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I.
L’ACADÉMIE
LES ÉLECTIONS
ОглавлениеLe droit de se recruter elle-même, malgré toutes les divisions dont il devait agiter et troubler l’Académie, fut une des suites les plus heureuses de l’organisation de 1699. Indécise d’abord dans ses choix et comme étonnée qu’on voulût bien la consulter, l’Académie dès le commencement se montra cependant assez bien inspirée; l’honneur d’obtenir ses premiers suffrages échut au médecin Fagon. «On ne pense pas, dit le procès-verbal, qu’il puisse venir aux assemblées, mais on a voulu donner cette distinction à son mérite et à sa personne.» Le début était bon et la distinction justifiée. Fagon, sans être un inventeur, connaissait à fond la botanique et la chimie de l’époque. Directeur du Jardin des plantes où sans discussion et sans contrôle il nommait à tous les emplois, il s’y montra toujours exact, désintéressé et honorable à tous égards, et en remplissant sa charge à la satisfaction de tous, il sut mériter, obtenir et attacher à son nom la sympathie et la reconnaissance durable des naturalistes. L’abbé de Louvois et Vauban, élus tous deux après Fagon, complétèrent la liste des honoraires. Si le temps a affaibli l’éclat emprunté de l’un des deux noms, l’autre, déjà grand par-dessus ses dignités et ses titres, devait être à la lois pour la Compagnie naissante, une force, un appui et un ornement.
Sur les huit associés étrangers institués par le règlement, trois seulement, Leibnitz, Tchirnauss et Gulhiemini, appartenant à l’ancienne Académie, étaient restés membres de la nouvelle. On leur adjoignit par élection Hartsœcker, les deux frères Bernoulli, Rœmer et Isaac Newton. Viviani compléta la liste sur laquelle ne figura jamais le nom de Denis Papin, ballotté dans la dernière élection avec celui du disciple de Galilée. Deux ans plus tard, l’Académie préférait à Papin l’obscur charlatan Martino Poli. Fontenelle, dans un éloge très-laconique, excuse un tel choix en l’expliquant. Pour récompenser une invention restée secrète et par conséquent stérile, Louis XIV, avec une forte pension, avait accordé à Poli le titre d’associé honoraire de l’Académie. La volonté du roi était alors la règle suprême sous laquelle tout devait plier, et l’Académie, incapable d’opposition ou de résistance, se prêta avec empressement à la formalité d’une élection devenue inutile.
Martino Poli, pendant deux ans assidu aux séances, n’y apporta que les creuses imaginations des alchimistes. Attaquant la théorie des couleurs de Newton comme inexacte et mal fondée, il allègue qu’à quatre éléments qui composent tous les corps doivent correspondre quatre couleurs seulement: le rouge, couleur du feu; le bleu, couleur de l’air; le vert et le blanc enfin, couleur de l’eau et de la terre.
L’une des places d’associé devint presque immédiatement vacante. Sauveur, résidant à Versailles, dut aux termes du règlement renoncer à l’Académie, en conservant toutefois, avec le titre de vétéran, le droit d’assister aux séances et d’y prendre la parole. «La place qu’avait M. Sauveur d’associé mécanicien étant vacante, dit le procès-verbal, M. le président a représenté qu’elle conviendrait à M. de Lagny, qui est actuellement à un port de mer où il s’attache fort à tout ce qui regarde la mécanique de la marine. La Compagnie a donc résolu de proposer au roi M. de Lagny pour la place de M. Sauveur.»
Telle était, aux premiers temps de l’Académie, l’influence considérable du président. Élevé au-dessus de ses confrères par son rang, par sa naissance et par le choix direct du roi, il ne pouvait manquer d’être fort écouté; mais il s’absentait souvent, et le vice-président, homme de cour comme lui, se montrait encore moins exact. L’Académie, dès la première année, pria en conséquence l’abbé Bignon de vouloir bien déléguer à l’un de ses membres le droit de présider en son absence. Sur son refus gracieusement motivé, elle nomma elle-même Gallois et Duhamel, qui prirent le titre de directeur et de sous-directeur; mais cette hardiesse ne dura que deux ans, et dès l’année 1702, le roi nomma le directeur et le sous-directeur qui «étaient électifs et ne le seront plus,» dit laconiquement le procès-verbal.
