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Histoire d’un Veau gourmand et d’un os de petit salé

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— Pas si vite, Marquis! pas si vite, mon petit! Tout le riz est pour toi; personne n’y viendra goûter. A quoi bon te hâter si fort?

Voilà ce qu’on entendait tous les jours et trois fois par jour dans la belle étable qui servait de logement à la Bringe, —une robuste cotentine — et à son veau Marquis.

Quand Marquis était venu au monde, le fermier l’avait trouvé si beau, si bien membré, — avec la tête courte, le front large, l’œil noir — qu’il avait dit tout de suite:

— Celui-ci n’est pas pour le boucher; et, s’il continue, ce sera un fameux taureau.

La Bringe ne se rendait peut-être pas un compte exact du sort qui attend les veaux auprès de ce terrible personnage qui s’appelle le boucher; mais elle se souvenait fort bien que l’an passé, quand elle avait eu ce beau petit roux, son maître était un jour entré dans l’étable avec un homme en tablier blanc, portant à la ceinture un long couteau engainé.

Ils avaient soupesé le veau, palpé sa chair, étiré ses membres; puis avaient discuté longtemps, parlant de pistoles, d’écus, de deniers. Finalement, ils avaient poussé, dans une grande carriole, le pauvre animal qui pleurait en appelant sa mère..., et la Bringe ne l’avait jamais revu.

La jument, qui allait souvent en ville et qui connaissait bien des choses, lui avait appris que, sans doute, son petit avait été envoyé à la boucherie, — un endroit inconnu d’où l’on ne revient pas; et depuis, la pauvre vache sentait un frisson d’épouvante lui traverser le corps, d’aussi loin qu’elle apercevait le sinistre tablier blanc.

Aussi, jugez comme elle fut heureuse d’entendre le maître déclarer que Marquis n’irait pas à la boucherie. Sans doute, on le laisserait grandir auprès d’elle comme une petite génisse qu’elle avait eue, voilà deux ans, qui paissait dans le pré voisin et avec laquelle elle allait, de temps en temps, faire la causette par-dessus la haie.


La Bringe était comme toutes les mères: elle trouvait son petit superbe et prenait plaisir à le voir gambader autour d’elle, un peu lourd et maladroit, la tête finissait toujours par entraîner le corps plus faible; et — comme elle le disait à ses camarades de pré, la jument et les brebis, — Marquis ne lui donnait que de la satisfaction. Il ne s’approchait jamais de la mare, ne taquinait point les poules ni le chien, et n’entrait pas effrontément à la cuisine comme le poulain qui, pour cela, avait souvent du bâton.

Pas désobéissant...! pas taquin...! pas hardi...! il était donc parfait votre petit veau...?

Hélas! chez les petites bêtes comme chez les petites gens, la perfection est rare. Non, Marquis n’était point point parfait: il était gourmand..., très gourmand..., horriblement gourmand...!

Tout jeune, lavait manifesté son penchant à la gloutonnerie.

Quand, à trois semaines — voyant qu’il était un bon gros petit bien dodu, bien solide — on avait décidé de le sevrer de sa mère, cela en avait fait des histoires...!

Sitôt que Fanchette, la servante, paraissait avec ses seaux bien nets pour traire la Bringe il protestait avec la dernière énergie, grognant, trépignant, donnant de grands coups de tète à la brave fille qui n’en pouvait mais. Et, quand elle avait les talons tournés, Marquis s’approchait de sa mère pour tâcher de glaner un peu de ce bon lolo qu’il jugeait être sa propriété exclusive.

Aussi avait-on dû recourir aux grands moyens, et emprisonner son mufle rose dans un de ces petits paniers ronds fabriqués tout exprès, à l’usage des veaux gourmands.


Ainsi muselé, il avait beau faire...!

Il faut dire qu’il avait fini par se résigner; et que maintenant, il était dans les meilleurs termes avec Fanchette.

Mais il était resté goulu.

Dès que la servante apportait son seau de riz cuit dans le petit-lait, avant seulement qu’elle l’eût posé par terre, Marquis fourrait dedans son museau tout entier et se mettait à boire si vite et si goulûment que, bien souvent, il était contraint de s’arrêter, éternuant, toussant, étranglant, au point que sa mère craignait de le voir trépasser.

C’est à ce propos qu’elle lui adressait le sage conseil que vous avez lu au commencement:

— Pas si vite, Marquis...!

Marquis pensait dans sa petite cervelle de veau que la Bringe était mal venue à lui faire des remontrances sur ce sujet; que lui, dont les dents étaient encore trop courtes pour paître, n’avait à boire que trois fois par jour, tandis que sa mère avait toujours à sa disposition l’herbe tendre et fleurie; et que cela devait être bien agréable de pouvoir manger toute la journée.

Marquis avait tort. Vous allez voir comment notre petit gourmand de veau faillit payer cher sa gloutonnerie.

— Maîtresse, dit la servante, un jour qu’on avait tué le cochon, Marquis est fort à cette heure, il peut bien boire autre chose que du lait. Si on lui faisait sa pâtée avec cette bonne eau de vaisselle si grasse, cela ne lui ferait pas de mal, au contraire, cela le ferait grossir.

— A ton idée, Fanchette, répondit la maîtresse qui n’avait pas l’humeur contrariante.

Le veau qui, par hasard était près de la maison, avait entendu ce colloque. Il n’avait encore jamais goûté à l’eau de vaisselle, mais, d’après le ton de Fanchette, il jugeait que cela devait être un fameux régal.


A peine la servante avait-elle paru sur le seuil que le veau se mit à sauter, à gambader autour d’elle, bien impatient de faire connaissance avec le contenu du grand seau de bois.

— Ah çà, Marquis, dit Fanchette, qu’est-ce qui te prend donc...? C’est-il que tu as mangé des mouches que te voilà si gai...?

Puis, elle se fâcha parce que Marquis, en folâtrant, avait à moitié culbuté le seau. Elle s’arrêta pour reprendre son aplomb; et, avant de se remettre en marche, donna un bon coup sur la tête du jeune gourmand qui reprit, un tantinet penaud, le chemin de l’étable.

Une fois arrivé là et le riz à sa disposition, quelle fête...! Il se mit à avaler..., mais par lampées si pleines, si rapides qu’il en perdit la respiration.

Tout à coup, la Bringe cesse d’entendre le clapotis de sa langue. Elle se retourne, étonnée d’abord, puis bientôt inquiète.

Marquis est là, le cou tendu, le corps secoué par une toux convulsive.

Rrron...! rrron...!

La Bringe croit que, mangeant gloutonnement comme à son habitude, le veau a, tout simplement, avalé de travers...

Si ce n’était que cela...! Mais Marquis paraît très malade: sa face exprime une angoisse extrême, les yeux lui sortent de la tête, sa langue est pendante, ses flancs battent par saccades violentes et précipitées.

La mère s’approche de son petit et cherche à le soulager en frottant son mufle contre la gorge qui paraît être le siège du mal... Vains efforts, le veau continue à s’étrangler.

Alors, affolée, ne sachant que faire, la pauvre Bringe court à la recherche de gens plus habiles qu’elle.

Par bonheur Fanchette n’était pas loin, occupée à gaver les gros dindons.


— Meu...! Meu...! fait la vache d’un air plaintif.

Et elle appuie son museau sur l’épaule de la servante pour bien lui marquer que c’est à elle qu’elle a affaire. Il faut qu’elle recommence bien des fois son manège avant de se faire comprendre.

— Qu’est-ce qu’il y a donc ma Bringe? demande enfin Fanchette peu habituée à la voir si démonstrative.

Heureuse de voir qu’elle a réussi à attirer l’attention, la vache se dirige du côté de l’étable..., puis se retourne vers Fanchette... fait de nouveau quelques pas..., se retourne encore..., tant et si bien que la servante finit par dire:

— Il faut que j’aille voir ce qu’elle veut, tout de même; il est peut-être arrivé quelque chose.


Il était arrivé que Marquis râlait étendu sur la paille, ne donnant plus signe de vie que par quelques soubresauts, et par des rrron, rrron devenus si faibles qu’on ne les entendait presque plus.

En fille expérimentée, la servante eut tôt fait d’enfoncer son poing dans la gueule entr’ouverte du veau et d’en tirer... un os de petit salé.

Oui, un os de petit salé oublié dans l’eau de vaisselle par cette étourdie de Fanchette.

Depuis ce temps, Marquis mange avec précaution, —avec méfiance même, — comme si toutes les nourritures du monde devaient immuablement contenir des os de petit salé.


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