toute la musculature de l’homme, sous un souffle de jeunesse, de beauté, de fraîcheur et de désir.
L’art du massage n’avait plus de secrets pour Jozim, ex-masseur des femmes de Sa Majesté le Sultan, que M. Vardoz avait rencontré aux portes de Constantinople, un soir d’hiver où l’eunuque, fuyant le Harem, cherchait sa nourriture avec l’opiniâtreté des chiens errants sur les rives du Bosphore. Chaque matin, le maître s’abandonnait aux manipulations de son serviteur, et il trouvait là un remède contre ses soixante ans; Jozim habitait Paris depuis quatre années, et il ne s’exprimait encore que par gestes.
Le lavatory était spacieux, tout en marbre; au centre, le divan d’opération; à droite, un appareil à douches; à gauche, une superbe baignoire; sur une longue table, des fioles de teinture, des cosmétiques, des outils de nacre et d’acier, des instruments de toutes sortes, alignés et brillants, comme pour une double exposition de parfumerie galante et de chirurgie mondaine. Quand Jozim eut lavé le corps à grande eau et qu’il l’eut épongé, il l’ondoya, dans toutes ses parties, d’une essence orientale dont il avait surpris la fabrication au Harem; puis, ce fut entre ses doigts une succession rapide et savante de canifs, de limes et de ciseaux, un chassé-croisé de houppes, de brosses, de peignes, de palettes, de pinceaux et de fers à friser.
Maintenant, M. Angelus Vardoz, en costume du matin,–babouches, pantalon à la hussarde, veste de flanelle blanche à liséré bleu, entr’ouverte sur une chemise de soie bouffante,–cambrait sa taille devant une glace où il se voyait tout entier. Il était très grand, très svelte, avec une longue figure encadrée d’une barbe blonde géante, un nez busqué, des lèvres minces, de petits yeux malicieux; et les pâles blondeurs de sa chevelure et de ses moustaches lui donnaient l’autorité de son âge, sans permettre à personne de deviner le travail artistique de Jozim: les fils blancs teintés de blond, la patte d’oie disparue, le carmin de la bouche, le réseau d’azur artificiel des veines, les coups d’estompe des sourcils, l’éclat des pommettes et du regard par des mélanges d’ocre, de bistre, de safran et de koheuil.
M. Angélus avait toutes les apparences de la virilité, de la grâce, et l’on voyait en lui un frais vieillard et non un vieux beau retapé. Comme il traversait le grand couloir de l’hôtel, il rencontra sa gouvernante, Mme Eulalie Bacot, une dame mûre en bonnet violet; il lui barra le passage, et tout d’un coup, il tendit le bras droit:
–Eulalie, touche-moi ça!…
La gouvernante sourit, en femme habituée aux fantaisies de son maître, et elle tâta le biceps:
–Oh! monsieur!… Oh! monsieur!… Vrai, c’est beau!…
–Jozim n’y est pour rien!… Le régénérateur, c’est le printemps!…
Ce sans-gêne rentrait dans les mœurs de la maison, et les quinze années de service de Mme Eulalie justifiaient aux yeux de M. Vardoz une aussi grande familiarité. Le maître ne demandait pas tous les jours l’avis de sa servante sur sa force musculaire, mais il aimait à se vanter ainsi, chaque fois qu’il venait d’accomplir d’amoureuses prouesses, et, justement, la nuit passée, il s’était montré, affirmait-t-il, d’une valeur extraordinaire: la jeune femme encore couchée dans sa chambre pouvait en répondre.
–Vrai, monsieur, vrai!… C’est beau!…
Fier de cette approbation désintéressée, M. Angelus Vardoz, l’écrivain amateur, l’ami de tous les arts, celui que les journaux baptisaient du nom de Mécène, pénétra dans son cabinet de travail. On était aux premiers jours du printemps de1886, et par la large baie au vitrail de cathédrale ouverte sur le jardin de l’hôtel, montait une brise embaumée, un bouquet de lilas en fleurs, et le parfum semblait d’autant plus appréciable à M. Vardoz que, déjà, les bouches d’égout commençaient à empester la ville. Autour des pelouses verdoyantes, dans les ramures, des oiseaux voletaient, sous le soleil joyeux, égrenant des trilles et des roulades que le vieux poète traduisait ainsi, en y répondant: «–Bonjour, monsieur Angélus! Toujours crâne? Et ce vieux biceps?–Je me porte à merveille, messieurs les oiseaux! Une idée! Si je vous consacrais un sonnet? Je vous ai dédié au moins cinq cents vers; en voulez-vous encore?–Mon Dieu, monsieur Angelus, si cela vous fatigue, ne vous dérangez pas; nous chanterons tout de même!»
