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CCCXCVII
A M. JULES JANIN, A PASSY

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Paris, 1er octobre 1855.

Mon cher confrère,

Je vous appelle ainsi parce que vous êtes auteur et que je peux être critique à l'occasion. Je viens vous faire des reproches. Que vous trouviez mauvais tout ce que j'écris pour le théâtre, et Maître Favilla particulièrement, c'est votre droit, et personne ne le conteste. Mais que vous cherchiez, en dehors des formes littéraires de mes ouvrages, des sentiments qui n'y sont point, voilà qui n'est pas équitable, et c'est à quoi j'ai le droit et le devoir de répondre.

Le procès de tendance que vous me faites aujourd'hui et qui est le résumé de plusieurs autres, le voici: George Sand fait l'apothéose de l'artiste et la satire du bourgeois. Selon elle; gloire au musicien, au comédien, au poète; fi du bourgeois! honte et malédiction sur le bourgeois! Voilà un artiste qui passe, ôtez votre chapeau; voilà un bourgeois qui se montre, jetons-lui des pierres.

Je vous répondrai par la bouche de ce Favilla, qui vous fâche si fort: Non, Dieu merci, je ne connais pas la haine. Par conséquent je ne hais pas les bourgeois, et mes ouvrages le prouvent. C'est vous qui haïssez les artistes, et votre critique le proclame.

Je hais si peu les bourgeois, que j'ai suivi, dans le Mariage de Victorine, la donnée de Sedaine relativement a M. Vanderke, qui, de noble, s'est fait négociant, et qui a puisé là, dans le travail, dans la libéralité, dans la probité, dans la sagesse, dans la modestie, toute l'humble et véritable gloire d'un caractère que Sedaine résumait par ce mot: Philosophe sans le savoir.—Dans la même pièce, la femme, la fille et le fils de Vanderke sont des êtres aimants, sincères et bons.

Je n'ai rien dérangé aux types du maître et je me suis plu à développer celui d'Antoine, l'homme d'affaires, l'ami de la maison, un petit bourgeois aussi, un modèle de désintéressement et de fidélité. Enfin j'ai créé celui de Fulgence, encore un petit bourgeois, un simple commis, qui n'est ni ridicule ni haïssable, vous l'avez dit vous-même.

Le Mariage de Victorine est donc une pièce prise, en pleine bourgeoisie et une apothéose modeste mais franche des vertus propres à cette classe, quand cette classe comprend et observe ses vrais devoirs.

Dans les Vacances de Pandolphe, le personnage principal est un professeur de droit, un bourgeois pur et simple, un misanthrope bienfaisant, qui aime paternellement et qui est finalement aimé.

Dans le Pressoir, ce sont des artisans. Vous les avez trouvés trop vertueux, trop dévoués, trop intelligents. Et pourtant, à propos de Flaminio, où il n'y a pas de bourgeois, vous disiez plus tard: «Artiste, à la bonne heure. Artisan vaut mieux. Minerve Artisane est un des noms grecs de Minerve.»

Je n'ai pas lu ce que vous avez écrit sur Mauprat. Là, il n'y a ni bourgeois ni artiste. Je ne sais pas sur quoi a porté le réquisitoire de votre éloquence indignée.

Nous voici à Favilla. C'est bien, en effet, maintenant et pour la première fois qu'un artiste et un artisan sont aux prises. Il vous a plu de faire une analyse infidèle de ma pièce, vous armant d'une première version qui a été imprimée et non publiée en Belgique.

Vous n'avez, je crois, ni vu jouer ni lu la pièce représentée et publiée, et vous racontez, vous citez celle qui n'a été ni publiée ni représentée. Ce procédé de critique n'est loyal ni envers l'auteur, ni envers le public, ni envers vous-même mon cher confrère, et si vous n'étiez gravement affecté, ce que je regrette et déplore sans en savoir la cause, vous n'agiriez pas ainsi.

Que je n'aie pas été satisfaite de ma pièce de la Baronnie de Muhldorf17, cela est certain, puisque je l'ai refaite à peu près entière; que le caractère du bourgeois Keller y fût trop durement accusé au point de vue de l'art, cela n'est pas douteux, puisque j'ai changé ce caractère, essentiellement.

Je dis au point de vue de l'art; car, au point de vue moral, la bourgeoisie n'était pas là plus gravement offensée qu'elle ne l'est dans Maître Favilla. Eussé-je fait du père Keller un monstre, le fils Keller n'en restait pas moins un noble coeur, et même, dans ma première ébauche, ce dernier personnage était plus développé et plus actif.

