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PHYSIOLOGIE DE LA RUCHE

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Table des matières

La mère.—Il serait bien long de rappeler tout ce que l'enthousiasme des premiers observateurs a conçu d'idées erronées sur le compte des abeilles, relativement à leurs mœurs, à leurs lois sociales, à leur gouvernement. Et d'abord, on a longtemps cru que le chef de la ruche était, non point, une reine, mais un roi. Et les despotes couronnés pouvaient admirer et envier ce monarque de la ruche, fier d'une autorité incontestée, toujours choyé, toujours honoré; qui n'a même à se préoccuper de rien, car un monde d'esclaves, jeunes, vieux, mais également dévoués, se charge de tous soins, de toutes affaires au dedans et au dehors.

Il faut quelque peu rabattre de ce tableau. Ce roi, d'abord, c'est une reine;, que dis-je? une reine qui ne gouverne ni ne règne; c'est une femelle, une pondeuse, la mère de toute la colonie. Et c'est tout. Sa seule fécondité fait son prestige, et le culte qui l'environne, et les soins de tous ses enfants, dont une foule toujours se presse autour d'elle, la flattant amoureusement des antennes, présentant souvent à sa bouche une goutte de miel, une garde du corps qui suit tous ses pas, et au besoin saurait vaillamment la défendre.

De la mère et de sa vitalité dépendent la population et l'opulence de la colonie. Une mère chétive et souffreteuse fait une ruche pauvre et misérable. Avec une robuste pondeuse, un essaim populeux, des magasins regorgeant de richesses. Non, ce n'est pas un instinct mal adapté que celui qui fait la constante sollicitude, les soins empressés des abeilles pour leur mère commune. Le pur intérêt, la froide raison, ne calculeraient pas autrement.

Se nourrir et puis pondre, c'est là toute l'affaire, toute la vie de cette prétendue reine. Et ce n'est pas, nous l'allons voir, une sinécure. Mais, d'autre part, l'œuf pondu, tout est dit; la pondeuse n'en a cure. Il sera assidûment visité par les ouvrières, son éclosion surveillée, et la jeune larve à peine née, aussitôt pourvue d'aliments. Donner le jour à sa progéniture, c'est assez pour la mère; les ouvrières ses filles seront les nourrices; à elles tous les soins des enfants au berceau, l'élevage de leurs sœurs.

Peu de jours après sa naissance, la jeune femelle, si le temps le permet, sort une première fois de la ruche. C'est ce qu'on appelle la promenade nuptiale, qui se répète un nombre variable de fois, jusqu'à ce qu'elle ait rencontré un faux-bourdon qui la féconde. Cet acte s'accomplit dans les airs, et nul homme encore n'en a été témoin. La femelle fécondée rentre dans la ruche, et n'en sortira plus de sa vie, si ce n'est lors de la formation d'un essaim.

Tant qu'elle vivra, elle pondra désormais des œufs fertiles, sans qu'elle ait besoin de convoler à de nouvelles noces. Le liquide séminal provenant du mâle se trouve contenu dans un petit réservoir globuleux, d'un millimètre à peine de diamètre. C'est bien peu; et cependant c'est assez pour subvenir à la fécondation des œufs que l'abeille pourra pondre pendant toute la durée de son existence. Quelquefois cependant, sur ses derniers jours, la provision peut s'épuiser, et nous verrons les conséquences de cet accident.