L’Académie a varié plusieurs fois dans son mode d’élection. Les procès-verbaux des séances, sans rapporter aucun détail, ne donnent pas même le dénombrement des suffrages. Les académiciens eux-mêmes devaient l’ignorer; le président et le vice-président se retiraient en effet avec le secrétaire pour dépouiller le scrutin en présence d’un seul membre pensionnaire désigné par le sort et qui, chargé d’annoncer le résultat, prenait le nom d’évangéliste. Deux fois seulement, des difficultés imprévues soumises à la décision de l’Académie forcent, pour faire connaître le point débattu, à montrer distinctement par des chiffres précis tout le mécanisme de l’élection.
Le 28 mars 1733, l’Académie ayant été invitée à nommer un associé dans la section de mécanique, on lit au procès-verbal: «La pluralité a été pour MM. Camus et Fontaine.» Mais sur des réclamations, au moins plausibles sans doute, élevées par un troisième candidat, on ajoute huit jours après: «On a fait réflexion qu’il pouvait y avoir eu erreur dans le calcul par lequel M. Camus a eu la pluralité des voix le jour précédent et qu’en ce cas M. Clairaut aurait eu l’égalité; la Compagnie, pour faire cesser toute difficulté, a résolu de demander très-humblement au roi s’il voudrait les nommer tous deux ensemble.» Le titre d’associé n’étant pas rétribué, l’expédient fut aisément accepté, et sans avouer ou nier l’erreur de calcul on sauva tous les droits et tous les intérêts.
Mais l’interprétation du passage cité reste embarrassée de deux difficultés: Que signifie une erreur de calcul dans le dépouillement d’un vote? Comment cette erreur, en faisant perdre à Clairaut le premier rang, ne lui laisse-t-elle pas même le second? Le règlement de 1716 explique tout d’abord ce dernier point: chaque liste de présentation devait contenir le nom au moins d’un candidat étranger jusque-là à l’Académie; Clairaut et Camus déjà adjoints l’un et l’autre ne pouvaient donc pas composer la liste.
Quant à l’incertitude sur le dénombrement des suffrages comptés à chaque candidat, le récit détaillé d’une autre élection en fait paraître une cause vraisemblable: «Le 19 janvier 1763, MM. les pensionnaires et associés astronomes ayant proposé à l’Académie pour la place d’adjoint dans la même classe vacante par la promotion de M. Legentil à celle d’associé, MM. Messier, Bailly, Jeaurat et Thuillier, on a procédé suivant la forme ordinaire à l’élection, où il s’est trouvé, en comptant les billets, que M. Bailly avait eu quatorze voix et MM. Messier et Jeaurat chacun treize, mais qu’il y avait un billet qui se trouvait nul parce qu’il ne portait que le seul nom de M. Jeaurat au lieu de deux qu’il devait contenir suivant le règlement. Sur quoi MM. les officiers et l’évangéliste, ayant fait réflexion que si ce billet avait porté les deux noms de MM. Jeaurat et Messier, eux et M. Bailly auraient eu parfaite égalité de voix, et que si le billet avait été bon, quand même on aurait nommé M. Thuillier avec M. Jeaurat, ce dernier aurait toujours eu l’égalité des suffrages avec M. Bailly, M. le président est entré dans l’assemblée pour y proposer le cas, sans désigner aucun de ceux qui y avaient été nommés et pour faire décider si l’on recommencerait totalement l’élection ou si l’on se contenterait de décider entre les deux seconds, sur quoi il a été décidé que celui qui avait eu la pluralité des suffrages devait être regardé comme nommé et être présenté le premier, quel que pût être le nombre des voix qu’aurait celui des deux seconds entre lesquels on allait choisir; en conséquence de quoi on a prononcé par scrutin entre MM. Jeaurat et Messier, et la pluralité des voix a été pour M. Jeaurat.»