Aucun de mes coreligionnaires à moi (car je suis de la religion de l'égalité chrétienne, et plusieurs pensent comme moi) ne m'eût reproché de lui montrer un jeune bourgeois enthousiaste et généreux. Pourquoi ceux qui professent la doctrine de l'autorité par la richesse eussent-ils trouvé mauvais qu'un gros bourgeois dur et vicieux leur fût présenté? Quelle haine veut-on chercher dans les enseignements de l'art? Sommes-nous au temps de Tartufe, où il n'était point permis de montrer la figure de l'hypocrite? Mais, au temps même de Tartufe, les vrais chrétiens ne voyaient dans ce scélérat qu'une ombre favorable à la vraie lumière. Je serais tentée de croire, mon cher confrère, que vous ne croyez pas aux vertus de la bourgeoisie, et que, prenant ses travers plus au sérieux que je ne le fais, vous allez, un de ces matins, me forcer d'embrasser sa défense.

J'ai donc dit qu'au point de vue de l'art, ma première esquisse du bourgeois Keller m'avait paru trop sèchement dessinée. C'était une figure trop noire dans un tableau dont je voulais rendre l'effet général doux et sentimental. Je travaille avec beaucoup plus de conscience qu'il ne plaît à votre charité fraternelle de vouloir bien le supposer. Ceux qui me voient travailler le savent, et le public, quoi qu'il vous en semble, veut bien aussi s'en apercevoir; car il accorde des larmes sympathiques à ce fou impossible de Favilla et des sourires attendris aux bons retours de ce terrible, Keller, qui n'est à tout prendre que ridicule. Voyez le grand crime! supposer qu'un ancien marchand de toile puisse ne pas comprendre la musique, ne pas aimer les artistes, ne pas distinguer à première vue une honnête femme d'une bohémienne, ne pas vouloir manger tout son revenu en aumônes ou en libéralités seigneuriales, enfin ne pas marier son fils sans hésiter à une fille qui n'a rien que ses beaux yeux! Voilà, en effet, une condamnation du bourgeois bien cruelle, bien acerbe, bien amère, bien systématique! La haine systématique, voilà le reproche que je repousse, mon cher confrère; car je ne vois pas l'honneur qui vous revient de professer un tel sentiment contre les artistes. Combien de fois, en d'autres temps, n'avez-vous pas fait gloire d'appartenir à cette race du sentiment et de l'inspiration! et pourquoi cette horreur du comédien affichée par vous à propos de Flaminio, vous qui avez découvert et illustré l'illustre paillasse Deburau? Qui donc vous a blessé ainsi, et pourquoi reniez-vous votre destinée, qui est de voir, de comprendre et d'aimer le théâtre? Je pourrais bien vous mettre cent fois pour une en contradiction avec vous-même, en vous citant à vous-même; mais ce n'est pas pour lutter contre votre judiciaire artistique que je vous écris, c'est pour vous dire: Laissez tomber sous vos pieds ces dépits qui vous troublent, et ne commettez pas d'injustices volontaires, quant à la morale des choses. Ma morale, à moi, c'est la seule force que je revendique contre des arrêts irréfléchis, et, puisque vous ne la sentez pas, il est utile, une fois pour toutes, que je vous la dise.

C'est une moralité du coeur, qui m'est venue surtout avec l'âge. Ceci n'est pas une fantaisie, comme vous l'appelez, c'est un sentiment très profond et très salutaire de ce que les hommes se doivent les uns aux autres en tout temps et en tout lieu, derrière les coulisses d'un théâtre comme au comptoir d'une boutique, à la clarté, du soleil qui éclaire les doux rêves du poète comme à celle de la lampe qui éclaire les veilles contemplatives du savant, du philosophe, du spéculateur ou du critique. Voyez-vous, mon cher confrère, vous avez trop veillé à cette lampe pour connaître les hommes: vous ne connaissez plus que le papier écrit, et vous prononcez sur le fond quand vous ne devriez prononcer que sur la forme. Là, en fait de forme, vous ayez été souvent un maître. Nourri de belles lectures et brillant d'érudition, vous avez écrit des pages exquises quand vous étiez, sans passion et, sans prévention. Mais vous n'avez rien d'un philosophe. Et, pour arriver à être un critique complet, il faudrait un peu de philosophie. Vous faites de la critique en artiste, avec des émotions, des boutades, des accès de poésie et des accès de spleen. Je ne me plains pas quand je vous lis: je talent que vous avez—quand vous ne vous pressez pas trop—désarme le jugement, dont vous froissez parfois les notions vraies. On s'écrie à chaque page: «Artiste, artiste, et non pas artisan! Muse de théâtre et de poésie, et non pas Minerve Artisane! jamais bourgeois, quoi qu'il dise et quoi qu'il fasse; car le bourgeois, dans son bon et beau type, est sage, équitable et conséquent. A celui-ci le lourd marteau de la logique; à l'autre la marotte brillante de la fantaisie.»

