Читать книгу Le Robinson suisse ou Histoire d'une famille suisse naufragée - Johann David Wyss - Страница 18
Le troupeau à la nage.—Le requin.—Second débarquement.
ОглавлениеLe jour commençait à peine à poindre, lorsque je montai sur le pont, armé d'un excellent télescope, que je dirigeai vers la tente pour tâcher d'apercevoir mes enfants, pendant que Fritz mangeait à la hâte un morceau. Je ne fus pas longtemps sans voir ma femme sortir de la tente. Nous fîmes flotter un linge blanc, et le même signal nous répondit de la rive. Cette vue me rassura et me remplit de joie.
Je résolus alors de prendre avec nous le bétail. Je communiquai mon projet à Fritz, et nous commençâmes à chercher de concert quel moyen il fallait employer pour transporter au rivage une vache, un âne, une truie près de mettre bas, des moutons et des chèvres. Il proposa d'abord de construire un radeau, mais je lui démontrai l'impossibilité de ce projet; enfin, après avoir mûrement réfléchi: «Faisons-leur, me dit-il, des corsets natatoires, et ils nous suivront à la nage.
—Bonne idée! m'écriai-je; allons, à l'ouvrage!»
Un mouton fut bientôt entouré de liège et jeté à l'eau. Nous suivions avec anxiété ce coup d'essai. L'eau sembla d'abord vouloir l'engloutir, et le pauvre animal se démenait comme un possédé, en bêlant d'une manière pitoyable; mais bientôt, exténué de fatigue, il laissa pendre ses jambes, et nous vîmes avec joie qu'il n'en continuait pas moins à se soutenir sur l'eau. Je sautai de plaisir. «Ils sont à nous! criai-je, ils sont à nous!» Fritz alors se jeta à l'eau et ramena à bord le pauvre mouton; nous nous mîmes à confectionner les ustensiles nécessaires pour soutenir les autres.
Deux tonneaux vides, réunis fortement par de la toile à voile, furent fixés sous les flancs de l'âne et de la vache. Nous passâmes deux heures environ à les équiper de la sorte; le menu bétail vint ensuite. Rien n'était plus comique que de voir ces animaux ainsi affublés. L'embarras était de les amener jusqu'à l'eau; heureusement une ouverture formée par le choc qu'avait reçu le navire nous servit utilement. Nous conduisîmes l'âne jusqu'au bord, puis une secousse inattendue le précipita dans l'eau; il tomba violemment, mais il se releva bientôt et se mit à nager avec une force et une dextérité qui lui méritèrent tous nos éloges. Pendant qu'il s'éloignait ainsi, nous jetâmes la vache non moins heureusement, et elle se mit à flotter vers le rivage, majestueusement soutenue par ses deux tonnes, le petit veau vint ensuite. Le cochon seul, plus intraitable, nous donna un mal inouï, et finit par sauter, si loin, qu'il s'écarta beaucoup. Quant aux autres, nous avions eu le soin de leur attacher des cordes qui nous permirent de les réunir auprès du bateau.» Nous y descendîmes sans perdre de temps, et nous rompîmes les liens qui nous retenaient. Le troupeau suivait en bon ordre, seulement il ralentissait considérablement la marche de notre embarcation, et je m'applaudis alors de l'idée de Fritz et de sa voile, car sans elle tous les efforts de nos bras n'auraient pu diriger la masse énorme que nous traînions après nous. De temps en temps les tonnes penchaient soit à droite, soit à gauche; mais les balanciers les remettaient bientôt en équilibre.
Nous voguions tranquillement. Fritz, au fond de sa cuve, jouait avec son petit singe, qui commençait à se familiariser; moi, je rêvais à mes bien-aimés, et je dirigeais sans cesse ma lunette vers la terre pour tâcher d'en apercevoir les signaux ou les traces. Tout à coup j'entendis Fritz me crier d'une voix aiguë: «Mon père, nous sommes perdus! un énorme poisson s'avance vers nous!»
Nous sautons ensemble sur nos armes, qui heureusement étaient chargées, et au même instant nous voyons passer avec la rapidité de l'éclair, presque à la surface de l'onde, un monstrueux requin. Fritz fit feu avec tant de bonheur et d'adresse qu'il l'atteignit à la tête; l'animal tourna à gauche, et une longue trace de sang nous prouva qu'il était bien touché.