M. Vardoz restait en pleine lumière, l’esprit libre, exempt de rimes, et les oiseaux chantaient.
La magnifique pièce de style composite, peuplée de marbres et de bronzes, avait un air de fête avec son plafond blanc et rouge en forme de dôme et sa cheminée monumentale; elle invitait à rêver, à aimer; les sièges de peluche en étaient moelleux; des portières à personnages en masquaient les issues, et des brassées de fleurs s’étageaient, çà et là, entre les rayons des bibliothèques où dormaient des livres aux reliures précieuses et intactes. En face d’un meuble de Boule qui renfermait des bibelots de toutes les époques et de tous les pays, et au-dessous du portrait à l’huile de M. Angelus, on voyait émerger d’une frondaison de plantes vivaces une grande et superbe terre-cuite, la reproduction de la Statue de la Jeunesse du tombeau d’Henri Regnault: la femme éternellement jeune, oublieuse de l’artiste mort, offrait au littérateur de boudoir sa branche de laurier. Devant le bureau d’ébène, un fauteuil à haut dossier sculpté, une sorte de trône aux armes royales étrangères; sur la table, un encrier d’argent massif égayé de deux amours, des porte-plumes à barbes d’or dans un cornet de cristal, un buvard somptueux, des papiers diversement teintés, satinés, comme il en faut pour écrire aux dames; point de taches, ni de feuilles manuscrites froissées; pas d’encombrement de mauvais goût, rien de ce désordre qu’un lettré en voie de gestation ordonne de respecter,–rien de ces paperasses raturées et meurtries qui disent les larmes, les sourires, les colères, les enthousiasmes, les angoisses et quelquefois le triomphe d’un écrivain occupé à marteler son cerveau, pour faire naître, grandir et vibrer une pensée humaine.
M. Vardoz dépouillait son courrier, et il pensait qu’il est bon de vivre et de «dételer» le plus tard possible; il souriait à des écritures féminines, parcourait des demandes de secours et de protection où il était qualifié de «mon cher maître», «d’illustre maître;» il savait ce que valait l’aune de ces compliments, mais la flatterie lui était douce au cœur et l’aidait à oublier les tracas d’argent que lui créait le train de sa maison. Tout autre que M. Angelus eût tremblé devant l’imminence d’une ruine fatale, mais M. Angelus avait des moyens personnels de combler les déficits.
Pendant que M. Vardoz achevait la lecture de sa correspondance et des journaux du matin, Mme Eulalie entrait dans la chambre à coucher du maître, pour y servir un petit déjeuner. Après avoir disposé sur le guéridon proche du lit un plateau de vieil argent qui supportait une tasse de chocolat, une chaude brioche entartinée de beurre, une fine serviette, un verre de mousseline et une carafe frappée, la gouvernante releva les brides de son bonnet violet; puis, d’une voix onctueuse comme celle des prélats dont elle portait les couleurs:
–Votre servante, mademoiselle! Il est dix heures; je ne viens pas trop tôt?
–Non, madame Eulalie, et vous êtes toujours bien aimable!
–Qui ne le serait avec mademoiselle? Vous êtes si charmante! Monsieur n’a jamais été plus heureux!
–Il vous a dit cela, le monstre?
–Je l’ai deviné à sa belle humeur!
Afin de se réveiller tout à fait, la jeune femme se mit sur son séant et décrivit avec ses bras des paraboles et des ellipses, des courbes gracieuses, comme si, par la pensée, elle se transportait sur la scène de l’Opéra, où, étoile de la danse, elle récoltait des bravos et des fleurs. Une jolie fille brune et rose: visage ovale, petit nez retroussé, grands yeux noirs enfantins, chevelure épaisse, sourcils touffus, joues trouées de fossettes, menton un peu grassouillet, mouche assassine, fortes lèvres, fortes cuisses, l’une de ces verdeurs à la fois polissonnes et naïves qui, dans l’envolée du tutu, piquent d’un désir les vieillards de l’orchestre. La danseuse approchait de sa bouche la cuiller d’or, goûtait, soufflait, tirait la langue, léchait le plus gentiment du monde: on eût dit de quelque Colombine agaçant Pierrot.