Vous ne connaissez plus les hommes quand vous essayez de les parquer en classes distinctes, en artisans, en artistes, en bourgeois, en rêveurs, en bohémiens, en sages, en fous, et même en riches et en pauvres. Toutes ces démarcations étaient bonnes, il y a dix ans, et, si nous n'avons gardé la tradition dans nos façons de parler, c'est par habitude. Ouvrons, les yeux sur la société présente. Dans ces dernières agitations politiques, toutes ses notions, toutes ses habitudes, tous ses destins se sont brouillés comme les cartes se brouillent dans les mains du grand joueur qui est le progrès.

Oui, le progrès quand même est toujours plus rapide au milieu du trouble qu'au sein du repos. Je connais vos opinions et vous connaissez les miennes; elles sont divergentes, mais elles n'ont rien à voir ici.

Il s'est fait un grand ébranlement dans les moeurs et dans les idées. Est-ce que vous n'avez pas senti la terre trembler sous nos pieds et le ciel vaciller sur nos têtes, rêveur et fantaisiste que vous êtes? Ne voyez-vous pas que les choses et les hommes ont changé? La fortune aveugle et passive n'a-t-elle pas déraillé comme une machine qu'aucune main humaine ne peut gouverner? Qui sont les riches et qui sont les pauvres, selon vous, aujourd'hui? Selon vous, les riches sont les sages, les pauvres sont les fous. Eh bien, voilà une erreur qui vous abandonnerait si vous regardiez hors de vos livres et de vos souvenirs. Le travail, le commerce, l'économie, le calcul, la raison, c'étaient là, en effet, du temps de Keller, des sources presque certaines de gain, de succès et de sécurité. A présent, c'est le hasard, la mode, la vogue, l'audace, la chance, qui seules décident des destinées du riche. Le bourgeois que notre mémoire a embaumé et que votre imagination veut faire revivre n'existe plus. Ce bourgeois-là, qui compte, chaque soir, les honnêtes et modestes profits du travail de sa journée, qui ne joue pas à la Bourse, qui ne se hasarde pas dans les délirantes spéculations de la grande industrie, il ne s'appelle plus le bourgeois. Il est le peuple, et il n'y a entre lui et l'artisan—que vous avez bien raison d'estimer et de respecter—que la différence d'un peu plus ou d'un peu moins d'activité, d'invention et d'ambition. Que dis-je! entre le paysan, qui meurt de faim sur la terre qu'il ne sait ni ne peut féconder, faute de science et de capital, et le boutiquier, qui amasse péniblement une aisance sans cesse inquiétée par l'absence de crédit, il n'y a pas grande différence de plainte et de désir à l'heure qu'il est. Tout cela, c'est le peuple, le laboureur comme le commerçant, comme l'artiste, comme tous ceux qui n'ont pas mis la main survies gros lots, Flaminio comme Fulgence, et Keller comme Favilla.

Ce ne sont pas là désormais des contrastes ennemis: ce sont des hommes qui cherchent ou qui travaillent, qui attendent ou qui espèrent; ce sont des frères et des égaux qui peuvent bien encore se quereller et se méconnaître, mais qui sont à la veille de s'entendre, parce que, chez eux, toute l'aristocratie est dans l'intelligence et dans la vertu, que la vertu joue du violon, ou que l'intelligence aune de la toile. Comment et pourquoi voulez-vous qu'un poète haïsse celui-ci ou celui-là, parmi ces travailleurs dont la cause est commune, quels que soient les noms propres inscrits sur leurs drapeaux, dans le passé, dans le présent ou dans l'avenir?

