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Jean Racine
ANDROMAQUE
Acte I

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Scène I

Oreste, Pylade


Oreste

Oui, puisque je retrouve un ami si fidèle,

Ma fortune va prendre une face nouvelle ;

Et déjà son courroux semble s’être adouci

Depuis qu’elle a pris soin de nous rejoindre ici.

Qui l’eût dit, qu’un rivage à mes vœux si funeste

Présenterait d’abord Pylade aux yeux d’Oreste ?

Qu’après plus de six mois que je t’avais perdu,

À la cour de Pyrrhus tu me serais rendu ?


Pylade

J’en rends grâces au ciel qui, m’arrêtant sans cesse,

Semblait m’avoir fermé le chemin de la Grèce,

Depuis le jour fatal que la fureur des eaux

Presque aux yeux de l’Épire écarta nos vaisseaux.

Combien, dans cet exil, ai-je souffert d’alarmes !

Combien à vos malheurs ai-je donné de larmes,

Craignant toujours pour vous quelque nouveau danger

Que ma triste amitié ne pouvait partager !

Surtout je redoutais cette mélancolie

Où j’ai vu si longtemps votre âme ensevelie.

Je craignais que le ciel, par un cruel secours,

Ne vous offrît la mort que vous cherchiez toujours.

Mais je vous vois, Seigneur ; et si j’ose le dire,

Un destin plus heureux vous conduit en Épire :

Le pompeux appareil qui suit ici vos pas

N’est point d’un malheureux qui cherche le trépas.



Oreste

Hélas ! qui peut savoir le destin qui m’amène ?

L’amour me fait ici chercher une inhumaine.

Mais qui sait ce qu’il doit ordonner de mon sort,

Et si je viens chercher ou la vie ou la mort ?



Pylade

Quoi ? votre âme à l’amour en esclave asservie

Se repose sur lui du soin de votre vie ?

Par quel charme, oubliant tant de tourments soufferts,

Pouvez-vous consentir à rentrer dans ses fers ?

Pensez-vous qu’Hermione, à Sparte inexorable,

Vous prépare en Épire un sort plus favorable ?

Honteux d’avoir poussé tant de vœux superflus,

Vous l’abhorriez ; enfin vous ne m’en parliez plus.

Vous me trompiez, Seigneur.



Oreste

Je me trompais moi-même !

Ami, n’accable point un malheureux qui t’aime.

T’ai-je jamais caché mon cœur et mes désirs ?

Tu vis naître ma flamme et mes premiers soupirs.

Enfin, quand Ménélas disposa de sa fille

En faveur de Pyrrhus, vengeur de sa famille,

Tu vis mon désespoir ; et tu m’as vu depuis

Traîner de mers en mers ma chaîne et mes ennuis.

Je te vis à regret, en cet état funeste,

Prêt à suivre partout le déplorable Oreste,

Toujours de ma fureur interrompre le cours,

Et de moi-même enfin me sauver tous les jours.

Mais quand je me souvins que parmi tant d’alarmes

Hermione à Pyrrhus prodiguait tous ses charmes,

Tu sais de quel courroux mon cœur alors épris

Voulut en l’oubliant punir tous ses mépris.

Je fis croire et je crus ma victoire certaine ;

Je pris tous mes transports pour des transports de haine.

Détestant ses rigueurs, rabaissant ses attraits,

Je défiais ses yeux de me troubler jamais.

Voilà comme je crus étouffer ma tendresse.

En ce calme trompeur j’arrivai dans la Grèce,

Et je trouvai d’abord ses princes rassemblés,

Qu’un péril assez grand semblait avoir troublés.

J’y courus. Je pensai que la guerre et la gloire

De soins plus importants rempliraient ma mémoire ;

Que mes sens reprenant leur première vigueur,

L’amour achèverait de sortir de mon cœur.

Mais admire avec moi le sort dont la poursuite

Me fit courir alors au piège que j’évite.