La gouvernante préparait les grandes eaux dans un cabinet de toilette contigu à la chambre, le laboratoire de Jozim étant réservé pour le seul usage de M. Vardoz.
–Madame Eulalie, demanda la danseuse, est-ce que vous croyez que c’est drôle de se marier pour tout de bon? Moi, je me marie!
Mme Eulalie eut un soubresaut à l’idée que son maître pouvait épouser cette fille.
–Oh! ce n’est pas avec M. Vardoz!
–En effet, Monsieur est trop âgé! fit Mme Eulalie, toute de réserve et de malice.
–L’autre n’est pas beaucoup plus jeune: cinquante-trois ans.
–Sept ans de moins; c’est toujours ça! Une grande position, sans doute?
–Devinez?
–Ténor?
–Non!
–Juge?
–Non!
–Député? Sénateur? Ministre?
–Jamais de la vie! Général!
–Cré mâtin!
–Général et comte! Propriétaire de mines d’or et de diamants; chez lui, il n’y a qu’à se baisser pour en prendre!
–Quelle veine!
–C’est un Brésilien pur sang.
–Le Brésilien? Le petit noir qui brille? Mais je le connais! Nous l’avons eu à déjeuner, l’autre jour; Monsieur lui a même cédé quelques tableaux, pour lui faire plaisir.
–Le général comte Eusébio da Queiroz-Leao!... J’ai mis longtemps à apprendre son nom; le général descend de l’une des plus anciennes familles du Brésil; il est de la province d’Espiritu-Santo.
–Amen! répondit la gouvernante en toussant. Bianca La Noretti–c’était le nom de théâtre de la danseuse–poussa un soupir.
–Vous ne sauriez croire, madame Eulalie, toute la peine que j’éprouverai en quittant le théâtre; j’aime mon métier follement!
–Le général vous emmène au Brésil?
–Pas encore, dans un an seulement; mais il paye le dédit, et il m’empêche de danser.
–Bah! il vous autorisera de temps en temps pour vous faire les jambes!
–Jamais!
–Ne l’épousez pas!
–M. Vardoz me conseille de me marier.
–Si Monsieur a parlé, je retire.
–J’étais très hésitante, et je suis venue demander un dernier avis à mon bienfaiteur.
–C’est gentil cela, mademoiselle! Et le général ne se doute pas?
–Il ne se doute de rien. Du reste, pour les faveurs que je lui ai accordées!.. Il me croit à Auteuil, chez une parente malade.
–Petite roublarde!.. Pardon, mademoiselle, pardon.
–Il n’y a pas d’offense. Que voulez-vous, ma chère! M. Vardoz a été bon pour moi, et il a toute ma confiance. N’est-ce pas lui qui m’a dénichée aux Folies-Bergère, où je végétais? Je n’oublierai jamais son entrée dans les coulisses; il vint à moi, me frappa sur les joues: «Du talent, petite!» Presque aussitôt parut ce grand diable de Bouc…
–M. Maxime Boucailles?
–Tout juste! Celui qu’on appelle l’astronome. Bouc voulait couper le chemin à M. Vardoz; ils se disputaient en mon honneur: «–Je te dis que c’est moi qui l’ai vue le premier!–Non, la découverte est mienne!–Voyons, Bouc?– N’insiste pas, Angélus!» Et me voilà entre ces vieux messieurs, tiraillée par-ci, tiraillée par-la, flanquée de deux ouvreuses qui portaient des bouquets énormes; ça recommençait: «–Ma voiture est à la porte!–Mon coupé vous attendra!–Nous souperons!–Pas aussi bien qu’avec moi!–Je vous lancerai!–Il n’a pas d’influence!–C’est un lâcheur!» Mais Boucailles se mit à la poursuite d’une de mes camarades, et je devins la protégée de M. Vardoz. Vous souvient-il?
–Parfaitement! Vous vous releviez avec Emmeline.
–Moi, le vendredi.
–Et la grosse Emmeline, tous les mardis.