La franchise confiante du patronage exercé parfois sur des candidatures par les grands seigneurs et les ministres étonnerait peut-être aujourd’hui. Indépendamment des sollicitations individuelles et des discrètes recommandations qui sont de tous les temps, on procédait parfois ouvertement et publiquement par lettres collectives officiellement adressées à l’Académie et qu’elle recevait fort bien en ne se défendant nullement d’y avoir égard. On lit par exemple au procès-verbal du 27 juin 1770: «Je vous donne avis que le roi approuve que l’Académie procède à la nomination d’un pensionnaire surnuméraire dans la classe de géométrie et que Sa Majesté verrait avec plaisir les voix de l’Académie se réunir en faveur de M. Darcy.» M. Darcy, cela va sans dire, obtint l’unanimité des suffrages.
M. de Saint-Florentin avait écrit le 4 avril 1760: «Le prince Jablonowski demande d’être admis à l’Académie en qualité d’associé étranger; l’honneur qu’il a d’appartenir à la reine et le soin qu’il a toujours pris de protéger et de cultiver lui-même les lettres et les arts paraissent mériter qu’on anticipe en sa faveur le moment d’une place vacante dans la classe des associés étrangers pour l’y admettre. Sa Majesté désire qu’il soit délibéré sur sa demande; l’Académie est unanimement d’avis qu’il n’y a pas d’inconvénient à accorder cette place à condition que la première qui vaquera dans cette classe sera censée remplie par la nomination de M. le prince Jablonowski.» Huit jours après, Sa Majesté fait savoir qu’elle agrée la nomination du prince qui se trouve ainsi préféré d’avance à Linné dont l’élection fut par là retardée de plusieurs années.
Le 30 avril 1758, on lit enfin: «M. de Chabert, lieutenant des vaisseaux du roi, désire être admis à l’Académie en qualité d’associé libre; l’intérêt de la marine et celui de l’Académie concourent à anticiper le moment d’une place vacante dans la classe des associés libres, pour y admettre un officier de marine, n’y en ayant point à présent. Outre qu’il y a plusieurs exemples de pareilles expectations, les approbations que l’Académie donne depuis si longtemps aux travaux de M. de Chabert pour le progrès de la géographie et de la navigation le rendent encore plus favorable. Sa Majesté désire qu’il soit délibéré sur sa demande le plus tôt possible. L’Académie est unanimement d’avis qu’il n’y a aucun inconvénient.» Il y en avait au contraire de très-sérieux, et l’Académie ne les ignorait pas. On lit en effet au procès-verbal du 18 mars 1778, et à l’occasion d’une anticipation de ce genre: «MM. les officiers de l’Académie ont rendu compte des représentations qu’ils ont faites à M. Amelot en vertu de la délibération prise à la séance précédente et de la réponse de ce ministre portant qu’à l’avenir il ne serait plus nommé de surnuméraires et qu’il en donnait sa parole.» On n’en lit pas moins au procès-verbal du 5 juin 1779: «Le roi étant informé que dans le nombre actuel des honoraires de l’Académie des sciences, il y en a plusieurs que leurs affaires personnelles et celles qui exigent d’eux des soins plus particuliers empêchent d’assister aux assemblées de l’Académie, Sa Majesté a pensé qu’il y aurait un avantage réel dans la nomination d’un honoraire surnuméraire. Sa Majesté, instruite d’ailleurs du désir qu’avait l’Académie de pouvoir compter parmi ses membres M. le président de Sarron, dont elle a été souvent dans le cas de juger les lumières et les connaissances, a cru faire un choix qui lui serait agréable en le nommant à cette place.»