J’entends de tous côtés qu’on menace Pyrrhus ;

Toute la Grèce éclate en murmures confus ;

On se plaint qu’oubliant son sang et sa promesse

Il élève en sa cour l’ennemi de la Grèce,

Astyanax, d’Hector jeune et malheureux fils,

Reste de tant de rois sous Troie ensevelis.

J’apprends que pour ravir son enfance au supplice

Andromaque trompa l’ingénieux Ulysse,

Tandis qu’un autre enfant, arraché de ses bras,

Sous le nom de son fils fut conduit au trépas.

On dit que peu sensible aux charmes d’Hermione

Mon rival porte ailleurs son cœur et sa couronne.

Ménélas, sans le croire, en paraît affligé,

Et se plaint d’un hymen si longtemps négligé.

Parmi les déplaisirs où son âme se noie,

Il s’élève en la mienne une secrète joie :

Je triomphe ; et pourtant je me flatte d’abord

Que la seule vengeance excite ce transport.

Mais l’ingrate en mon cœur reprit bientôt sa place :

De mes feux mal éteints je reconnus la trace ;

Je sentis que ma haine allait finir son cours,

Ou plutôt je sentis que je l’aimais toujours.

Ainsi de tous les Grecs je brigue le suffrage.

On m’envoie à Pyrrhus ; j’entreprends ce voyage,

Je viens voir si l’on peut arracher de ses bras

Cet enfant dont la vie alarme tant d’États.

Heureux si je pouvais, dans l’ardeur qui me presse,

Au lieu d’Astyanax, lui ravir ma princesse !

Car enfin n’attends pas que mes feux redoublés

Des périls les plus grands puissent être troublés.

Puisque après tant d’efforts ma résistance est vaine,

Je me livre en aveugle au destin qui m’entraîne.

J’aime : je viens chercher Hermione en ces lieux,

La fléchir, l’enlever, ou mourir à ses yeux.

Toi qui connais Pyrrhus, que penses-tu qu’il fasse ?

Dans sa cour, dans son cœur, dis-moi ce qui se passe.

Mon Hermione encor le tient-elle asservi ?

Me rendra-t-il, Pylade, un bien qu’il m’a ravi ?



Pylade

Je vous abuserais si j’osais vous promettre

Qu’entre vos mains, Seigneur, il voulût la remettre.

Non que de sa conquête il paraisse flatté ;

Pour la veuve d’Hector ses feux ont éclaté ;

Il l’aime. Mais enfin cette veuve inhumaine

N’a payé jusqu’ici son amour que de haine ;

Et chaque jour encore on lui voit tout tenter

Pour fléchir sa captive, ou pour l’épouvanter.

De son fils qu’il lui cache il menace la tête,

Et fait couler des pleurs qu’aussitôt il arrête.

Hermione elle-même a vu plus de cent fois

Cet amant irrité revenir sous ses lois,

Et de ses vœux troublés lui rapportant l’hommage,

Soupirer à ses pieds moins d’amour que de rage.

Ainsi n’attendez pas que l’on puisse aujourd’hui

Vous répondre d’un cœur si peu maître de lui :

Il peut, Seigneur, il peut, dans ce désordre extrême,

Épouser ce qu’il hait, et punir ce qu’il aime.



Oreste

Mais dis-moi de quel œil Hermione peut voir

Son hymen différé, ses charmes sans pouvoir.



Pylade

Hermione, Seigneur, au moins en apparence,

Semble de son amant dédaigner l’inconstance,

Et croit que trop heureux de fléchir sa rigueur

Il la viendra presser de reprendre son cœur.

Mais je l’ai vue enfin me confier ses larmes ;

Elle pleure en secret le mépris de ses charmes.

Toujours prête à partir, et demeurant toujours,

Quelquefois elle appelle Oreste à son secours.



Oreste

Ah ! si je le croyais, j’irais bientôt, Pylade,

Me jeter…



Pylade

Achevez, Seigneur, votre ambassade.

Vous attendez le roi : parlez, et lui montrez

Contre le fils d’Hector tous les Grecs conjurés.

Loin de leur accorder ce fils de sa maîtresse,

Leur haine ne fera qu’irriter sa tendresse.

Plus on les veut brouiller, plus on va les unir.

