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Il

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Et c’était, chaque matin, une ascension et une descente de visiteurs dans le grand escalier de marbre de l’hôtel Vardoz, un escalier monumental à double révolution, une merveille que l’amateur de belles-lettres avait fait charrier de l’un de ces palais tremblants de Venise qui, au passage silencieux des gondoles, semblent, eux aussi, flotter sur les eaux.

L’hôtel, tout proche de Saint-Augustin, formait l’un des angles du boulevard Malesherbes et de la rue de Rigny; on y pénétrait par une cour d’honneur: à l’entrée, la loge des concierges; au centre, le perron couvert d’une marquise; à droite, une voûte conduisant aux écuries peuplées de six chevaux; à gauche, une allée du jardin, un vestige de parc dont les charmilles séculaires fleurissaient la rue Roy. Dans le sous-sol, les cuisines; au premier étage, le cabinet de travail, la salle à manger, un salon mauresque, la salle de billard et trois grands salons en enfilade; au second, la chambre de Monsieur, le laboratoire de Jozim et quatre chambres de maîtres; plus haut, les mansardes pour le personnel, composé de Mme Eulalie, de l’eunuque et d’Anatole, d’un cuisinier-chef et de ses deux aides, d’un jardinier et de deux cochers anglais en livrée verte, sans compter les hommes d’écurie.

Tout y disait la maison du plaisir où l’argent abonde, où l’on s’empifre, sans que la valetaille enlardée prenne souci de la provenance; une fête succédait à une fête, un souper à un bal, et les journaux se disputaient les comptes rendus de ces agapes qui mettaient le tout-Paris en liesse. On venait là presque aussi facilement que dans un tripot ou dans un lupanar, et, la fête terminée, un monde étrange de cabotins et de cabotines, de bas-bleus et de rastaquouères s’en allaient dans Paris, pour chanter l’esprit, l’amabilité, le talent du vieil et rusé amphytrion. Ce petit manège pratiqué de façons diverses résumait l’existence de M. Vardoz; le vieillard lançait ses maîtresses, produisait, entre le bal et le souper, des artistes inconnues, divas, danseuses, comédiennes;–et de même que le cornac voyage sur le dos de l’éléphant, ainsi la renommée littéraire de M. Angélus voyageait sur les épaules de ses créatures féminines: un mariage riche ou même une union passagère avantageuse, tel était le but à atteindre, l’apothéose souhaitée pour les bêtes à aimer et pour le conducteur à chérir.

Parisien de Paris, fils d’anciens brocanteurs du faubourg du Temple, Angel Vardoz était entré, en1845, au ministère de l’Intérieur et des Beaux-Arts; joli garçon de vingt ans, il utilisait ses aventures galantes et procurait des maîtresses à ses chefs; ami des femmes, confident des hommes, il obtint un avancement rapide. Une dame à laquelle il avait annoncé de douces choses le nommait malicieusement «Angelus»; il n’entendit pas ou ne voulut pas entendre la malice, jugea le sobriquet très original et l’adopta dans le monde et pour la signature de ses premières poésies. Chevalier de la Légion d’honneur, inspecteur des Beaux-Arts, il organisa des expositions de peinture, publia des articles de critique, réunit ses vers et sa prose en volumes, et, tout en conservant une situation officielle peu exigeante qui lui créait des relations chez les artistes, il épousa, après l’avoir déflorée, la fille d’un riche marchand de chevaux. Mme Vardoz mourut sans enfant; elle laissait à son mari une grosse fortune que le fonctionnaire amateur ne tarda pas à gaspiller dans la haute noce.

La parenté disparue, seul au monde, joyeux d’être, Vardoz songeait à reconstituer ses rentes; il ne fallait pas compter pour cela sur l’administration; quant à la littérature, M. Angelus ne s’était jamais senti l’âme d’un écrivain, et il considérait la critique et la recherche des rimes comme des passe-temps plus ou moins agréables. Un mariage l’avait enrichi, et une nouvelle union pouvait réparer les erreurs de jeunesse; mais l’homme mûr préféra se mouvoir en toute indépendance, avec le jeu complet de ses éléments et des ressorts. Il éleva des femmes, et toutes le servirent: à celle-ci, il devait la rosette d’officier; à celle-là, le poste d’inspecteur général. Sous le second Empire, il lança une créature dans les bras de l’un des ingénieurs chargés de dresser les plans des nouveaux boulevards; grâce aux conseils de la dame, il spécula hardiment sur les terrains et acquit les millions que son emploi et la littérature s’obstinaient à lui refuser. Après la guerre franco-allemande, il fit construire le merveilleux hôtel du boulevard Malesherbes où on le retrouve fonctionnaire retraité, poète à ses heures, cornac toujours, donnant des fêtes éblouissantes, ayant uni la comédienne Olympia au banquier Keulsbergh, et prêt à se créer un nouveau Pactole avec le mariage d’une étoile de la danse.

