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Les Prétentions de Guimel
ОглавлениеDans le petit parc africain, à l’ombre maigre des bambous et des palmiers, tous les animaux étaient en émoi. Kassem, le cheval de guerre, un arabe magnifique à la robe noisette pointillée de brun, essayait de faire entendre raison à un jeune dromadaire.
— Voyons, Guimel, à quoi bon vous révolter, puisque tout ce que vous pourrez dire ou faire sera inutile...? Et vraiment, est-il donc si pénible de porter notre gentille petite maîtresse jusqu’aux Gorges de la Chiffa...?
— Pénible, non, Kassem, — je n’ai jamais dit que ce fût pénible, — mais humiliant.
Youssouf, un alezan brûlé qui, autrefois, avait fait partie d’un cirque et gardait l’humeur joviale, se mit à rire de tout son cœur.
— Humiliant...! Ah bien! qu’est-ce qu’il faut donc à monsieur Guimel...? Qu’il le dise afin qu’on le serve bien vite...: un piédestal comme le Veau d’Or, ou un char fleuri comme le Bœuf gras...?
— Ne dites pas de bêtises, Youssouf; vous savez bien que moi je ne suis pas une vulgaire bête de somme. Je suis un méhari de race pure, et le méhari est au dromadaire ce que le noble est au manant.
Youssouf s’inclina jusqu’à terre.
— Monseigneur Guimel, méhari de race pure, nous sommes vos bien humbles sujets.
Djin, un poulain de trois ans, qui ne brillait point par la patience, décocha une bonne ruade à l’orgueilleux.
— Vous voilà bien déchu en notre compagnie!
Mais Tsadé, la mule noire, donnait raison au jeune dromadaire.
— Obéir, grommelait-elle, toujours obéir, il y a bien de quoi se révolter à la fin.
Il était temps que le sage Kassem intervînt.
— Ni les railleries ni les coups ne sont des arguments, dit-il sévèrement. Et vous, Tsadé, gardez pour vous vos mauvais conseils.
Deux petits bourriquots qui, jusqu’alors, s’étaient tenus à l’écart, se mêlèrent indirectement à la conversation.
— On est pourtant bien heureux ici... Te souviens-tu, Koph, du temps où nous étions à la Kasbah d’Alger employés au service de la voirie...?
— Oh oui! Hajim. Les couffins de balayures étaient si lourds...!
— Et le pavé tellement glissant, dans les rues en pente que, presque à chaque pas, nous tombions sur les genoux.
— Et l’on nous relevait à coups de matraque.
— Le bât était si dur, que nous étions toujours écorchés...
— Et que des mouches innombrables venaient sucer le sang de nos plaies.
— Nous ne mangions jamais à notre faim.
— Et le coin où nous dormions, était-il noir et puant...!
— Nous ne savions seulement pas ce que c’était que la verdure, les fleurs et le ciel bleu.
— On est bien ici, n’est-ce pas Hajim?
— Oh! oui Koph!
Guimel prit son ton le plus méprisant pour riposter:
— Mais vous n’êtes que des ânes.
Le poulain Djin se planta devant lui avec un air de menace.
— Et nous autres, que sommes-nous, s’il vous plaît?
— Vous autres, vous êtes nés à l’écurie, c’est-à-dire en esclavage, vous ne pouvez pas me comprendre.
Zohra, une gazelle aux yeux doux, qui n’avait encore rien dit, prit la parole.
— Moi aussi, Guimel, j’ai connu une liberté plus grande, et pourtant je me suis vite résignée à la captivité. Notre petite maîtresse est charmante; nous avons ici de joyeux compagnons...
— Mais des gazelles comme vous, ma pauvre Zohra, il y en a par milliers, tandis que moi...
Youssouf fit semblant de rabrouer sa jolie compagne.
— Voyons, Zohra, à quoi pensez-vous, ma chère! Songez que s’il y a un animal noble, c’est le méhari..., un méhari illustre entre tous, c’est notre Guimel...
— Vous ne savez pas si bien dire, Youssouf. J’ai eu l’honneur d’appartenir au grand chef Si-Allel-ben-Menouar, qui ne montait jamais que ma mère Faly. Il ne faut pas nous prendre pour des animaux de bât; jamais les nôtres n’ont même porté le palanquin des femmes et des enfants... jamais...! Au reste, nous étions dignes de la considération qu’on nous témoignait. Le trot long, régulier, rapide qui caractérise notre famille était renommé dans toute la Chebka.
— Pourquoi n’y êtes-vous pas resté dans votre Chebka, avec Menouar et la mère Faly? interrogea Djin que, les mérites de la famille Guimel impressionnaient, quoi qu’il en eût.
— Parce que j’ai eu au pied une blessure qui m’empêche de trotter aussi vite que les miens. Alors, mon maître m’a vendu à un capitaine de tirailleurs.
— Quels monstres que les hommes! s’exclama la mule Tsadé qui était en révolte permanente contre les gens et les choses..
— Et, continua Guimel, pour comble d’humiliation, me voilà au service d’une petite Roumïa, moi...! moi...! Si encore je servais de monture à un officier..., à un personnage éminent...!
— Pourquoi pas à un chef d’État, pendant que vous y êtes? fit Youssouf avec ironie. Comment donc...! Si l’article manque sur le marché, on en fabriquera tout exprès pour Monsieur Guimel.
— Vraiment, répondit l’orgueilleux sans s’étonner, les chefs d’État montent des bêtes moins nobles que moi.
— Parle toujours, mon vieux Guimel, depuis que j’ai quitté le cirque Judhors, je ne me suis jamais tant amusé.
— Vous n’avez pas besoin de répéter à tout bout de champ que vous avez fait partie d’un cirque, Youssouf, cela se voit de reste. Nous avions de meilleures manières que cela, nous autres, au désert.
Kassem le Pacifique ne pouvait souffrir que l’on se disputât.
— Allons! dit-il d’un ton conciliant, prenez-en votre parti, Guimel; est-ce donc si dur?... Que vous regrettiez le désert, je le comprends; mais notre Metidja n’est pas déplaisante à habiter...; soit dit sans nous vanter, vous avez en nous d’agréables compagnons...; vous êtes bien traité, bien nourri...
— Bien nourri...! bien traité...! riposta le jeune dromadaire avec impatience, mais cela m’importe très peu. La tente ou nos gourbis d’argile sèche, une touffe d’alfa, une poignée d’orge, et — quand cela se trouve — une lampée d’eau fraîche aux séguias de l’oasis..., je préfère de beaucoup cette médiocrité à un bien-être qui n’entraîne pour moi que des humiliations.
— Prenez garde de trouver pis, Guimel. Si jamais, las de votre mauvais caractère, notre maître vous vendait pour les caravanes, c’est là que vous connaîtriez la vraie misère: les marches sans fin, les fardeaux sous lesquels on succombe et les coups à la volée; sans compter — ce qui serait le plus dur pour un orgueilleux comme vous — l’horreur des fondoucks où l’on se trouve en contact avec toutes sortes de gens..., y compris la vermine.
— Suis-je donc une bête de caravane, moi? Les nôtres n’ont jamais servi qu’à la course ou à la guerre.
— Écoutez, mon ami, ce que je vais vous dire n’est pas pour vous faire de la peine, mais pour vous donner une leçon.
J’ai fait campagne dans le Sud; et, certes! je ne connais rien de plus beau qu’une fantasia où se mêlent les burnous blancs des Chambââ et rouges des Spahis; mais je sais bien aussi que pour rien au monde, on n’y voudrait de vos services; vous êtes trop indocile. Il serait donc sage de vous résigner et de changer de procédés à l’égard de ceux qui vous entourent. Je ne parle pas seulement de nous, vos camarades, mais encore et surtout de nos maîtres et des serviteurs qui prennent soin de nous.
— Vous perdez votre temps et vos paroles, Kassem. Jamais je n’obéirai volontiers à cette petite Roumïa que vous adorez, tous, je ne sais pourquoi. La condition que l’on m’impose est tellement indigne de moi!
— Tant pis pour votre moi, mon pauvre Guimel!
A ce moment, Taliès, l’ordonnance du capitaine, entra dans le parc avec un Arabe en gandourah. Ils marchèrent droit au jeune orgueilleux, en poursuivant la conversation commencée:
— Tu le vois, Areski-ben-Zerzour, c’est un méhari pur sang et de race supérieure. Dommage qu’il boite un peu, mais cela n’empêche pas le courage et la force.
— C’est qu’il y a loin d’un marché à l’autre, et de bonnes charges à porter: ballots d’étoffe, chapelets de gargoulettes, jarres d’huile, outres de goudron, couffins de dattes, sacs de sel et de barboucha; il n’aura que l’embarras du choix.
Guimel eut un petit frisson d’angoisse. Ce n’était pas tant la grosse besogne, qui l’effrayait, — il était courageux, — mais la perspective d’être conduit par ce rustre, et la promiscuité des fondoucks où, suivant l’expression de Kassem, «on rencontre toutes sortes de gens».
— Bah! fit Taliès, il est assez robuste pour la vie de caravane. Comme je te le répète, Areski-ben-Zerzour, il n’y a à redire qu’au sujet de son caractère. Mon capitaine l’a acheté pour sa fille, et voilà que cet animal semble l’avoir prise en grippe. Impossible de le faire obéir quand il s’agit de notre petite demoiselle. Il ne veut pas plier les genoux pour qu’elle le monte, ou bien ne veut point se relever quand elle est en selle. Il s’arrête quand on lui commande d’avancer ou prend le trot quand on désire qu’il s’arrête. Et intelligent, avec cela...! Ah? il sait bien ce qu’il fait! Mon capitaine a peur qu’il n’arrive quelque aventure, c’est pourquoi il se décide à le vendre.
— Bon! bon! gronda Areski, il m’obéira bien, à moi, ou il fera connaissance avec la matraque...
Les deux hommes achevèrent leur marché, puis s’éloignèrent emmenant Guimel qui ne daigna même pas envoyer un signe d’adieu à ses compagnons.
Mais ceux-ci virent bien qu’il avait l’air accablé et qu’il boitait plus bas qu’à l’ordinaire.
Du coup, un vent de sagesse souffla sur le monde du petit parc. Djin devint plus patient, Youssouf moins railleur, et Tsadé elle-même, la mule entêtée, se montra docile un grand mois durant.