Pressez, demandez tout, pour ne rien obtenir.

Il vient.



Oreste

Eh bien ! va donc disposer la cruelle

À revoir un amant qui ne vient que pour elle.


Scène II

Pyrrhus, Oreste, Phœnix


Oreste

Avant que tous les Grecs vous parlent par ma voix,

Souffrez que j’ose ici me flatter de leur choix,

Et qu’à vos yeux, Seigneur, je montre quelque joie

De voir le fils d’Achille et le vainqueur de Troie.

Oui, comme ses exploits nous admirons vos coups :

Hector tomba sous lui, Troie expira sous vous ;

Et vous avez montré, par une heureuse audace,

Que le fils seul d’Achille a pu remplir sa place.

Mais, ce qu’il n’eût point fait, la Grèce avec douleur

Vous voit du sang troyen relever le malheur,

Et vous laissant toucher d’une pitié funeste,

D’une guerre si longue entretenir le reste.

Ne vous souvient-il plus, Seigneur, quel fut Hector ?

Nos peuples affaiblis s’en souviennent encor.

Son nom seul fait frémir nos veuves et nos filles,

Et dans toute la Grèce il n’est point de familles

Qui ne demandent compte à ce malheureux fils

D’un père ou d’un époux qu’Hector leur a ravis.

Et qui sait ce qu’un jour ce fils peut entreprendre ?

Peut-être dans nos ports nous le verrons descendre,

Tel qu’on a vu son père embraser nos vaisseaux,

Et, la flamme à la main, les suivre sur les eaux.

Oserai-je, Seigneur, dire ce que je pense ?

Vous-même de vos soins craignez la récompense,

Et que dans votre sein ce serpent élevé

Ne vous punisse un jour de l’avoir conservé.

Enfin de tous les Grecs satisfaites l’envie,

Assurez leur vengeance, assurez votre vie ;

Perdez un ennemi d’autant plus dangereux

Qu’il s’essaiera sur vous à combattre contre eux.



Pyrrhus

La Grèce en ma faveur est trop inquiétée.

De soins plus importants je l’ai crue agitée,

Seigneur, et sur le nom de son ambassadeur,

J’avais dans ses projets conçu plus de grandeur.

Qui croirait en effet qu’une telle entreprise

Du fils d’Agamemnon méritât l’entremise ;

Qu’un peuple tout entier, tant de fois triomphant,

N’eût daigné conspirer que la mort d’un enfant ?

Mais à qui prétend-on que je le sacrifie ?

La Grèce a-t-elle encor quelque droit sur sa vie ?

Et seul de tous les Grecs ne m’est-il pas permis

D’ordonner d’un captif que le sort m’a soumis ?

Oui, Seigneur, lorsqu’au pied des murs fumants de Troie

Les vainqueurs tout sanglants partagèrent leur proie,

Le sort, dont les arrêts furent alors suivis,

Fit tomber en mes mains Andromaque et son fils.

Hécube près d’Ulysse acheva sa misère ;

Cassandre dans Argos a suivi votre père ;

Sur eux, sur leurs captifs, ai-je étendu mes droits ?

Ai-je enfin disposé du fruit de leurs exploits ?

On craint qu’avec Hector Troie un jour ne renaisse ;

Son fils peut me ravir le jour que je lui laisse :

Seigneur, tant de prudence entraîne trop de soin ;

Je ne sais point prévoir les malheurs de si loin.

Je songe quelle était autrefois cette ville

Si superbe en remparts, en héros si fertile,

Maîtresse de l’Asie ; et je regarde enfin

Quel fut le sort de Troie, et quel est son destin.

Je ne vois que des tours que la cendre a couvertes,

Un fleuve teint de sang, des campagnes désertes,

Un enfant dans les fers ; et je ne puis songer

Que Troie en cet état aspire à se venger.

Ah ! si du fils d’Hector la perte était jurée,

Pourquoi d’un an entier l’avons-nous différée ?

Dans le sein de Priam n’a-t-on pu l’immoler ?

Sous tant de morts, sous Troie, il fallait l’accabler.

Tout était juste alors : la vieillesse et l’enfance

En vain sur leur faiblesse appuyaient leur défense ;

La victoire et la nuit, plus cruelles que nous,

Nous excitaient au meurtre, et confondaient nos coups.

Mon courroux aux vaincus ne fut que trop sévère.

Mais que ma cruauté survive à ma colère ?

Que malgré la pitié dont je me sens saisir,

Dans le sang d’un enfant je me baigne à loisir ?

Non, Seigneur : que les Grecs cherchent quelque autre proie ;

Qu’ils poursuivent ailleurs ce qui reste de Troie :

De mes inimitiés le cours est achevé ;

L’Épire sauvera ce que Troie a sauvé.



Oreste

Seigneur, vous savez trop avec quel artifice

Un faux Astyanax fut offert au supplice

Où le seul fils d’Hector devait être conduit.

Ce n’est pas les Troyens, c’est Hector qu’on poursuit.

Oui, les Grecs sur le fils persécutent le père ;

Il a par trop de sang acheté leur colère,

Ce n’est que dans le sien qu’elle peut expirer,

Et jusque dans l’Épire il les peut attirer.

Prévenez-les.



Pyrrhus

Non, non. J’y consens avec joie !

Qu’ils cherchent dans l’Épire une seconde Troie ;

Qu’ils confondent leur haine, et ne distinguent plus

Le sang qui les fit vaincre et celui des vaincus.

Aussi bien ce n’est pas la première injustice

Dont la Grèce d’Achille a payé le service.

Hector en profita, Seigneur ; et quelque jour

Son fils en pourrait bien profiter à son tour.



Oreste

Ainsi la Grèce en vous trouve un enfant rebelle ?



Pyrrhus

Et je n’ai donc vaincu que pour dépendre d’elle ?



Oreste

Hermione, Seigneur, arrêtera vos coups :

Ses yeux s’opposeront entre son père et vous.



Pyrrhus

Hermione, Seigneur, peut m’être toujours chère,

Je puis l’aimer, sans être esclave de son père ;

Et je saurai peut-être accorder quelque jour

Les soins de ma grandeur et ceux de mon amour.

Vous pouvez cependant voir la fille d’Hélène :

Du sang qui vous unit je sais l’étroite chaîne.

Après cela, Seigneur, je ne vous retiens plus,

Et vous pourrez aux Grecs annoncer mon refus.


Scène III

Pyrrhus, Phœnix


Phœnix

Ainsi vous l’envoyez aux pieds de sa maîtresse ?



Pyrrhus

On dit qu’il a longtemps brûlé pour la princesse.



Phœnix

Mais si ce feu, Seigneur, vient à se rallumer ?

S’il lui rendait son cœur, s’il s’en faisait aimer ?



Pyrrhus

Ah ! qu’ils s’aiment, Phœnix ! J’y consens. Qu’elle parte.

Que charmés l’un de l’autre ils retournent à Sparte !

Tous nos ports sont ouverts et pour elle et pour lui.

Qu’elle m’épargnerait de contrainte et d’ennui !



Phœnix

Seigneur…



Pyrrhus

Une autre fois je t’ouvrirai mon âme :

Andromaque paraît.


Scène IV

Pyrrhus, Andromaque, Phœnix, Céphise


Pyrrhus

Me cherchiez-vous, Madame ?

Un espoir si charmant me serait-il permis ?



Andromaque

Je passais jusqu’aux lieux où l’on garde mon fils.

Puisqu’une fois le jour vous souffrez que je voie

Le seul bien qui me reste et d’Hector et de Troie,

J’allais, Seigneur, pleurer un moment avec lui :

Je ne l’ai point encore embrassé d’aujourd’hui.



Pyrrhus

Ah, Madame ! les Grecs, si j’en crois leurs alarmes,

Vous donneront bientôt d’autres sujets de larmes.



Andromaque

Et quelle est cette peur dont leur cœur est frappé,

Seigneur ? Quelque Troyen vous est-il échappé ?



Pyrrhus

Leur haine pour Hector n’est pas encore éteinte.


Andromaque

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