–Je n’avais pas le droit d’être jalouse; dès le premier jour, après une bonne nuit, M. Angelus se montra charmant: «–Comment t’appelles-tu? –Blanche Noret.–Blanche Noret! s’écria-t-il, avec un nom pareil, tu es perdue! A Paris, les étrangers et les étrangères ont seuls du prestige! Quelques jours plus tard, l’Éclair annonçait mon engagement à l’Opéra, sous le nom de Bianca La Noretti; j’ai appris un peu d’italien, et depuis trois années, que de triomphes!… Il faut être raisonnable. «–Vois-tu, ma petite, me disait encore ce matin M. Vardoz, ce qui peut arriver de plus heureux à une artiste femme, c’est de se marier en plein succès!» Madame Eulalie, j’obéirai!
–Saperlotte! si le Brésilien savait que vous avez couché avec Monsieur?…
La Noretti, un peu honteuse de se voir rappelée à son rôle de fille par une servante, prit une pose académique en ordonnant:
–Aidez-moi donc à mettre mes bas!...
Le valet de chambre, un grand garçon joufflu à favoris noirs, introduisait dans le cabinet de travail une belle et puissante femme, la baronne Olympia Keulsbergh.
–Ah! ma divine, que tu es gentille d’être venue!
–J’ai reçu ton petit mot, et je me suis empressée d’accourir.
Elle tendit à M. Vardoz un chèque de vingt mille francs et ajouta, sans paraître attacher aucune importance à la somme:
–On peut présenter aux bureaux de la rue Halévy ou dans nos succursales.
Il remercia en lui couvrant les mains de baisers soulignés de roucoulements:
–Mouhouh!.. Mouhouh!. Mouhouh!. Et ce cher baron? Et tes adorables bébés? Mouhouh!… Mouhouh!...
–Tous en bonne santé, Dieu merci! Et toi, Angélus?
–Je me maintiens.
–Toujours coureur?
–Assez gaillard, baronne!
–Moi, je suis sage, un peu engraissée, comme tu vois, dans la popotte.
–Tu as encore tes airs d’impératrice, avec ta chevelure fauve et ton superbe visage de romaine! Et tu ne regrettes pas le théâtre, les bravos, la célébrité, la gloire?
–Je ne regrette rien; j’adore mon mari et mes enfants… Mais je vais reparaître sur les planches, pour les pauvres.
–Olympia, ce sera un triomphe!
–Pour nous deux, mon ami.
–Comment cela, ma charmante?
–J’ai été priée de dire des vers au Trocadéro, à l’occasion des inondés du Midi, et mon choix n’a pas été long: deux morceaux, une poésie de Victor Hugo et un sonnet.
–Un sonnet?…
–D’Angelus Vardoz.
–Chère Olympia!
–Un de ces jours, nous choisirons ensemble dans tes œuvres.
–Mince bagage!…
–Des vers très beaux!…
–Il y a d’autres poètes.
–Moi, je n’ai pas de meilleur ami qu’Angelus! Qu’étais-je, il y a douze ans, avant de te connaître? L’humble fille d’une concierge de la rue Basse-du-Rempart. Tu es venu, tu m’as vue, tu m’as enlevée, et, grâce à toi, j’ai été victorieuse, victorieuse partout, au Conservatoire, à la Porte-Saint-Martin, au Vaudeville, à la Comédie-Française,–victorieuse jusque dans le mariage qui fait l’orgueil et le bonheur de ma vie!
–Le baron n’est pas jaloux?
–Jaloux d’Angélus? Est-ce qu’un mari est jaloux d’un homme qui lui a donné sa femme?
–Quelquefois!
–Le baron Keulsbergh, lui, a trop de raison et de cœur pour m’infliger une telle insulte; il sait que je viens chez toi en camarade, en amie du vieux temps; il n’oublie pas que si je suis baronne et femme d’un banquier millionnaire, au lieu d’être comtesse et millionnaire tout de même, il te le doit!… Nous te le devons!
–Pauvre comte Daniel, qui aimait tant à se chauffer les pieds dans ton boudoir et à y répandre la désagréable fumée de sa pipe! Pauvre comte, y penses-tu toujours?
–Comme une incroyante pense à un mort, avec tristesse, mais sans criminel espoir.
–Une fière parole!
–Angélus?
–Ma fille?
–Sais-tu pourquoi je te garde une si vive gratitude? Eh bien! c’est moins pour m’avoir protégée, patronnée, lancée, que pour être venu m’arrêter en plein triomphe. Tu me disais: Chère Olympia, on se fait vieille et l’étoile pâlit dans la lumière des astres qui se lèvent; peu à peu, les adorateurs s’éloignent et le royaume chancelle et s’écroule. Oh! n’attends pas d’être une beauté défaillante et de descendre des premiers rôles aux emplois secondaires; tu assisterais à ton propre suicide; fais-toi un sort, tandis que la fraîcheur de tes chairs et l’éclat de tes yeux te donnent la toute-puissance! Tu vas quitter les tréteaux, tu vas partir, envolée dans une apothéose, et l’on se souviendra de tes succès pour en accabler les nouvelles venues! On soupirera: «Elle avait bien le temps! Elle était encore si belle! Quel dommage!»
–Ah! que tu devrais bien faire comprendre cela à La Noretti, qui dort dans ma chambre!
–La danseuse de l’Opéra?
–Oui. Elle hésite à abandonner les planches pour se marier admirablement!
–L’imbécile!… Mais, avoue que cette ballerine a de singulières façons de préparer sa nuit de noces?
–Elle avait besoin d’un conseil.
–Et le conseiller a offert son lit, comme terrain… neutre?
–Neutre? Pas encore, madame la baronne!
–Je m’en rapporte à vous, monsieur Angelus.
–Veux-tu que je te présente la future comtesse da Queiroz-Leào?
–En déshabillé? Merci bien! La Noretti ne t’empêche pas de rester le cavalier de notre belle amie Mme Champeaux?
–Non, certes!
–Un dernier mot, et je me sauve; mon mari songe à t’intéresser dans une petite opération de bourse.
–Et l’argent? Les fêtes de cet hiver ont absorbé.
–Ne t’inquiète pas!
–Je suis déjà le débiteur du baron pour des sommes si considérables.
–Nous t’enrichirons, Angélus! A bientôt la bonne nouvelle et la répétition du sonnet!
La baronne Keulsbergh ayant disparu, le valet de chambre présenta une carte de visite à son maître; celui-ci lut à haute voix: «Jules Fabréban, ancien élève de l’École normale supérieure, homme de lettres;» puis, d’un ton dégagé, il demanda:
–Quès aco Fabréban?
–Un grand jeune homme lugubre et sec à faire peur.
–Brrr!...
–Chapeau crasseux, moustaches incultes, redingote luisante aux coudes.
–Il vient pour un secours?
–Il dit que non, mais c’est ça!
Dans une pantomime expressive, le domestique singeait les allures de l’écrivain; il rentrait le bedon, se faisait maigre, touchait les pans de son habit comme s’il eût montré un autre corps dansant là en des vêtements trop larges; ses mains devenaient tremblantes; ses jambes flageolaient; il souriait d’une bouche navrée, il étalait cyniquement une fierté abattue, une angoisse d’artiste, une misère d’homme, une jeunesse désespérée et mourante, et le maître, le vieillard heureux, le chéri des dames, le littérateur de boudoir n’avait pas une indignation contre l’insolence du larbin amuseur.
–Dis à ton Fabréban qu’il me fiche la paix, et donne lui cent sous!
Cette fois, ce ne fut pas Anatole qui parut, mais La Noretti, forçant la consigne; elle avait jeté à la hâte un long manteau sur ses chairs nues, et, dans l’entrebâillement de l’étoffe, on pouvait admirer ses formes merveilleuses.
–Il est là! dit-elle, effarée.
–Qui?
–Lui! Le général! Mon général! C’est Mme Eulalie qui m’a prévenue.
–Fichtre!… Reviens dans la chambre et enferme-toi!
–Vous allez le recevoir?
–Certainement!… Il n’a encore aucun droit, je suppose?
–Pour sûr!... Mais que vient-il faire?
–Je te le raconterai.
–J’aimerais mieux l’entendre tout de suite et je vais me cacher derrière un rideau.
–S’il t’aperçoit?
–Je ne broncherai pas.
–Si tu tousses?
–Je ne suis pas enrhumée.
–Attention, le voici! Pas un soufle!
–Couic...
Anatole ouvrit la porte, et d’un ton respectueux:
–Son Excellence Monsieur le général comte Eusébio da Queiroz-Leao.
Alors, M. Vardoz debout et La Noretti immobile derrière une portière ajourée virent apparaître un homme de taille moyenne, sec, nerveux, de la couleur d’une bille de chocolat un peu jaunie en vieillissant; il portait beau, sanglé dans une redingote noire à revers de soie, la tête mince, la chevelure grise, l’œil vif, le bas du visage ceinturé par de grosses moustaches à la Vercingétorix, un échantillon de crin végétal, de varech sombre jeté là; il brillait comme une châsse d’église, depuis ses bottes vernies jusqu’à son plastron de cravate orange, où étincelait un énorme diamant noir d’une valeur de plus de cinquante mille francs, et d’une eau à rivaliser avec le Kok-i-noor, l’Étoile du Sud, le Régent et le Sancy; sa main gauche était gantée et supportait un chapeau gibus à larges bords; la droite agitait un gant clair, et ce léger mouvement faisait valoir les feux multicolores des bagues fixées au médius, à l’annulaire et à l’auriculaire:
–Bonjôr, ami!
–Je vous salue, général. Donnez-vous donc la peine.
Il s’assit et demanda aussitôt:
–On peut foumé?
–Voyez! répondit Vardoz en montrant sa cigarette allumée.
Le Brésilien tira de sa poche un étui enrichi de brillants et il y prit un cigare, puis, entre deux bouffées:
–Jé vous aimé bocou, mossié Vardoz.
–Soyez sûr, général…
–Dès moun arrivée à Pariss’, vous avez été pour moâ coum’ oun servitour.
L’interlocuteur ne put réprimer un geste de mécontentement.
–Pardoun, mossié, pardoun! Jé mé souis, sans doute, encore troumpé dans la espressioun; jé voulais dire qué vo avez rendou dé grands services à moâ.
M. Angélus sourit.
–Jé né saurais oublierr votré charmantt’ accueil, quand lé counsoul dé la Espiritou-Santo m’a counduit à vo. Tout cé qué l’oun peut tenter dé charmantt’ à l’égard d’oun étranger, vo l’avez faitt’ pour moâ; vo m’avez présenté à des persounes illoustres, et vo m’avez vendou dé très jôlis tableauxx’ de votré collectioun célèbrr’…
–Général, je désire vous montrer une toile.
–Oun peu plous tard, mossié. En attendant, jé voudrai vo faire ouné counfessioun sériouse…
–Je suis tout oreilles.
–Figourez-vo, mossié Vardoz, qu’à votré bal si esplendido dé la mi-dello Carêmo, j’ai rencountré ici ouné joli fâme, ouné grande artisse dé l’Oupéra, ouné dansouse, madémoisel’ Bianca La Noretti; j’ai été toumbé proufoundémentt amourou dé cette bell’ persoune, et j’ai auré l’intentioun peut-être biène dé faire d’ell’ ma fâme...
–Pourquoi pas?… Mlle La Noretti est une honnête et intelligente artiste. Très jolie. Du talent!...
–Des talents, ouais, jé sais. bocou!… Dé la grâce, dé la distinctioun. Dépopis trois mois qué jé souis à Pariss’, je n’ai point rencountré dé créatoure aussi admirabl’! Mais, ouné chose mé préoccoupe fortémentt’
–Parlez, général, et si je puis.
–La matierr est délicat’ Lé lendémaine dé votré bal, j’ai mé rendiss’ chez madémoisel’, précédé d’oun pourtour dé flours et d’écrènes dé brillants; j’ai voulé coumencé dé souite à prendré positioun; flours et brillants biène accouillis; moâ, pas ça! Démoisell’ sage encoure! s’écria la pétite mère dé l’artiss’.
–Mme La Noretti, une excellente et digne femme!
–Ouné tigresse, mossié, ouné tigresse! Jé m’en allai, révins, et pendantt’ quinze jours, riène! riène! Pas ça! Alorss, j’ai appriss’ par la maman dé la roue dé la Moscou, et aussi par la councierge, qué madémoisell’ était toute niouve, virge.
–Vierge?
–Ouais, virge! virge!
La danseuse mordait la portière pour ne pas éclater; M. Vardoz gardait son sang-froid.
–Pensez-vo, mossié, qui savez tant dé chouses, qué jé doivé croire? Lé croyez-vo? En êtes-vo soûr?
–Ah!
–Jé sais; on né joure jamais dé cet’ positioun rélatif à la chouse d’oun. Mais, auriez-vo entendou parler de quéqué aventoure?
–Jamais!