Mais les dessous de M. Vardoz étaient sacrés pour des causes diverses, et il eut été dangereux et peu parisien de jeter à la face de l’homme de joie toutes les ignominies de ses soixante ans d’âge; naguère, un journaliste avait soulevé certains voiles; il y perdit sa situation. Dans le tout-Paris, les uns se taisaient par indifférence ou dédain; les autres, par l’horrible crainte des «cadavres» du collectionneur de petits papiers. M. Angélus avait coudoyé tant de monde et il savait tant de choses! Il était riche; ses fêtes faisaient vivre l’ouvrier, et les modistes avaient des rubans d’éloges; les fournisseurs du quartier le saluaient jusqu’à terre; il achetait des statues et des tableaux qu’il revendait ensuite avec de gros bénéfices, après avoir obligé les artistes à lui délivrer des quittances fictives; il achetait sans cesse, payait comptant, et les peintres et les sculpteurs dans la débine le vénéraient; il avait écrit les préfaces des volumes de quelques poètes; à d’autres écrivains, il donnait des lettres de recommandation, harcelant les rédacteurs en chef de journaux et les directeurs de théâtres; cela ne réussissait pas toujours; mais le cornac, selon l’expression même de Victor Hugo, avait le geste auguste du semeur, et le semeur était infatigable; tôt ou tard, une graine germait, montait, une plante se dégageait, trouait les ténèbres, et les semences attardées prenaient courage et force au soleil de M. Angelus. Dès qu’un chroniqueur ou un reporter citait son nom, rappelait ses livres, vantait ses réceptions, le maître envoyait un mot aimable à son jeune confrère, l’invitait à venir le voir, le gardait souvent à déjeuner, s’informait de ses espérances, au besoin lui prêtait un peu d’argent; autrefois, Anatole était chargé de découper dans les journaux les articles consacrés à son maître; aujourd’hui, la besogne du valet de chambre se simplifiait par un abonnement à la correspondance du «Lynx», qui transmettait au jour le jour les citations intéressant M. Vardoz. Lui attaqué, tout une jeunesse d’écrivains et d’artistes se fût levée pour le défendre; on aurait eu une guerre des dames, depuis les coulisses des théâtres jusqu’au salon de la baronne Keulsbergh, jusqu’au boudoir de la belle Mme Champeaux, la femme d’un fondeur de canons qui lui devait sa réputation de beauté.

Parmi ses intimes, M. Maxime Boucailles, le grand Boue, millionnaire de famille, vieux noceur entêté, haussait les épaules au récit des aventures scandaleuses du bon Angelus; esprit simple et honnête, corps sensuel tout entier à la luxure, il s’imaginait que Vardoz, muni déjà d’un patrimoine, avait édifié sa fortune, assez naturellement, comme tant d’autres, lors des dernières années du second Empire, avec des ventes et achats de terrains; le baron Keulsbergh était plus capable d’apprécier le bonhomme, qui empruntait toujours sans rendre jamais; il gardait le silence, époux d’Olympia; quant au Brésilien, M. Angélus lui était apparu dans toute sa splendeur.

Pourquoi vouloir du mal à cette verte vieillesse? Le cornac n’était pas un gêneur; très enclin au snobbisme, il maniait l’encensoir et flattait les plus humbles; il avait le bon goût, étant célibataire, et malgré les excuses du grand âge, de n’inviter les femmes d’un certain monde qu’à des bals travestis et masqués, afin de ne compromettre personne; il aimait et protégeait les jeunes artistes; il les volait sans doute: mais les artistes aiment mieux être volés que de ne pas vendre leurs œuvres; il éduquait les comédiennes et les danseuses, les menait parfois à la mairie et à l’autel, promenait les femmes jolies des bourgeois; il était généreux, il laissait même tomber des mains de ses valets des pièces de cent sous dans les chapeaux de ratés, tels que le Fabréban, visiteur du matin, dont il n’avait rien à craindre, ni à espérer.