Ce que le poète haïrait et réprouverait, s'il était privé de raison ou de charité, c'est la spéculation, ce jeu terrible qui fait et défait les existences au profit les unes des autres, à ce point que, tous les vingt ans (je parle d'autrefois, désormais ce sera bien plus vite fait), la propriété change de propriétaires sur le sol de la France. Oui, la spéculation, cette reine des vicissitudes, des luttes, des jalousies et des passions, cette ennemie de l'idéal et du rêve, cette réaliste par excellence, qui pousse les hommes à l'activité fiévreuse du succès et qui dédaigne également les contemplations de l'artiste, les labeurs érudits du critique, les systèmes du philosophe et les aspirations religieuses du moraliste. Au premier aspect, les amants de cette science seraient les bourgeois, les vrais, les seuls bourgeois désormais, dans cette société qui n'a que des noms vieillis et impropres pour les choses nouvelles. Mais, si l'on y réfléchit, cette race ardente, qui envahit rapidement toutes les forces morales et physiques de notre époque, n'est pas une classe à part, ce n'est même pas une race distincte. C'est comme l'Église du positivisme, qui recrute partout des adeptes, et qui en trouve chez les poètes comme chez les épiciers, chez les laïques comme chez les prêtres, au sommet de la société comme dans ses régions les plus obscures et les plus assujetties; si bien que, pour faire fortune, où tout au moins pour échapper à la gène, il ne s'agit plus de travailler à une tâche patiente et quotidienne, d'avoir les vertus du négoce et les inspirations de l'art; mais il s'agit de comprendre le mécanisme des banques et le calcul des éventualités financières, de tenter des coups hardis, de bien placer son enjeu, de systématiser les chances du gain; en un mot, de savoir jouer, puisque le jeu en grand est devenu l'âme de la société moderne.

Ce serait là, à coup sûr, un beau sujet de déclamation, pour ceux qui n'entendent rien à ce que l'on appelle aujourd'hui les affaires; mais, si l'on s'élève au-dessus de ses propres intérêts froissés dans cette lutte, si l'on se détache du sentiment personnel pour considérer la marche du torrent économique et le but, chez les artistes comme chez les politiques, vers lequel ses flots se précipitent, on est frappé de voir le salut général au bout de cette carrière ouverte à l'individualisme effréné.

On voit les capitaux s'élancer vers les conquêtes merveilleuses de l'industrie, et se mettre forcément, fatalement, au service du génie des découvertes. On voit le principe d'association se dégager comme, le soleil du sein des orages, les machines remplacer les durs labeurs de l'humanité et de nouvelles industries ouvrir un refuge aux travailleurs, délivrés du métier de bêtes de somme et appelés a des occupations plus intelligentes, plus douces et plus saines. On voit enfin le socialisme, votre bête de l'Apocalypse, mon cher confrère, se faire place et devenir la société européenne, quelles que soient les formes apparentes d'égalité ou d'autorité, de république, de dictature ou d'autocratie qu'il plaise aux nations d'inscrire en tète de leurs constitutions actuelles et futures.

Telle est la force de la solidarité des intérêts, qu'aucune volonté individuelle ne peut désormais entraver sa marche prodigieuse et que ni guerres ni révolutions ne sauraient détruire ses conquêtes. Certainement les cataclysmes qui, dans l'ordre politique comme dans l'ordre physique, menacent à toute heure l'humanité, détruiront encore des fortunes, des existences, des projets, cela me semble inévitable; mais ce qui est acquis en fait de science sociale est acquis pour toujours. Les spéculateurs sont devenus intelligents, ils ont profité des travaux d'économie politique et sociale que tout un siècle a vus éclore. Ils s'en servent à leur profit et, en général, peut-être uniquement en vue de leur profit; mais ils s'en servent, tout est là. La civilisation y trouvera son compte quand la lumière sera plus répandue et le but plus éclatant.

En attendant, certes, il y a beaucoup de souffrances et de désastres; je ne serais pas d'accord avec vous si je formulais les plaintes qui me touchent et me frappent le plus dans le trouble funeste de cette transformation sociale. D'ailleurs, on n'a pas la liberté d'approfondir ce sujet. Mais, pour ne parler que de ce qui fait l'objet de cette lettre, l'art et les artistes,—l'art qui est notre profession à vous et à moi, les artistes qui sont vous et moi, mon cher confrère,—il me semble que notre mandat serait de lutter contre l'excès de prosaïsme qui envahit forcément le monde, et, tout en laissant passer ces flots troublés qui s'épureront tôt ou tard, de sauver quelques perles ou tout au moins quelques fleurs entraînées par l'orage.

Où avez-vous l'esprit, où avez-vous le coeur, vous qui, comme moi, depuis tantôt vingt-cinq ans, faites de l'art, et vivez en artiste, de fulminer toutes ces imprécations contre le poète, le peintre, le musicien, le comédien, contre tous les amants de l'idéal?

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Titre primitif de Maître Favilla.

Correspondance, 1812-1876. Tome 4

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