–Votré paroule mé donné du courage, et si madémoisell’ voulait quitter lé théâtre, elle séra ma fâme! Elle m’a souvent parlé dé vo, soun bienfaitour désintéressé, qu’elle aime coum oun père, et vous mé rendriez hurou dé voir, Madam’ La Noretti, dé loui announcerr ma déterminatioun à l’égarr dé sa fill’?
–Je me présenterai aujourd’hui même chez Mme La Noretti.
–Merci, mossié Vardoz, et ténez-moâ, jé vo prie, au courant dé la résoultate, avénoue dé la Bois-dé-la-Boulogne.
–C’est entendu, général.
–Jé vous réverrai ensouite pour la pétit’ attentioun.
–Inutile!
–Vous sérez sourpris! Jé m’en vais lé cœur biène aise! Au révoir, et merci encoure, mossié!…
La danseuse allait sortir de sa cachette, mais elle en fut empêchée par un nouveau visiteur qui entrait brusquement:
Ah! mon bon Angelus!... Quelle veine!. Quel triomphe!… Excuse-moi de ne pas m’être fait annoncer, déclamait tout d’un trait un grand diable à favoris poivre et sel, au nez fort, aux larges dents blanches, dont le verbe joyeux éclatait comme une fanfare. Il se dandinait dans un élégant complet de laine douce à carreaux et continuait ses exclamations, tout en pressant les mains de M. Angelus.
–Qu’y a-t-il, mon cher Boucailles?
–Il y a que je viens de découvrir.
–Une étoile?
–De première grandeur!
–Cela ne te change guère, mon grand Bouc! N’es-tu pas l’astronome du beau sexe? A propos, as-tu reconnu le noble étranger que tu viens de croiser dans l’antichambre?
–Le général da Queiroz, l’imbécile de Brésilien qui s’est toqué de La Noretti.
A ce moment, un corps de femme pirouetta en l’air, comme s’il avait eu des ailes, et, gracieux, il vint s’abattre sur les épaules de Boucailles:
–Sacré Bouc! Tu n’es pas gentil! Salop, va!
–La Noretti! Comment, animal d’Angelus, la mignonne nous écoutait et tu ne préviens pas?
–Ton entrée a été si brusque!
Maxime Boucailles s’était remis de sa petite émotion:
–Alors, tu te maries, Bianca?
–On le dit!
–La fleur d’oranger te sied à merveille, mon enfant.
–C’est ce que disait mon futur époux, en demandant à Angélus: «Est-elle virge?»
Elle s’enfuit en riant.
–Un peu timbrée! murmura Boucailles.
–Le Brésilien a été si drôle!
–Il vous a surpris?
–Pas le moins du monde! Il était venu chez moi aux renseignements, et La Noretti s’est cachée pour l’entendre et l’observer tout à son aise; il est parti, absolument persuadé que Bianca est vierge, «virge!»
–Elle est bien bonne!
–Tu ne t’assieds pas?
–Je n’ai point le temps; je t’annonce au passage ma découverte: l’autre soir, à l’Eden, je suivais le ballet d’Excelsior, et voilà que, dans un groupe, je vis voltiger plus légèrement que toutes les autres danseuses une fillette, un corps diaphane, un être éthéré, l’une de ces lumières-femmes tombées sur terre, pour la joie des mortels; Bianca est de la Saint-Jean auprès d’elle! Des yeux!… Une bouche!… Elle ne marchait pas; elle frisait les planches, et son balancement était si voluptueux.
–Que tu fis un tour dans les coulisses?
–Naturellement! Elle s’appelle Ernestine, et lu serais bien aimable d’envoyer un mot au courrier des théâtres de l’Éclair.
–Très volontiers!
–Cela me fera bien plaisir! Grâce à Ernestine, je n’ai plus cinquante ans, j’en ai vingt à peine! Je te remercie, Angélus!
–Au revoir, grand astronome!…
Après le départ de M. Maxime Boucailles, Angelus se frotta les mains: «Je lance Ernestine, mais Bouc payera le lancement; il faut que je me débrouille ou je suis foutu, foutu!…»
Il écrivait la note destinée au journal, quand Anatole présenta une carte.
–Je t’ai dit de répondre que je n’étais plus visible.
–Cette dame a tellement insisté.
–Ah! c’est une femme? Voyons la carte: «Madame Régina Mirzal.» Un titre de roman et un parfum de violettes; fais entrer! On ne sait amais ce qu’une femme porte dans les plis de ses jupes!