Le mariage de la danseuse accompli, M. Angelus se déciderait-il enfin à prendre un peu de repos?

Cet homme, qui, dans sa vie hurlante, avait dû éprouver bien des mécomptes, au sujet des bas-bleus, s’étonnait de l’émotion invraisemblable que venait de lui causer la visite d’une inconnue, Mme Régina Mirzal; il voulait revoir cette femme, l’observer, l’étudier, la fouiller de son esprit sondeur, l’aimer peut-être, car elle l’éveillait déjà en des pensées d’amour sénile et de résurrection financière.

Vers le milieu du jour, Fanchette, une fraîche et robuste normande, la bonne de Mme Mirzal, déposa chez le concierge de l’hôtel Vardoz un rouleau de papier enguirlandé d’une faveur bleue; M. Angelus se promenait sous les tilleuls du jardin, et c’est autour des corbeilles fleuries, à la douce chanson de ses petits oiseaux, qu’il prit connaissance du manuscrit de la Révoltée. La lecture le charma tout de suite, moins à cause du drame lui-même que des idées de revendication jetées là, non pas dans un vent de colère et d’humaine bataille, mais gracieusement, ainsi que l’on parle entre gens très bien élevés, avec un peu d’épice et un parfum d’alcôve, à la façon des conteurs du XVIIIe siècle.

–Décidément, conclut-il, je ne me trompais pas; cette Mirzal n’est point ordinaire! Une belle roublarde qui fait de la philosophie de salon et plaide la cause des femmes en un style de boudoir. C’est la créature que je cherchais; il y a une place à prendre, et si Madame tient à l’occuper, je l’y aiderai!...

A MADAME RÉGINA MIRZAL

Boulevard Haussmann,

«Madame,

«J’ai lu la Révoltée, et la Révoltée est une œuvre

«Voulez-vous me faire l’honneur de venir causer de votre roman, demain, jeudi, dans la matinée?

«Agréez, je vous prie, madame, mes hommages les plus respectueux,

«Angelus VARDOZ.»

Dès sept heures, selon son habitude, M. Angelus, en habit noir, cravaté de blanc, le pardessus noisette boutonné haut, monta dans sa calèche, attelée de deux mecklembourgeois de race, et se fit conduire à la Maison-Dorée, où il dîna seul, entouré de toute la considération des maîtres d’hôtel. Ensuite, il se rendit à l’Opéra, pour un acte de la Favorite, l’air guilleret, salué des ouvreuses de l’orchestre.

A l’entr’acte, comme il se rendait dans la loge de la baronne Keulsbergh, le général comte da Queiroz-Leâo vint à lui, les mains tendues:

–Mossié Vardoz, jé vo rémercie dé votré démarch’ auprès dé madam; La Noretti; cé soir, j’ai été reçou par madémoisell et sa maman. Madémoisell révénait d’Auteuil, où sa tanté, elle a été indispousée, mais ça va mioux; ces dames ont en vo la plou grandé counfiance; moâ aussi! Vo êtes oun galantt’ houmé, mossié Angélouss’, et si vo saviez qué la dansouse est indigné dé moâ, vo lé diriez; vo né vodriez pas cound-uirr’ oun ami à coummettr’ ouné bêtisé?

–Je vous répète, général, que Mlle Bianca La Noretti mérite le bonheur que vous lui réservez. Le Brésilien rayonnait de joie; il tira de l’une des poches de son habit noir une toute petite brochure illustrée:

–Vouyez, mossié Angélouss’, jé coummencé à-être célébrr’ dane Pariss’, et l’oun m’a counsacré déjà ouné brochourr: Les Mourales dou Rastaquouerr’ par mossié Gabriel dé Sourtac, avéqué préfacé dé mossié Coquélin dé la Cadé, avéqué desseines dé mossié dé la Caran-d’Ach’; il y a bocou, bocou d’espritt’ là-dédanss’ en quéqué paroules et en quéqué illustratiounes. La prémierr’ est tourdante, cetté pétite fillé qui mangeait oun | morco dé la gato et qui accourutt’ vers lé mossié: «La pétite vient en mangeant.» Oun autré né séraitt’ pas countent dé sé voar blagaué, moâ, ça m’amouse, et ténez, jé vais vo dirr’ la dernièrr dé dernièrr’ qué jé viens dé fabriquerr’ à l’instane même en répouns’ à la brochourr; elle est biène dé circounstanc’ à l’Oupéra:

Lé rastaquouerr’ lisaitt:

LES MOURALES DOU RASTAQUOUERR’.