Une lettre écrite par M. de Breteuil, le 24 avril 1784, énonce des principes assez singuliers sur les cas dans lesquels on peut faire ce que la règle ne permet pas: «A ce sujet, dit M. de Breteuil, je vais vous écrire une lettre particulière au sujet de la nomination de M. Darcet à une place d’associé surnuméraire dans la classe de chimie; je sais que le vœu général de l’Académie était de se l’associer, et je ne vous répéterai pas les motifs qui ont déterminé Sa Majesté à lui accorder la qualité de surnuméraire plutôt que celle de vétéran; mais je dois à cette occasion vous prévenir que par la suite, lorsqu’il se présentera des circonstances où l’on croira devoir s’écarter des règles et des usages de l’Académie, en faveur d’un sujet distingué et vraiment utile, tel que M. Darcet, et qu’il sera question de le nommer soit adjoint, soit associé ou pensionnaire surnuméraire, je compte ne le proposer au roi qu’autant que le vœu de l’Académie à cet égard sera exprimé par une délibération qui réunira les deux tiers des suffrages; je vous prie d’en informer l’Académie et de vouloir bien lui rappeler qu’il faut en général se rendre très-circonspect sur ces sortes de grâces, qui ne sont pas moins contraires aux principes du roi qu’aux statuts de la Compagnie et qui entre autres inconvénients ont celui de détruire l’émulation et de décourager les personnes qui s’occupent de telle ou telle partie des sciences, avec le projet et l’espoir de se rendre dignes d’être académiciens. Je dois vous ajouter qu’il me paraît très-convenable que la condition des deux tiers des suffrages soit à l’avenir regardée comme nécessaire, non-seulement pour les places des surnuméraires, mais encore pour toutes les délibérations qui ne sont pas prises en vertu des règlements de l’Académie.» L’Académie, on doit le remarquer, avait très-régulièrement demandé pour Darcet une place d’associé vétéran, et la transgression contre la règle dont se plaint M. de Breteuil n’était commise que par lui.
Quoique les lettres et les sollicitations adressées à l’Académie par les plus grands personnages marquent en attestant son indépendance une grande déférence pour ses suffrages, le roi, consultant parfois le témoignage de la voix publique, ne se fit jamais scrupule de choisir librement sur la liste de présentation; mais loin de donner à sa décision l’apparence d’une faveur gracieusement accordée au candidat préféré, il invoque, alors non sans raison quelquefois, sa volonté d’être juste et de protéger le mérite. Le 30 janvier 1709 par exemple, l’Académie propose pour successeur de Tournefort, Reneaume, Chomel et Magnol. Le roi choisit Magnol à cause de «sa grande réputation dans la botanique.» De telles décisions toujours acceptées sans murmure ont été plus d’une fois l’équitable tempérament des partialités et des injustices qu’aucun mode d’élection ne saurait prévenir.
Parmi les candidats assez nombreux préférés par le roi, non par l’Académie, il ne s’est trouvé que le seul géomètre Lagny, qui n’ayant pas, dit-il, assez de temps libre, osa refuser une faveur acceptée avant et après lui par des savants plus considérables, tels que Magnol, Vaillant, Clairaut, La Condamine et l’abbé Nollet.
Si l’influence des grands seigneurs ou la volonté du roi lui-même tenait lieu quelquefois de titres scientifiques, il arrivait aussi que par un sentiment contraire, une situation trop humble ou trop dépendante devint pour quelques-uns une cause d’exclusion. La lettre suivante, écrite par l’horloger Leroy (neveu et cousin des célèbres Julien et Pierre Leroy) le jour même de son élection dans la classe de mathématiques, est évidemment destinée à faire disparaître des objections de ce genre: «Monsieur, désirant faire connaître à l’Académie mes intentions sur l’horlogerie à l’occasion de la place d’adjoint pour la géométrie que je sollicite, je me flatte que vous ne trouverez pas mauvais que j’aie recours à vous pour vous prier de me rendre ce service; à vous, Monsieur, qui êtes le doyen de cette classe et un des plus respectables membres de cette Compagnie. Permettez donc que je vous expose sincèrement mes sentiments sur ce sujet. Dès l’instant que j’eus songé à solliciter une place dans l’Académie, je songeai à renoncer au commerce et à la pratique de l’horlogerie, résolution, que j’ai prié MM. Clairaut et Darcy de déclarer quand ils en trouveraient l’occasion et dont j’ai prévenu moi-même la plupart des académiciens que j’ai eu l’honneur de voir; mais comme je serais très-fâché d’entrer dans une Compagnie en professant un art qui, quoique très-beau en lui-même, pourrait déplaire à quelques-uns de ses membres et que je le serais encore davantage si, lorsque j’aurai l’honneur d’y être admis, on pourrait s’imaginer ou soupçonner que je fusse tenté de le professer de nouveau, j’ai cru que je ne pourrais m’expliquer d’une manière trop précise sur ce sujet; c’est pourquoi, Monsieur, je vous déclare par la présente que je renonce pleinement, entièrement et de la manière la plus solennelle au commerce et à la pratique de l’horlogerie. Si j’étais maître horloger ou que j’eusse quelque autre qualité, je vous enverrais par la même occasion un acte de renonciation, mais je ne le puis n’en ayant aucune. Tels sont mes sentiments et tels ils seront toujours.»