Aux âges de barbarie de la science, c'était une opinion générale qu'en des cas exceptionnels un animal pouvait provenir de son parent sans fécondation préalable. On attribuait à des causes peu connues, souvent surnaturelles, l'apparition d'un être dont le mode d'origine n'avait pas été observé. La science moderne a fait justice des absurdités; mais, trop absolue, elle avait écarté la génération sans baptême séminal des théories positives. On sait aujourd'hui, grâce à des observations nombreuses et irréprochables, qu'un certain nombre d'êtres vivants viennent au monde n'ayant pour tout parent qu'une mère. Lucina sine concubitu. C'est ce qu'on appelle la parthénogenèse, ou la génération par des femelles vierges. Tel est le cas des Pucerons, comme le démontra, dans le siècle dernier, le philosophe et naturaliste Bonnet, de Genève; des Lépidoptères du genre Psyché, ainsi que l'a établi de nos jours de Siebold; des Hyménoptères de la tribu des Cynipides, auteurs de ces excroissances souvent bizarres, que portent fréquemment certaines plantes, particulièrement le chêne, et qu'on nomme des galles. Bornons-nous à ces exemples; la liste des animaux reconnus parthénogénésiques serait fort longue. Elle comprend aussi l'Abeille.

Un curé de Silésie, apiculteur zélé, Dzierzon, frappé d'un certain nombre de faits curieux, que la pratique avait signalés depuis longtemps aux éleveurs d'abeilles, sans leur en révéler la cause, en chercha l'explication et la trouva dans la parthénogenèse. Il en formula la théorie dans les propositions suivantes:

1º Tout œuf de l'Abeille-mère qui reçoit le contact du fluide séminal devient un œuf de femelle ou d'ouvrière; tout œuf qui n'a pas subi ce contact est un œuf de mâle.

2º L'Abeille-mère pond à volonté un œuf de mâle ou un œuf de femelle.

Ces propositions venaient bouleverser les idées généralement admises sur la multiplication des êtres. Elles rencontrèrent beaucoup de contradicteurs et suscitèrent de vifs débats parmi les apiculteurs. La théorie de Dzierzon finit cependant par triompher de toutes les résistances. Or, voici de quelle façon merveilleusement simple elle donnait la clef de certains phénomènes.

Les gâteaux présentent parfois une irrégularité remarquable, qui coïncide avec un développement exagéré de la population mâle. Les apiculteurs allemands désignent par une dénomination spéciale ces gâteaux mal faits; ils les appellent buckelige Waben (gâteaux bossus), et par suite buckel Brut (couvée bossue), la génération qui en provient. Quelle est la cause de ces anomalies? Elles résultent, selon Dzierzon, de ce que la jeune reine, mal conformée pour le vol, n'a pu quitter la ruche, ni, partant, être fécondée. Il s'ensuit fatalement qu'elle n'a pu pondre que des œufs de faux-bourdons. Or, ces œufs n'ont pas été pondus seulement dans les cellules destinées à recevoir des mâles, mais aussi dans les cellules d'ouvrières, beaucoup plus petites. Les larves de faux-bourdons sont bientôt à l'étroit dans ces compartiments qui ne vont pas à leur taille. Les abeilles, qui s'en aperçoivent, se hâtent de les agrandir, et on les voit, une fois clos, se soulever en dôme saillant au-dessus du niveau des cellules renfermant des ouvrières.

Vers la fin de sa vie, la reine, sans cesser d'être féconde, produit une proportion d'œufs mâles toujours croissante avec l'âge, et finit même parfois par n'en plus produire de l'autre sexe. C'est qu'une ponte prolongée a épuisé la provision de substance fécondante renfermée dans le réservoir séminal. Plus d'œuf fécondé par conséquent; tout œuf pondu est un œuf de mâle.

On voit parfois des ouvrières pondre quelques œufs, et toujours des œufs de mâles; le fait est signalé par Aristote lui-même. Il n'a rien d'extraordinaire, si l'on observe que les ouvrières ne sont que des femelles, dont les organes génitaux ont subi un arrêt de développement. L'imperfection de l'appareil reproducteur les rend inaptes à la fécondation, sinon à la production de quelques œufs, qui seront inévitablement des œuf de mâles.