Mourale:

1Il Ritt’ et Gailhard coum’ oun boussu.

–Bravo, général!… Très spirituel!

–Faut biène rirr’!… Alorss’, mossié Angélouss’, si lé mariage sé faitt, jé vo démandérai l’hunour qué vous soyez moun témoin avéqué lé counsoul dé la Rio-dé-la-Janéïro.

–Tout à vous, cher ami!

Au moment où la porte de la loge s’ouvrit devant M. Vardoz, le baron Frédéric Keulsbergh et la baronne Olympia recevaient la visite de M. et Mme Champeaux; derrière les femmes assises, les hommes causaient debout: le banquier, petit être rondelet à cheveux rouges et à tête carrée d’Alsacien, le visage glabre, le nez gros surmonté d’un binocle d’or, avait le pouce gauche engagé dans l’emmanchure de son gilet blanc; il étalait une pointe de ventre et débitait de graves paroles que semblait boire M. Némorin Champeaux, directeur et propriétaire de la grande fonderie de canons de l’avenue Trudaine, un solide auvergnat à barbe grise, un colosse à l’œil plein d’intelligence et de douceur, aux larges mains gênées par des gants paille, au corps pesant dont l’ossature faisait gémir l’habit tout neuf et craquer le plastron de blanche toile. De toutes parts, les jumelles se braquaient sur les deux dames en robes de gala, savamment décolletées, étincelantes de bijoux: l’ex-comédienne Olympia était toujours superbe, malgré ses débordements de poitrine, et elle avait encore la noble expression de sa tête blonde, l’éclat de son regard, la fraîcheur de ses lèvres hautaines. Mme Louise Champeaux bavardait, en jouant de l’éventail avec des grâces infinies; grande et brune, aux lignes harmonieuses, le nez aquilin, le visage d’un pur ovale, elle était fort admirée par les peintres et les sculpteurs, qui eussent payé bien cher les séances d’un tel modèle; mais M. Boucailles, qui s’y connaissait, affirmait que c’était là une beauté trop parfaite, une figure d’académie, excellent sujet d’exercice pour les élèves de l’École des Beaux-Arts; elle ne disait rien au dénicheur d’étoiles, très respectueux, du reste, des femmes de ses amis.

–Voici M. Angélus! murmura Mme Champeaux toute joyeuse; baronne, permettez que je le gronde!

Les maris serrèrent la main de M. Vardoz, et les dames le firent asseoir auprès d’elles.

–Vous êtes un monstre, monsieur Angelus, reprit la femme de l’industriel; mon five o’clock d’aujourd’hui a été tout triste: vous n’étiez pas là!

Puis se tournant vers son mari:

–Dites-lui donc, mon’cher.

–Effectivement! répondit Champeaux, effectivement, mon cher monsieur Vardoz, vous nous manquiez; vous êtes toujours le bienvenu.

Déjà, le cornac entamait son nouveau rôle:

–Chère amie, excusez-moi pour votre five o’clock, toujours si agréable, où vous rayonnez avec tant de grâce; je me suis laissé absorber par la lecture d’un roman.

–Il faut que le livre soit bien remarquable! dit la baronne, qui souriait d’un air malicieux au souvenir de La Noretti.

–Un chef-d’œuvre, mesdames! Un chef-d’œuvre inédit dont j’ai eu la primeur.

–Inédit? continua la baronne, c’est dommage! dès demain, j’aurais fait prendre le volume! Y a-t-il indiscrétion à savoir le titre?

La Révoltée.

–Et l’auteur?

–Une femme.

–Connue?

–Pas encore.

–Jeune?

–Trente ans.

–Jolie?

–Moins que Mme Champeaux; un genre de beauté différent.

–Mariée?

–Veuve.

–Hé! Monsieur Vardoz? Et où se passe l’aventure?

–En province.