Dans la séance même où Mairan donna lecture de cette lettre, Leroy fut nommé adjoint de la section de géométrie. Fidèle à sa promesse, il renonça à l’horlogerie mais ne s’occupa guère de mathématiques, et l’Académie n’eut en lui ni un horloger qui lui aurait été souvent utile ni un géomètre.
Désireuse d’assurer l’équité des élections, l’Académie s’y appliqua plus d’une fois. Mécontente de ses propres faiblesses, on la voit à plusieurs reprises pour en rechercher les causes et pour les réprimer, retracer en vain dans des rapports soigneusement travaillés les maximes et les principes d’impartialité et d’exacte droiture qui n’apprenaient rien à personne, et s’élever contre des abus qui renaissaient aussitôt. Le 1er avril 1778, Darcy, Montigny et d’Alembert font le rapport suivant:
«Nous avons observé deux sortes d’abus dans les élections: l’intrigue et l’autorité. Toutes deux peuvent remplir l’Académie de sujets médiocres, si elle n’y met ordre. Le plus sûr moyen de bannir l’intrigue est de ne pas laisser le temps d’intriguer et de diminuer le nombre des intrigants, c’est-à-dire ceux qui doivent être proposés. Le seul moyen de prévenir les abus d’autorité est de ne présenter jamais au Ministre que les sujets dont les talents soient bien connus et qui puissent faire honneur à l’Académie. Il est très-rare que quatre sujets aient en même temps le même droit aux places vacantes dans l’Académie. En conséquence de ces principes, nous proposons le règlement qui suit pour le choix des associés libres et pour le choix des associés étrangers qui peuvent appartenir indistinctement aux différentes classes: Le jour même qui aura été indiqué pour l’élection, l’Académie fera tirer au sort les noms de six académiciens pensionnaires ou associés, un de chaque classe: trois mathématiciens et trois physiciens, lesquels s’assembleront aussitôt pour proposer à l’Académie quatre sujets bien connus pour la supériorité de leurs talents s’ils sont régnicoles et par une grande célébrité s’ils sont étrangers. De ces quatre sujets, l’Académie en élira deux au scrutin pour les présenter au roi en la manière accoutumée. Rarement on présenterait à l’Académie un plus grand nombre de concurrents sans mettre des sujets médiocres à côté des bons. Au moyen de ce règlement, s’il est régnicole, personne n’aura le temps de faire écrire les ministres, les gens puissants, de faire agir ses amis, les amis de ses amis, les femmes mêmes auprès des académiciens qui se croient souvent obligés de donner leur voix contre leur avis pour ne pas manquer soit à leurs protecteurs, soit à leurs amis.»
Entre la plupart des candidats, le temps, il faut le dire, efface pour nous toute différence, et des hommes considérables alors et de grande réputation tombés depuis longtemps dans la foule et dans l’obscurité sont devenus les égaux les plus humbles devant l’oubli commun de la postérité.
Presque toujours d’ailleurs, on voit l’Académie favorable et sympathique aux véritablement grands hommes, applaudir à leurs premiers essais, leur ouvrir ses rangs au plus vite et les élever sans trop tarder au plus haut degré de sa hiérarchie. De regrettables exceptions existent cependant et pour n’en citer qu’une seule, je rapporterai simplement et sans commentaires l’histoire des candidatures académiques de Laplace.
Laplace, qui brilla plus tard dans la première classe de l’Institut comme le représentant le plus illustre et le plus respecté de l’ancienne Académie des sciences, n’avait pas rencontré d’abord autant d’empressement et de bienveillante justice que ses prédécesseurs d’Alembert et Clairaut, et les louanges sont mesurées à ses premiers et excellents travaux avec une circonspection presque défiante.
Laplace, âgé de vingt ans, inspiré par la lecture de Lagrange et d’Euler, avait voulu dans une première communication à l’Académie expliquer, confirmer et perfectionner, pour les fondre dans un ensemble nouveau, plusieurs beaux mémoires de ceux qu’il devait bientôt égaler. Les rapporteurs de l’Académie signalent le mérite d’un tel travail sans en dissimuler les défauts. «Il nous paraît, disent-ils, que le mémoire de M. Laplace annonce plus de connaissances mathématiques et plus d’intelligence dans l’usage du calcul qu’on n’en rencontre ordinairement à cet âge dans ceux qui n’ont pas un vrai talent. Nous jugeons que les remarques nouvelles dont nous avons parlé méritent l’approbation de l’Académie et qu’ainsi le mémoire doit être imprimé dans le recueil des savants étrangers, en priant seulement M. Laplace d’abréger ce qui n’est pas à lui et de se servir des notations plus communes et plus commodes de M. Euler et de M. Lagrange.»
Dans un rapport sur un second mémoire, Condorcet et Bossut, sans produire aucune objection ni lui imputer aucune erreur précise, affaiblissent leurs louanges par un doute formel sur l’exactitude de sa méthode. «Ce mémoire, disent-ils, prouve que M. de Laplace réunit des talents à beaucoup de connaissances, qu’il a approfondi les matières les plus épineuses de l’astronomie physique, et l’on doit l’exhorter à continuer le travail qu’il a annoncé et où il donnera les résultats de celui-ci. Nous craignons cependant que sa méthode ne soit pas suffisante pour résoudre complétement et sûrement par la théorie de la gravitation le problème de la variation de l’obliquité de l’écliptique et pour décider irrévocablement cette grande question. Mais malgré ce qui peut rester d’incertitude, son mémoire nous paraît mériter l’approbation de l’Académie.»
Et à l’occasion des mémoires suivants où se révèle clairement déjà la grandeur et l’excellence de la fin qu’il se propose: «L’impression du mémoire de M. de Laplace sera très-agréable aux géomètres, mais le temps et la réunion de leurs suffrages pourront seuls apprendre à quel point de précision M. de Laplace a porté la solution de ces problèmes.»
Ces trois rapports sont signés de Condorcet et de Bossut. D’Alembert, à son tour, à l’occasion d’un beau et grand travail, mêle froidement à de justes louanges des témoignages de doute et de défiance. Commençant par applaudir aux efforts du jeune géomètre, il le loue d’avoir montré une constance peu commune dans le travail et un grand savoir dans l’analyse infinitésimale et dans l’astronomie physique, mais il ajoute un peu sèchement: «Quant aux points sur lesquels il n’est pas d’accord avec les géomètres qui l’ont précédé, nous ne pouvons pas prononcer s’il a raison ou tort; il faudrait, pour juger le procès, vérifier une longue suite de calculs, discuter les méthodes d’approximation qu’on a employées jusqu’ici dans cette théorie, peser le degré de préférence qu’elles peuvent mériter les unes sur les autres, ce qui demanderait un travail que nous ne croyons pas que l’Académie veuille exiger de nous. Le moyen le plus simple que M. de Laplace puisse employer pour justifier l’exactitude de sa méthode est de nous donner, d’après elle, de bonnes tables astronomiques. Il le promet et l’Académie le verra avec intérêt.»
Lors même que, sans descendre des hauteurs de la science, Laplace, comme pour se délasser des calculs approximatifs, mêle à ses fermes ébauches de mécanique céleste la solution rigoureuse et parfaite de problèmes d’analyse pure, ou se joue avec l’aisance la plus subtile dans les ingénieuses théories du calcul des chances, l’Académie, par ses louanges embarrassées et ambiguës, persiste à le traiter comme un apprenti qui n’a pas encore donné le coup de maître. «Nous nous bornons à observer et conclure, disent les commissaires de l’Académie en rendant compte de l’une de ses découvertes, que ce mémoire est savant, que l’auteur résout par une méthode uniforme plusieurs équations difficiles et que ces recherches ne peuvent que tendre à perfectionner la théorie des suites et cette branche de l’analyse.»