Il existe deux variétés, entre autres, deux races d'abeilles: l'une est celle de nos pays, l'autre est la race italienne, l'Abeille ligurienne, l'Abeille chantée par Virgile, et préférée à la première à cause de son humeur, dit-on, plus paisible et de la supériorité de ses produits. Aussi essaye-t-on de la propager hors de son pays. Des croisements en résultent. Or voici ce qui arrive invariablement, affirme Dzierzon. Qu'une abeille allemande reçoive un mâle italien, vous obtiendrez des femelles et des ouvrières mi-parties allemandes et italiennes et des mâles purs allemands; et réciproquement, une femelle italienne et un mâle allemand donneront des mâles de pure race italienne et des femelles et ouvrières dont les caractères seront un mélange de ceux des deux races. Preuve que le mâle et la femelle concourent également à la production des femelles, et que le mâle n'entre pour rien dans la procréation des mâles.

Reste à démontrer la seconde partie de la théorie, savoir: que la reine pond à volonté des œuf de l'un ou de l'autre sexe. Nous savons que les cellules de mâles diffèrent de celles d'ouvrières par leurs dimensions. Or l'Abeille-mère ne s'y méprend jamais, et, sauf les cas de non-fécondation, chaque sorte de cellule reçoit l'œuf qui lui convient. Elle pondrait donc, selon son bon plaisir, des mâles ou des femelles.

Telle est, dans ce qu'elle a d'essentiel, la théorie de la parthénogenèse de l'Abeille, telle que Dzierzon l'a formulée et que l'acceptent la presque totalité des apiculteurs et des zoologistes.

Le lecteur nous permettra de lui opposer quelques doutes. Et d'abord, n'est-elle pas exorbitante, cette faculté concédée à l'Abeille, seule parmi tous les êtres vivants, non seulement de connaître le sexe de l'œuf qu'elle va pondre, mais, bien plus, de pouvoir volontairement en déterminer le sexe? Tout œuf est originairement mâle. Fécondé, il change de sexe et devient femelle. On dit bien, pour expliquer un fait si extraordinaire, que la pondeuse peut, à volonté, en comprimant ou non le réservoir séminal, déverser sur l'œuf qui descend dans l'oviducte une certaine quantité de matière fécondante, ou bien le laisser passer sans le gratifier de cette aspersion, si elle veut faire un mâle. Il faut cependant remarquer qu'on n'a jamais songé à attribuer à aucun autre animal qu'à l'Abeille le pouvoir d'agir volontairement sur des phénomènes qui, par leur essence même, semblent absolument soustraits à l'influence de la volonté. Il ne serait donc pas trop, pour établir chez elle l'existence d'une aussi étrange faculté, d'une foule d'expériences concordantes. Or pas un fait expérimental ne l'a jamais prouvée. Cette faculté reste donc une hypothèse, une explication, et rien de plus.

C'est déjà bien assez de reconnaître à l'Abeille, non point la notion du sexe de l'œuf qu'elle va pondre, ce qu'on ne saurait raisonnablement admettre, mais l'instinct de déposer dans chaque sorte de cellule des œufs du sexe approprié. Sa faculté élective va jusque-là, mais pas plus loin; encore est-elle en certains cas mise en défaut, et il n'est pas rare de trouver quelques mâles égarés dans des cellules d'ouvrières, par le fait d'une pondeuse cependant en bonne santé et normalement féconde. L'expérience a même montré à M. Drory, que si toutes les grandes cellules ont été enlevées de la ruche, la mère, le moment venu de pondre des œufs de mâles, n'hésite nullement à les déposer dans les cellules d'ouvrières; et, inversement, elle pond des œufs d'ouvrières dans des cellules de mâles, si l'on n'en a pas laissé d'autres à sa disposition.

La parthénogenèse n'est point ici en cause. Le fait de la ponte d'œufs fertiles par une reine non fécondée n'est nullement contesté. La fécondation n'est point nécessaire, pour que des germes mâles se développent; mais cela ne veut point dire que la fécondation n'ait sur ces germes aucune influence. Ils n'en subissent pas moins l'action du fluide séminal, qui leur transmet, à des degrés divers, la ressemblance paternelle. Les faux-bourdons peuvent naître sans père; mais, si un père intervient, il leur imprime plus ou moins fortement le cachet de sa race.

On peut constater, en effet, contrairement aux assertions de Dzierzon, que, dans une ruche dont la mère est de race italienne pure, mais a été fécondée par un mâle du pays, les faux-bourdons qui, théoriquement, devraient tous être des italiens purs, sont des métis, aussi bien que les ouvrières. Les mâles tiennent donc de leur père, tout comme leurs sœurs, et l'Abeille ne fait point exception à la loi commune.

La production des œufs de l'un ou de l'autre sexe paraît être une nécessité physiologique, étroitement liée à des conditions particulières de température et d'alimentation, et sans aucun rapport avec la volonté de l'Abeille. C'est normalement au printemps, et à une époque précise, que les mâles commencent à se montrer dans les ruches. On sait, d'autre part, que les colonies parvenues à la fin de l'hiver avec des provisions abondantes sont celles où les mâles se montrent le plus tôt. Souvent il suffit de nourrir artificiellement une ruche, au début du printemps, pour y hâter l'apparition des mâles. La précocité ou le retard des beaux jours interviennent encore pour hâter ou différer la ponte des mâles. Et l'on ne voit pas où et comment la volonté de la pondeuse pourrait se glisser comme facteur dans ce phénomène, si nettement soumis aux fluctuations des circonstances extérieures. Il est vrai que les apiculteurs nous diront que la reine, voyant le temps si beau et les provisions abondantes, se met en devoir de pondre des mâles. Mais quelle sagacité, quelle pénétration ont donc ces gens si bien renseignés sur les pensées qui peuvent éclore dans la cervelle d'une abeille?

Deux jours après la promenade nuptiale, la jeune mère commence sa ponte. Les œufs ne sont point déposés au hasard çà et là, dans les cellules vides. Le haut des rayons est laissé, en général, pour les provisions, miel et pollen. La pondeuse se place vers le milieu du rayon; là, un premier œuf est déposé dans une cellule, puis dans les cellules contiguës et ainsi de suite, l'espace garni d'œufs allant toujours en s'élargissant sans jamais présenter aucun vide, en sorte que les premiers œufs pondus se trouvent au centre de cet espace, les plus récemment pondus sur les bords.

Quand la mère a ainsi pourvu d'œufs une certaine étendue du rayon, elle passe sur l'autre face, et pond de même dans les cellules adossées aux premières. Puis elle passe aux rayons juxtaposés au premier, à droite et à gauche, ensuite aux suivants, en s'écartant toujours symétriquement de part et d'autre du premier, qui occupe ainsi le centre des rayons porteurs d'œufs ou de couvain. Cette disposition a l'avantage de réunir dans la partie centrale de la ruche, la plus facile à maintenir à la température convenable, tout ce qu'il y a d'œufs ou de larves; c'est là que les ouvrières se trouvent réunies en masses pressées, réchauffant le couvain de leur propre chaleur.

L'activité de la ponte dépend surtout de l'abondance des récoltes que font les ouvrières, partant de la richesse de la floraison à un moment donné. C'est au printemps, après le long repos de l'hiver, qu'a lieu la plus grande ponte; elle est beaucoup moindre durant tout le reste de la saison, surtout en automne. Il semble que, plus la maison s'enrichit, plus la mère est nourrie; or, plus elle mange, plus ses ovaires grossissent, par le grand nombre d'œufs qui viennent à maturité. Le développement de ses organes internes se trahit extérieurement par le volume de son abdomen: il est énorme au printemps, et il semble parfois que l'Abeille ait peine à le traîner.

Les premières pontes ne donnent que des ouvrières; un peu plus tard, en avril ou dès la fin de mars, la mère commence à pondre des mâles. Il n'est guère pondu d'œufs de ce sexe au delà de juin et juillet. Quant aux œufs qui donnent naissance à des reines, nous ne nous en occuperons pas pour le moment.