–Oh! Les mœurs de province! Des infamies encore, sans doute? Elle a bon dos, la province! intervint Mme Champeaux.

–Je vous assure, mesdames, que vous serez très heureuses d’applaudir au succès de la Révoltée.

La belle Auvergnate eut une grimace.

–Quelque révolutionnaire, sans doute, votre bas-bleu?

–Révolutionnaire aimable, instruite, élégante, vous verrez! Car je vous demanderai peut-être, mesdames, de vous présenter cette femme, très présentable sous tous les rapports:

–Volontiers! fit Olympia.

–Moi, je me réserve! répondit Mme Champeaux, sans s’apercevoir de la leçon qu’elle donnait à son amie l’ancienne actrice.

M. Angelus quitta la loge et ne résista pas au désir de faire sa petite promenade habituelle dans les coulisses:

–Tiens, Boucailles! Comment, Bouc, nous rôdons toujours? Et cette merveille?

–Lâchée!

–Ça n’a pas duré?

–Trop! Volé sur toutes les lignes!

–Alors, je vais à l’Éclair, pour dire à Lousquin de supprimer la petite réclame en question?

–Quelle réclame?

–Animal, n’es-tu pas venu me demander, ce matin, .de faire passer quelques lignes pour ta protégée dans le courrier des théâtres?

–C’est vrai! mais ne biffe pas! A quoi bon?… Je cherche! Je cherche! Allons, viens, tu m’aideras!

–Impossible! je suis pressé.

–Nous souperons!

–Impossible! Au revoir! Bon courage, vaillant astronome!

–Ce n’est pas le courage qui manque, mais, parfois, les astres se cachent!…

Ce soir-là, M. Angelus, obsédé par l’idée de Mme Mirzal, rentra seul; Mme Eulalie demanda, inquiète:

–Monsieur serait-il malade?

–Malade? Moi? Allons donc!...

Au matin, après l’ouvrage de Jozim, le maître s’installait dans son cabinet de travail, et du haut fauteuil qui lui servait de trône, imposant comme un empereur, il ordonnait au valet de chambre:

–Tu ne recevras qu’une seule personne, Mme Régina Mirzal. Pour tous les autres, je suis sorti, en courses, au Bois, à la campagne, au Tonkin, où il te plaira!

Quelques minutes plus tard, Anatole introduisait Mme Régina Mirzal.

La jeune veuve portait son chapeau de la veille aux jacinthes roses, mais elle avait un costume nouveau de grenadine bleue qui moulait ses formes harmonieuses et montrait par transparence les hauteurs rosées de sa gorge.

Il vint à elle, lui prit les mains, les baisa toutes deux, avec une émotion visible, et redressant la tête:

–Vous avez un talent énorme, madame! Énorme!

–Cher maître.

–Énorme!

Ils s’assirent sur la causeuse, l’un près de l’autre; M. Angélus tenait le manuscrit de la Révoltée. C’était le journal d’une prisonnière élégante, la confession d’une jeune femme de province enfermée dans une maison de santé, pour tentative de meurtre; l’héroïne s’adressait à une ancienne amie de couvent, et elle exposait les motifs de sa chute et de sa vengeance; elle disait les amertumes et les dégoûts du foyer conjugal, toutes les tristesses d’une alcôve déserte, le mari repu et volage, privant la femme légitime pour entretenir la prostituée, l’amant longtemps repoussé et enfin accueilli, l’amant jaloux et lâche; puis elle arrivait à l’heure où, devant la cour d’assises, et sur la dénonciation de l’homme dont elle portait le nom et qui le premier l’avait outragée, il lui fallut répondre de ses adultères; elle disait sa mère honteuse et absente au moment du procès, le mari au banc des témoins, le mari très grave avec des airs de brave homme affligé, l’amant en fuite, l’avocat insulteur, le défenseur mou, les jurés imbéciles, le ministère public s’égosillant de sa voix de castrat, le président et les conseillers goguenards, le président essayant de mettre de l’esprit dans ses questions, afin d’amuser un tas de drôlesses venues là, comme pour une fête; elle disait le grand Christ immobile qu’elle ne prierait plus jamais, puisqu’il ne s’était pas détaché de la croix et qu’il n’avait pas chassé à coups de fouet tous ces marchands de scandales. Alors, s’entendant condamner à la prison et lisant une joie dans les yeux du dénonciateur triomphant, elle avait vu tout rouge; elle s’était élancée, le revolver au poing, et Dieu et les hommes refusant justice, elle avait fait justice dans le Temple même, en abattant son indigne mari à ses pieds. On la croyait folle; elle ne l’était pas. Dans le dernier chapitre, l’auteur montrait les femmes dans toutes les conditions sociales,– filles, épouses, mères, veuves,–toutes les femmes asservies sous les lois des hommes, et elle prêchait une croisade.

Malheureusement, le thème était gâté par des dissertations philosophico-mondaines et des paillardises inutiles, hypocrites et ennuyeuses; un style d’emprunt, archaïque en diable, lui enlevait toute autorité et toute verdeur.

M. Angélus feuilletait le manuscrit, s’extasiait, déclamait des passages, et sous le prétexte d’appeler l’attention de la visiteuse sur des mots répétés,–les seules fautes que sa science lui eût permis de voir,–il se penchait vers la dame, se réchauffait à sa chaleur, touchait du front et de la barbe les frisettes de la chevelure blonde; elle s’éloignait un peu, mourait ses beaux yeux, se dandinait, croisait les jambes, dévoilait de fines attaches, un nuage de blanches dentelles, des résors de luxe intime; elle s’éloignait, le sourire câlin, les lèvres d’une rougeur humide, sensuelle et vivace; elle s’éloignait avec des contorsions des hanches, des frémissements, des retraites voluptueuses; il la serrait de plus près, reposait une main distraite pour se rendre un compte exact de a fermeté des chairs, et, satisfait sans doute, il partait d’un bel élan:

–Vous êtes une femme supérieure! Vous avez un talent énorme!

Et plus doucement:

–Madame Mirzal, vous sentez la violette.

–Vous aimez ce parfum?

–A la folie!

–Et vous croyez qu’un éditeur. Oh! si vous me donniez une préface?

–L’éditeur, je m’en charge! Le succès, j’en réponds! La préface, je l’écrirai! Madame Régina, votre nom est une promesse, un heureux présage, et vous serez quelqu’un! Hier, j’ai parlé de vous à des dames très influentes qui m’aideront à vous mettre en lumière.

–Comment vous remercier, monsieur?

–En acceptant à déjeuner ce matin.

–Je regrette, je ne le puis pas; c’est le jour de sortie de bébé.

–Quel âge a-t-il, bébé?

–Neuf ans.

–Il vous ressemble?

–Beaucoup.

–Et il se nomme?

–Émile.

–J’adore les enfants!... Émile est interne?

–Oh! non, externe. Il m’en eût trop coûté de me séparer de lui.

–Vous le voyez donc matin et soir?

–Oui, mais pas comme les jours de congé, où il est tout à moi.

–Douce et intéressante maman! Et quand aurai-je l’honneur de vous revoir?

–Me permettez-vous d’être franche, monsieur?

–Je vous en prie, madame.

–Eh bien, je préférerais vous avoir d’abord chez moi. Soyez donc assez aimable pour venir rendre une tasse de thé?

–Demain?

–Oui, demain; à quatre heures, voulez-vous?

–Un five o’clock?… alors. seuls?

–Oui! Pourquoi pas?… Monsieur Vardoz, est-ce que je remporte mon manuscrit pour effacer les mots à répétition que vous avez bien voulu ne signaler?

–Inutile! Nous corrigerons sur les épreuves.

Demain, j’aurai peut-être déjà la bonne nouvelle. Mignonne, laissez-moi vous embrasser en papa? Gracieuse, elle tendit le front; il cherchait la bouche; la jeune femme disparut, en riant.

–Méchante! gémit-il, tout penaud; puis il se consola en songeant que la dame préférait sans doute se donner chez elle, en toute liberté, et il appela sa gouvernante:

–Eulalie! Eulalie!

–Monsieur?

–Avance à l’ordre!

–Voici, Monsieur!

–Tu as vu cette dame?

–Oui, Monsieur.

–Et tu la trouves?

–Assez bien!

–Malheureuse! Elle est admirable, entends-tu? Ah! la bougresse, elle m’a mis dans un état!…

–Voyons, Monsieur, dit la gouvernante avec douceur; ne vous emballez pas; vous savez bien que ça vous fait du mal!

Le cornac

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