Malgré toutes ces réserves et ces atténuations, ce n’est pas sans étonnement qu’on lit au procès-verbal du 16 janvier 1775: «L’Académie ayant procédé à l’élection de deux sujets pour remplir la place d’adjoint vacante par la promotion de M. de Condorcet à celle d’associé, la classe a proposé MM. Desmarest, Rochon, de Laplace, Vandermonde et Girard de la Chapelle. L’Académie ayant été aux voix, les premières ont été pour M. Desmarest, les secondes pour M. de La Chapelle.»
Six mois après, l’Académie procède de nouveau à l’élection d’un membre adjoint dans la classe des géomètres et vote unanimement pour Vandermonde. Douze votants seulement sur dix-sept, en préférant Laplace à un inconnu nommé Mauduit, lui accordent le second rang. Le 14 mars 1776, l’Académie, sur un rapport de la section compétente, lui préfère dans une élection nouvelle le très-honorable mais très-médiocre Cousin.
L’ennui de ces échecs et les démarches nécessaires à de continuelles candidatures ne ralentissent pas l’ardeur de Laplace. Toujours animé à la poursuite de son œuvre, sans dépit apparent, sans amertume et sans se soucier des contradictions, il fait paraître incessamment dans de nouveaux mémoires cette abondance d’expédients et cette force presque irrésistible qui, lorsqu’elle est impuissante à surmonter ou à tourner un obstacle, le heurte de front et le brise en l’arrachant par morceaux. Émule de d’Alembert et de Clairaut, il se montre déjà seul capable en France de succéder à leur réputation, lorsque l’Académie, déclarant dans un nouveau rapport qu’il «a acquis dès à présent un rang distingué parmi les géomètres,» le nomme enfin adjoint dans la section de géométrie, en accordant la seconde place sur la liste de présentation au nommé Margueret, qu’elle préfère à Monge et à Legendre. Membre de la Compagnie et assidu à ses séances, Laplace y prendra-t-il le rang dû à son génie? Franchira-t-il rapidement les deux degrés inférieurs de la hiérarchie académique? Non, il lui faut encore avec de longs retards essuyer d’injurieux échecs.
En 1780 il est encore adjoint, et l’Académie présente pour une place d’associé dans la section de géométrie Vandermonde en première ligne et Monge en seconde ligne, plaçant ainsi les candidats, en supposant qu’elle accordât le troisième rang à Laplace, dans l’ordre précisément inverse de celui que leur assigne la postérité. C’est en 1783 seulement que Laplace, âgé de trente-quatre ans, est nommé associé dans la section de mécanique, où l’Académie avait appelé déjà de préférence à lui, Rochon et Jeaurat; Jeaurat qui n’est connu par aucune découverte et dont on ne cite qu’un seul trait: Quand il rencontrait un confrère géomètre, il lui disait du plus loin en faisant allusion à la théorie des équations: «Eh bien! c’est-il égal à zéro?» Des préférences aussi aveugles si elles étaient moins rares condamneraient à jamais le recrutement par élection, en enlevant toute autorité aux jugements académiques. Leur explication la plus apparente est, si je ne me trompe, dans les dispositions de d’Alembert, dont l’influence considérable alors au plus haut point ne s’exerça jamais en faveur de Laplace. Bon, généreux, loyal et ami de toutes les gloires, d’Alembert ignora toujours les sentiments d’une mesquine jalousie; sa droiture cependant, il est permis de le rappeler, n’allait pas jusqu’à l’impartialité.
La belle intelligence et l’honorable caractère du futur marquis de Laplace imposaient plus le respect qu’ils n’attiraient l’amitié, et l’esprit hautain, qui dans la suite de sa vie acceptait si bien et exigeait presque la flatterie, devait plaire difficilement à l’observateur sardonique et à l’imitateur plein de verve des grands airs de M. de Buffon; d’Alembert enfin, qui s’y connaissait, pouvait entrevoir chez ce jeune homme gravement respectueux envers lui quelques-uns des traits de l’illustre orgueilleux, qu’il aimait à nommer le comte de Tufières.