Comme la grande majorité des Insectes, les abeilles subissent des métamorphoses, et passent par les trois états connus sous les noms de larve, nymphe, insecte parfait. C'est un grand avantage, pour des insectes sociaux, que d'avoir un développement rapide: il y a gain de temps et de travail, et prompte réparation des déchets que, pour une cause ou une autre, la population de la ruche peut avoir subis. Peu d'insectes ont une évolution aussi courte que les abeilles. Et il est remarquable que chez elles, des trois sortes d'individus, celui qui se développe le plus vite est celui dont la privation est le plus sensible, la mère, qui éclôt le seizième jour après la ponte; puis vient l'ouvrière, dont le développement comprend vingt-deux jours; enfin le mâle, qui en exige vingt-cinq.

Voici du reste un tableau détaillant la durée des différentes phases de la métamorphose, qui dispensera de plus amples explications.

MÈRE. OUVRIÈRE. MALE.
jours. jours. jours.
État d'œuf 4 4 4
État de larve 5 5 6
Filage du cocon 1 2 3
Repos 2 3 4
État de nymphe 4 8 8
TOTAL 16 22 25

Combien d'œufs peut pondre journellement une mère? On n'est pas exactement renseigné à ce sujet. Certains estiment qu'au printemps, au temps de la plus grande ponte, le chiffre des œufs pondus en un jour peut atteindre 4000! D'autres ne croient pas qu'il dépasse 1200.

M. Sourbé[5], acceptant comme moyenne de la ponte le chiffre de 2000 œufs par jour, arrive par un calcul facile, basé sur le tableau qui précède, aux résultats suivants:

1er jour: 2000 œufs.
2e jour: 2000 + 2000 = 4000 œufs.
3e jour: 2000 + 2000 + 2000 = 6000 œufs.

Les œufs du premier jour éclosant le quatrième, il ne pourra jamais y avoir plus de 6000 œufs dans la ruche.

Par un calcul analogue, on arrive à trouver que, le vingt et unième jour, date de la première éclosion d'ouvrières, il existera en tout 42 000 cellules remplies d'œufs de larves et de nymphes, chiffre qui ne sera jamais dépassé par la totalité du couvain de tout âge.

Quant au chiffre de la population totale, en tant qu'ouvrières actives, il varie dans des limites fort étendues, de 10 000 à 50 ou 60 000 individus, parfois davantage. Avec quelle fierté et combien plus de justesse, la mère de tous ces enfants pourrait s'appliquer la présomptueuse parole de Louis XIV: L'État c'est moi!

Outre qu'elle est soumise à diverses oscillations dans le cours d'une année, la fécondité de la mère décroît avec l'âge, et nous avons déjà dit que, vers la fin de sa vie, la mère produit des mâles de plus en plus nombreux et finit même par ne plus pondre que des mâles. La ruche, comme on dit, devient alors bourdonneuse.

Mais elle peut aussi le devenir dans d'autres circonstances, soit que la reine, mal conformée, n'ait pu effectuer la promenade nuptiale, soit que, fait peu connu des apiculteurs, un état pathologique particulier ait atteint les organes reproducteurs de l'Abeille, tant les ovaires, dont les germes tendent à l'atrophie, que le contenu du réservoir séminal, dont les éléments se dissolvent, et qui perd ainsi son pouvoir fécondant.

Toute ruche bourdonneuse est vouée à une destruction prochaine, les faux-bourdons ne faisant que consommer sans rien produire, si l'apiculteur, à temps informé, ne se hâte d'introduire du couvain extrait d'une autre ruche, avant que toute la population ouvrière ait disparu de la colonie menacée.

Chose bien remarquable, et qui met en évidence une grave imperfection de l'instinct. Les abeilles ne sont pas moins attentives et moins affectueuses à l'égard d'une mère bourdonneuse, que pour une mère normalement féconde. Elles massacreront sans pitié la femelle douée des meilleures qualités, qu'on tente d'introduire dans la ruche, pour la substituer à la mauvaise pondeuse, pour qui elles continuent d'avoir les attentions les plus délicates. Mieux avisées, elles devraient se hâter de supprimer la mère inféconde et la remplacer par une nouvelle, alors qu'il en est temps encore, et qu'il reste dans la ruche un peu de couvain d'ouvrières. Nous verrons, en effet, comment, d'une larve d'ouvrière elles savent faire une reine. La ruche donc, en certains cas, s'anéantit par suite de l'imperfection de l'instinct des abeilles.

La mère est, en temps ordinaire, d'humeur fort placide, à tel point qu'on peut la saisir à la main sans craindre d'être piqué, alors qu'une ouvrière, en pareil cas, userait infailliblement de son aiguillon. Mais il est des circonstances où la mère, elle aussi, est accessible à la colère.

Pas plus que les ouvrières elle ne supporte une rivale dans la colonie. Quand, dans une ruche déjà pourvue d'une reine, une seconde vient à éclore, l'ancienne essaye de la tuer en la frappant de son aiguillon, qu'elle ne dégaine en aucune autre circonstance. Le plus souvent les abeilles l'en empêchent. Mais les deux reines ne cohabitent pas cependant sous le même toit. La séparation est nécessaire. L'ancienne mère laisse la place vide à la nouvelle, et part avec une partie de la population. C'est ce qu'on appelle l'essaimage.

S'il en faut croire Huber, les choses ne se passeraient pas toujours aussi paisiblement, et, au lieu d'une séparation à l'amiable, c'est un combat qui aurait lieu, un duel à mort, dont le célèbre observateur des abeilles a décrit les émouvantes péripéties. Nous lui laisserons la parole.

Après avoir raconté comment, dans une ruche contenant cinq ou six cellules royales, la première jeune reine éclose se jeta avec fureur sur la première cellule royale qu'elle rencontra, parvint à l'ouvrir de ses mandibules, introduisit son abdomen dans l'ouverture, perça la reine près d'éclore de son aiguillon, et procéda de même à l'égard des autres, Huber voulut voir ce qui arriverait dans le cas où deux reines sortiraient en même temps de leurs cellules.

«Le 15 mai, dit-il, deux jeunes reines sortirent de leurs cellules presque au même moment. Dès qu'elles furent à portée de se voir, elles s'élancèrent l'une contre l'autre avec l'apparence d'une grande colère, et se mirent dans une situation telle, que chacune avait ses antennes prises dans les dents de sa rivale; la tête, le corselet et le ventre de l'une étaient opposés à la tête, au corselet et au ventre de l'autre; elles n'avaient qu'à replier l'extrémité postérieure de leurs corps, elles se seraient percées réciproquement de leur aiguillon, et seraient mortes toutes deux dans le combat. Mais il semble que la nature n'a pas voulu que leur duel fit périr les deux combattantes; on dirait qu'elle a ordonné aux reines qui se trouveraient dans la situation que je viens de décrire de se fuir à l'instant même avec la plus grande précipitation. Aussi, dès que les rivales dont je parle sentirent que leurs parties postérieures allaient se rencontrer, elles se dégagèrent l'une de l'autre, et chacune s'enfuit de son côté.

...«Quelques minutes après que nos deux reines se furent séparées, leur crainte cessa, et elles recommencèrent à se chercher; bientôt elles s'aperçurent, et nous les vîmes courir l'une contre l'autre: elles se saisirent encore comme la première fois, et se mirent exactement dans la même position: le résultat en fut le même; dès que leurs ventres s'approchèrent, elles ne songèrent qu'à se dégager l'une de l'autre, et elles s'enfuirent. Les ouvrières étaient fort agitées pendant tout ce temps-là, et leur tumulte paraissait s'accroître, lorsque les deux adversaires se séparaient; nous les vîmes à deux différentes fois arrêter les reines dans leur fuite, les saisir par les jambes, et les retenir prisonnières plus d'une minute. Enfin, dans une troisième attaque, celle des deux reines qui était la plus acharnée ou la plus forte, courut sur sa rivale au moment où celle-ci ne la voyait pas venir; elle la saisit avec ses dents à la naissance de l'aile, puis monta sur son corps, et amena l'extrémité de son ventre sur les derniers anneaux de son ennemie, qu'elle parvint facilement à percer de son aiguillon; elle lâcha alors l'aile qu'elle tenait entre ses dents et retira son dard; la reine vaincue tomba, se traîna languissamment, perdit ses forces très vite et expira bientôt. Cette observation prouvait que les reines vierges se livrent entre elles à des combats singuliers. Nous voulûmes savoir si les reines fécondes et mères avaient les unes contre les autres la même animosité.»

Trois cellules royales operculées furent placées dans une ruche dont la mère était très féconde. Elles furent l'une après l'autre éventrées par la mère, et les nymphes tuées. Huber introduisit ensuite dans cette même ruche une autre reine très féconde, qui, victime de la curiosité de l'observateur, fut, après une courte lutte, poignardée par la «reine régnante».

L'imagination ne se mêlerait-elle point pour quelque part à ces récits de l'illustre aveugle? Nous serions porté à le croire, d'autant plus que, depuis Huber, personne encore, à notre connaissance, n'a été témoin de ces duels entre les reines.

Toujours est-il que, dans les circonstances ordinaires, la ruche ne contient qu'une reine, qu'une pondeuse. C'est en vain que, dans une colonie pourvue de sa mère, on essayerait d'en introduire une seconde. Elle est rejetée, peu de temps après, à l'état de cadavre, exécutée par les ouvrières bien plutôt que par la mère. Une fois du moins, j'en ai la certitude, une reine perdue, s'étant jetée dans une de mes ruches, put à peine franchir le trou de vol. Assaillie par les sentinelles, elle fut presque aussitôt ramenée à l'extérieur, et je la vis, sur le tablier, tiraillée en tous sens par une multitude d'abeilles, frappée enfin de l'aiguillon par l'une d'elles et rejetée, inanimée, au pied de la ruche. Pour qu'une reine étrangère soit agréée, il faut que la ruche soit orpheline; la nouvelle arrivée est alors accueillie avec empressement et choyée comme la mère commune.

On a cependant signalé des cas de coexistence de deux reines fécondes dans une même colonie. Le fait est exceptionnel, mais on est obligé de l'admettre, car il est affirmé par plus d'un observateur digne de foi. Et d'ailleurs il s'explique. La reine, nous le savons, est toujours entourée d'une garde qui la défend contre toute agression. Il peut arriver qu'une jeune reine venant d'éclore soit immédiatement entourée de jeunes ouvrières qui n'ont pas eu le temps de connaître leur mère. Elles adoptent la jeune reine, la défendent contre leurs sœurs aînées, qui voudraient s'en débarrasser; et comme la reine légitime est, de son côté, protégée de même par les vieilles abeilles contre les gardiennes de la jeune reine, il s'ensuit que l'une et l'autre se maintiennent, comme deux compétiteurs à l'empire, à la tête de deux factions rivales.

Combien de temps vit une reine? Trois ou quatre ans sont la durée normale de son existence. On a vu cependant des reines encore vivantes après cinq étés, soit cinq années de vie active. C'est une longue vie pour un insecte. Encore un des plus remarquables effets de l'adaptation. La mort de la mère, en effet, est toujours un grave dommage pour la colonie. Elle se traduit inévitablement par la cessation de la ponte durant tout le temps qui s'écoule entre la disparition de la pondeuse et son remplacement. Et ce temps peut comprendre une vingtaine de jours au moins, si la ruche ne contient pas déjà des cellules royales avec larves ou nymphes. On peut juger, par les évaluations qu'on a faites de la ponte journalière, combien l'interrègne représente d'œufs non pondus, d'habitants perdus pour la colonie.