Nous nous tînmes toutefois sur nos gardes; Fritz rechargea son fusil, et moi je fis force de rames; mais le reste de la traversée ne fut point troublé, et nous abordâmes bientôt dans un endroit où nos bêtes trouvèrent pied et gagnèrent facilement la terre. Nous y sautâmes nous-mêmes, et nous commençâmes à dépêtrer notre bétail. J'étais assez inquiet de ne pas voir mes enfants, car il se faisait tard, et je ne savais où les chercher, quand tout à coup un cri de joie retentit, et nous fûmes bientôt environnés de la petite famille, qui nous accueillit et tomba dans nos bras.
Ma femme admira l'idée que nous avions eue. «Je n'aurais jamais imaginé cet expédient, disait-elle; car je dois t'avouer que je me suis plusieurs fois fatigué la tête en voulant aviser au moyen de transporter ce bétail, et n'en pouvais trouver aucun.
—Eh bien, lui dis-je, honneur à Fritz! car c'est lui qui l'a trouvé.»
Nous nous étions mis à déballer notre cargaison, lorsque Jack vint à nous majestueusement assis sur le dos de l'âne entre les deux tonnes, qu'il portait encore. Je m'approchai pour l'aider à descendre, et je m'aperçus alors pour la première fois qu'il avait une ceinture jaune dans laquelle il avait passé deux petits pistolets.
«Qui a pu t'équiper ainsi?
—Moi-même. Regardez aussi nos chiens, mon cher papa.»
Je remarquai alors que nos deux braves dogues avaient le cou entouré d'un collier de même peau, hérissé de clous.
«Mais comment as-tu pu confectionner tout cela?
—La peau du chacal en a fait tous les frais; j'ai taillé le cuir, et maman l'a cousu.»
Je complimentai mon petit corroyeur sur son adresse; mais Fritz ne put voir sans chagrin l'usage qu'on avait fait de son chacal. Je le réprimandai de sa mauvaise humeur. Fritz ne répondit rien; mais, comprenant mon reproche, il détourna les yeux.
Tout en causant, je m'aperçus que mon petit Jack exhalait une odeur insupportable, et je l'engageai à s'éloigner un peu. Cette remarque lui mit à dos tous ses frères, qui lui criaient sans cesse: «Plus loin! plus loin!» Mais le plaisir lui bouchait les narines, et il n'en tenait aucun compte. Je m'interposai enfin pour lui faire quitter sa ceinture, et il aida ses frères à jeter dans l'eau le cadavre du chacal, qui commençait à répandre aussi une odeur infecte. Ensuite, comme il n'y avait rien de préparé pour notre souper, je commandai à Fritz de m'aller chercher un jambon. Tous mes enfants me regardèrent d'un air étonné; mais leur joie fut extrême quand ils virent leur frère revenir portant un énorme jambon.
«Pardonne-moi ma négligence, me dit alors ma femme; j'ai là une douzaine d'œufs de tortue; si tu veux, j'en ferai une omelette.
MOI. Comment! des œufs de tortue?
ERNEST. Mon père, ce sont bien des œufs de tortue; nous les avons trouvés dans le sable, au bord de la mer.
LA MÈRE. Oui, et c'est toute une histoire, que je vous raconterai, si vous voulez bien.»
Il fut convenu que son histoire prendrait place au dessert, et tandis qu'elle faisait cuire son omelette, nous allâmes débarrasser notre bétail des corsets. Le cochon nous donna tant de mal, que Fritz alla chercher les deux chiens, qui le prirent chacun par une oreille et le réduisirent bientôt à l'obéissance. Ernest était tout joyeux de trouver un âne pour lui porter ses fardeaux, et il en témoignait hautement sa joie.
Cependant ma femme avait fini son omelette. Nous nous assîmes autour de la tonne de beurre, et, munis de cuillers, de couteaux, de fourchettes et d'assiettes, nous commençâmes le repas. Nos chiens, nos poules, notre bétail, se pressaient autour de nous et se disputaient les miettes de notre festin. Les oies et les canards se régalaient dans le ruisseau de petits crabes et barbotaient à plaisir. Le repas fut gai; au dessert, Fritz fit sauter le bouchon d'une bouteille de vin des Canaries qu'il avait trouvée dans la chambre du capitaine. J'invitai alors ma femme à nous raconter l'histoire de ses travaux pendant notre absence, et après une pause de quelques instants elle commença ainsi: