Читать книгу L'adolescence de Rabelais en Poitou - Jean Plattard - Страница 3
PRÉFACE
ОглавлениеCette étude est sortie de quelques leçons données en 1923 à la Faculté des Lettres de Poitiers dans la chaire d’Histoire littéraire du Poitou et des pays de l’Ouest. On a essayé d’abord d’y tracer la vie de Rabelais pendant son séjour en Poitou de sa vingt-sixième à sa trente-troisième année (1520-1527). C’est l’époque de son adolescence, au sens où ce mot était pris par lui-même et par ses contemporains, qui suivaient en cela l’usage du latin et ne s’étonnaient pas de lire, sous le titre d’Adolescence Clémentine, des vers écrits par Marot aux alentours de la trentième année.
Cette période de l’existence de Rabelais nous est connue par quelques renseignements épars tant dans les œuvres de ses amis que dans les siennes et par quelques lettres de lui-même et de ses correspondants. Ces témoignages, rares et brefs, ne nous informent qu’insuffisamment sur le détail de sa vie en Poitou. C’est ainsi que sur un incident de son «moinage» que l’on représente parfois comme dramatique, à savoir les vexations qu’il endura de la part des Cordeliers et qui amenèrent son passage dans l’ordre des Bénédictins, nous ne savons, en fait, presque rien.
Mais ces mêmes documents nous donnent de précieuses indications sur la formation intellectuelle de Rabelais. Ils nous aident à connaître la culture, les goûts, les idées des personnes et des cercles qu’il fréquentait en Poitou. Par eux, nous savons sous quelles influences il s’est adonné à l’étude des lettres latines et grecques et comment il a acquis ce savoir encyclopédique qui excitait l’admiration de ses amis. Il y a plus: certains caractères de son érudition s’expliquent par ses amitiés d’adolescence. On n’est pas surpris de le trouver initié aux sciences juridiques et à la connaissance de la procédure lorsque l’on a constaté que son commerce ordinaire était alors avec des juristes.
Après avoir exposé ce que nous pouvons savoir du séjour de Rabelais en Poitou, il y avait à rechercher comment son œuvre a bénéficié des connaissances et de l’expérience qu’il y avait acquises. J’ai étudié naguère le rôle de l’érudition gréco-latine, ainsi que des sciences juridiques et médicales dans le Pantagruel et le Gargantua. Je me suis ici particulièrement attaché aux parties de ce savoir qui sont incontestablement d’origine poitevine. Le champ était vaste. Si Montpellier peut se flatter d’avoir enseigné la médecine à Rabelais, c’est au Poitou qu’il doit ses notions juridiques et ses observations sur les mœurs des légistes et gens de justice, auxquelles il a fait une grande place dans son livre.
Il reste que la matière de son œuvre, et en particulier son érudition, nous intéresse aujourd’hui moins que son art. Nous serions assurément curieux d’assister à la formation de l’écrivain plutôt qu’à celle du savant. Or, jusqu’en 1527, rien ne fait deviner chez le jeune moine les qualités d’artiste et les dons de conteur qui assureront le succès de ses livres français immédiatement. Tout au plus aperçoit-on comment certaines tendances de son talent ont pu trouver des occasions favorables pour se développer dans le cercle de ses amis poitevins. Il me paraît hors de doute, par exemple, qu’il s’est essayé aux argumentations paradoxales par certains exercices en honneur dans le monde des légistes: l’apologie de Panurge pour les emprunteurs et débiteurs, le plaidoyer de Bridoye tout entier et surtout son éloge des formalités en judicature sont d’excellents spécimens d’un jeu d’esprit cher au monde de la Basoche et du Palais: la cause de mardi-gras. Quelques formes de l’humour de Rabelais, les plus étranges peut-être pour nous, s’éclairent par la connaissance de sa formation intellectuelle.
La publication de ces leçons me procure l’occasion de m’acquitter d’un agréable devoir: celui de remercier M. le Recteur Pineau, M. le doyen honoraire Carré et M. le Doyen Boissonnade, grâce à qui la chaire d’histoire du Poitou à la Faculté de Poitiers, devenue vacante, a été transformée, en faveur de mon enseignement, en chaire d’histoire littéraire. J’ai trouvé aide et encouragement dans mes travaux auprès de mes collègues de la Faculté des Lettres ainsi que chez mes confrères de la Société des Antiquaires de l’Ouest; j’ai mis si fréquemment à contribution l’obligeance et l’érudition de MM. Ginot et Rambaud que je leur dois un tribut spécial de gratitude. Je remercie également M. Garaud, professeur d’histoire du droit, pour maints renseignements précieux.
Toute étude sur Rabelais bénéficie de l’activité de la Société des Etudes Rabelaisiennes dont M. Lefranc, professeur au Collège de France, fut le fondateur et reste l’âme. Quelques chapitres de ce livre utilisent en particulier les recherches de M. H. Clouzot sur la Topographie Rabelaisienne . Il n’en est aucun qui ne doive quelque chose à la Revue des Etudes Rabelaisiennes et à la Revue du seizième siècle .
J’ai inscrit, en tête de cet ouvrage, le nom d’un compagnon d’études, René Sturel, que la guerre nous a enlevé, au moment où il commençait à marquer de découvertes originales chacune de ses reconnaissances dans les provinces les plus diverses de notre domaine littéraire du XVIe siècle. A vingt-neuf ans, il avait déjà publié un livre sur Amyot, traducteur des Vies parallèles de Plutarque, où l’érudition la plus solide et la plus minutieuse est exposée avec une aisance rare, un Essai sur les traductions du théâtre grec en France avant 1550 (Rev. d’hist. litt. de la France, 1913), des Poésies inédites de Marguerite de Navarre (Revue XVIe siècle, 1914, un essai sur Bandello en France au XVIe siècle (Bulletin italien, 1914-18). Il se proposait de consacrer sa thèse de doctorat à l’hellénisme en France au début du XVIe siècle. Divers articles donnés à la Revue des Etudes Rabelaisiennes, et à la Revue du XVIe siècle, sur Rabelais et Hippocrate (1908) et sur Etienne Dolet (1913) procèdent d’enquêtes entreprises sur cette vaste question. Tant de courage au travail, tant d’espoirs, tant de promesses d’avenir auront été fauchés par la mitraille allemande! Erasme, déplorant la mort prématurée d’un humaniste, traduira nos regrets:
Quam fælici ingenio, quam acri judicio, quam ubere facundía, quanta linguarum, quanta disciplinarum omnium scientia praeditum! Nihil sua referre putavit inexorabile fatum, quod tantum adferret dispendium bonis litteris, quibus ille jam succurrere non instrenue cæperat, quod tam grave desiderium excitaret litterarum cultoribus, quod tantos fructus, tantas studiosorum spes repente incideret .
Poitiers, 3 décembre 1923.