Les males.—Les mâles ou faux-bourdons, nous le savons déjà, n'ont d'autre rôle à remplir que celui de féconder les jeunes reines. Quoiqu'un seul soit élu pour cette importante fonction, et pour qu'elle soit assurée, leur nombre est considérable dans la ruche, et dépend de son importance. Il peut y en avoir de quelques centaines à deux ou trois milliers. Ils ne travaillent ni n'exercent aucune fonction utile dans la colonie. Jamais on ne les voit sur les fleurs; ils ne se nourrissent qu'aux frais de la maison et aux dépens des provisions de miel amassées dans les rayons. Leur vie est tout entière dans cette phrase de Kirby: Mares, ignavum pecus, incuriosi, apricantur diebus serenis, gulæ dediti.

Ils ne sortent de la ruche que dans les beaux jours et aux heures les plus chaudes de la journée, surtout de midi à deux ou trois heures. Leur vol est très bruyant et suffit à les distinguer des ouvrières. En dehors des quelques heures où ils prennent leurs ébats dans les airs, ils passent leur temps à se gorger de miel ou à dormir paresseusement sur les rayons.

Ils se montrent dès le mois d'avril, avant le temps de l'essaimage et de l'éclosion des jeunes reines. Sur la fin de juillet, en général, il ne s'en produit plus. Comme ils consomment beaucoup, que leur présence est une cause de déchet très sensible, les ouvrières se hâtent de s'en débarrasser, dès qu'ils ne sont plus utiles, après l'essaimage, ou dès qu'une cause quelconque appauvrit la colonie. Elles expulsent sans pitié ces bouches inutiles et les jettent violemment à la porte. On a dit qu'elles les tuent. Cela n'est pas exact, le mot pris à la lettre, car elles ne les frappent point de l'aiguillon. Mais, les tirant de leurs mandibules par les pattes, par les antennes, elles les mettent simplement dehors, où on les trouve transis, se mouvant péniblement, montrant par les quelques articles qui leur manquent aux antennes ou aux pattes, les traces de la violence qui les a arrachés du nid. Ils périssent ainsi misérablement de faim et de froid. Ah! les hommes ne sont pas heureux, dans cet État où les femmes gouvernent et ont seules le privilège de porter l'épée!

Les ouvrières. La cire. Édification des rayons.—Lorsqu'un essaim, échappé d'une ruche, s'établit en quelque endroit pour y fonder une nouvelle colonie, les ouvrières s'empressent de bâtir des gâteaux. La matière dont ils sont faits, chacun le sait, est la cire. Cette substance est le produit d'une sécrétion. Les glandes cirières sont placées sous l'abdomen. Si l'on soulève le bord écailleux d'un segment, pour mettre à découvert la base du segment suivant, ou simplement si l'on exerce sur l'abdomen une traction suffisante pour dégager les segments les uns des autres, on voit, sur la partie habituellement recouverte par le segment précédent, à droite et à gauche de la ligne médiane, une surface en forme de pentagone irrégulier, d'aspect jaunâtre, de consistance molle. C'est là que la cire est sécrétée, à l'état de minces lamelles ayant la forme de la surface glandulaire elle-même (fig. 20).

Les quatre segments intermédiaires sont seuls pourvus de glandes cirières; elles manquent au premier et au dernier, et font absolument défaut aux mâles et aux reines.

Quand une abeille veut faire usage de la cire qu'elle a produite, elle détache les lamelles cireuses de dessous son abdomen, à l'aide de la pince formée par le crochet ou éperon du premier article des tarses postérieurs et l'extrémité garnie d'épines du tibia. Au moment où elle est détachée, la substance cireuse est transparente. Portée à la bouche de l'Abeille et pétrie par les mandibules avec la salive, elle devient opaque et acquiert les qualités qu'on lui connaît.

Les abeilles

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