Celle qui s’avançait était une dame blonde, jeune et grande, à l’allure déliée, une fraîcheur de bourgeoise de France avec un souvenir de déesse du Parthénon; elle avait les yeux bleus, l’un bleu saphir, le nez grec, la bouche vermeille, une rangée de petites dents régulières et blanches; son menton un peu charnu était troué d’une fossette; le rose de ses joues s’allumait de la lumière blonde d’un fin duvet, à peine visible, et la dorure plus ardente des cheveux éclatait sur le front en mèches capricieuses, vrilles d’or toutes frémissantes et bien faites pour inspirer le désir et donner la vision des trésors intimes, des mousses de luxure plus chaudes et plus frisées. Elle était chaussée de petites bottes de chevreau, gantée de Suède et vêtue, sous un casaquin en drap héliotrope, d’une jupe de moire assortie et recouverte d’une tunique de lainage léger; le haut de sa ferme poitrine s’ouvrait sur un plastron de toile à petit col montant; sa coiffure eût été qualifiée de chef-d’œuvre par un chroniqueur de la mode: une capote de tulle rose mouchetée à aigrette de jacinthes roses et d’épis d’argent.
Avec un geste aimable, M. Angélus Vardoz lui indiqua une causeuse; elle remercia d’un joli sourire, attendant pour parler que le maître se fût réinstallé dans son grand fauteuil.
–Monsieur, ma visite doit vous paraître bien étrange, car c’est une femme inconnue qui vient à vous, sans la moindre présentation.
–Il est des personnes, madame, qui se recommandent d’elles-mêmes.
La dame blonde esquissa un nouveau sourire et se mit à conter sa petite histoire, d’une voix douce et grave:
–Jeune fille, j’avais la passion d’écrire; mon père, professeur de grec à la Faculté de Caen, voulait bien encourager mes essais, encore inédits; une fois mariée à un avoué de la ville, j’ai dû sacrifier la littérature à la tranquillité du ménage. Aujourd’hui je suis veuve; mon deuil, vous le voyez, est fini; je possède une fortune suffisante et je n’ai pas à redouter l’avenir pour une débutante de trente ans.
–Vous habitez Paris, madame?
–Nous sommes presque voisins, monsieur; depuis quatre mois, j’occupe un appartement boulevard Haussmann, où je vis seule avec mon fils; j’ai écrit un roman, et je venais vous prier de juger mes premières pages; il eût été de mauvais goût de forcer la lecture, et mon manuscrit est resté à la maison.
–Le titre de votre œuvre?
–La Révoltée.
–Excellent! Je ne demanderais pas mieux, madame, que de vous aider, mais songez-vous au peu d’influence d’un vieux poète oublié et d’un critique d’art incompris?
–Vous n’êtes ni oublié, ni incompris, cher maître! Vos fêtes merveilleuses, qui font courir Paris, en témoignent.
–On vient pour s’amuser!
–On s’amuse, et l’on admire, et l’on rend hommage à un écrivain que moi, provinciale, j’aime de tout mon cœur!
–Vous connaissez donc mes pauvres poésies?
–Vous me demandez si je connais Rimes printanières, Mes Petits Chanteurs, Rubis et saphirs, Pour vos beaux yeux?
–C’eût été pour les vôtres, madame!
–Je m’étonne vraiment qu’un écrivain tel que vous n’appartienne pas encore à l’Académie française.
–Ma production a été si modeste: quatre volumes de vers et deux volumes de critique.
–Je n’oubliais pas les Impressions d’un artiste, une prose bien française qui console des ignominies de l’école moderne. Oh! ce réalisme, je le hais!… Pardon, je m’aperçois que je deviens justicière, alors que je sollicite humblement d’être jugée.
Elle le regardait; il s’enflamma à ce regard de femme:
–Vous êtes charmante, madame, et je suis tout à vous! Veuillez m’envoyer le manuscrit de la Révoltée; je vous lirai ce soir, et j’aurai l’honneur de vous écrire.
Mme Mirzal s’était levée; il lui baisa galamment la main et la reconduisit jusqu’aux premières marches de l’escalier, ce qu’il n’avait encore fait pour personne;–puis, dans un déjeuner en tête à tête, il renouvela ses bons conseils à la danseuse.