Читать книгу Invasions des Sarrazins en France et de France en Savoie, en Piémont et dans la Suisse - Joseph Toussaint Reinaud - Страница 3
INTRODUCTION.
ОглавлениеIl fut un tems où la France était continuellement exposée aux attaques et aux violences d’un peuple étranger; et ce peuple, qui déjà avait subjugué l’Espagne et quelques autres contrées voisines, amenait avec lui un nouveau langage, une nouvelle religion et de nouvelles mœurs. Il s’agissait, pour la France et pour les pays de l’Europe qui n’avaient pas encore subi le joug, de savoir s’ils conserveraient tout ce que les hommes ont de plus cher: le culte, la patrie et les institutions.
On s’était plus d’une fois demandé quel était le caractère de ces attaques qui furent accompagnées de l’occupation d’une partie de notre territoire, d’où elles venaient, quelles en furent les circonstances et les vicissitudes. Les envahisseurs appartenaient-ils à une seule et même nation, à la nation arabe? ou bien remarquait-on dans leurs rangs des hommes de divers pays? Les envahisseurs, qui s’accordaient tous dans le même but, professaient-ils la même religion? ou bien y avait-il parmi eux des juifs, des idolâtres et même des chrétiens? Enfin, quels furent les résultats d’invasions si souvent répétées, et en reste-t-il encore des traces?
Une partie de ces questions avait déjà été plus d’une fois examinée; mais personne, ce nous semble, n’avait essayé de les envisager toutes et d’en tirer des conséquences générales[1]. Pour traiter un pareil sujet dans toute son étendue, il était indispensable de réunir aux témoignages des écrivains chrétiens occidentaux, ceux des écrivains arabes; aux témoignages des peuples vaincus, ceux des peuples vainqueurs.
Depuis bien des années on avait remarqué l’insuffisance des récits des écrivains de l’Europe chrétienne. L’époque des invasions des Sarrazins en France se lie précisément aux tems les plus désastreux et les plus obscurs de notre histoire. Lorsque ces invasions commencèrent, vers l’an 712 de notre ère, la France était morcelée entre les Francs du Nord, lesquels occupaient la Neustrie, l’Austrasie et la Bourgogne; les Francs du Midi, qui étaient maîtres de l’Aquitaine, depuis la Loire jusqu’aux Pyrénées, et les débris des Visigoths qui avaient conservé une partie du Languedoc et de la Provence. Or, depuis long-tems la faiblesse des souverains et l’ambition des grands avaient mis le désordre dans le gouvernement et dans la société; une foule d’intérêts divers partageaient les populations. Aussi, ne nous est-il parvenu que des notions très-imparfaites sur cette partie de nos annales. Avec Pepin et Charlemagne, à mesure que l’unité politique se rétablit, l’horizon historique s’étend et s’éclaire d’une lumière nouvelle; mais dès lors les Sarrazins sont repoussés loin de notre territoire. Lorsqu’ensuite, sous les fils de Louis-le-Débonnaire et leurs descendans, les Sarrazins se montrèrent de nouveau en-deçà de nos frontières, l’anarchie et tous les maux qui en sont la suite avaient encore fondu sur notre belle patrie. Aussi, l’horizon historique recommença-t-il à se rembrunir, à tel point que la France, étant alors devenue comme un vaste champ de pillage et de massacre, où les Sarrazins, les Normands et les Hongrois s’étaient donné rendez-vous, on a souvent de la peine à démêler ce qui fut l’ouvrage des uns et ce qui fut l’ouvrage des autres.
Le récit des écrivains arabes sur des tems si éloignés, surtout pour ce qui concerne les invasions des Sarrazins en France, n’est pas toujours plus satisfaisant. Les auteurs arabes, ceux du moins dont les ouvrages nous sont parvenus, ont écrit long-tems après les événemens. Sans doute il y eut dès l’origine, parmi les conquérans, des hommes empressés de transmettre à la postérité des faits si merveilleux, si honorables en général pour la nation arabe. La bibliographie orientale fait mention d’une histoire de Moussa, conquérant de l’Espagne, écrite par son petit-fils[2], et d’un poème sur Tarec, rival de gloire de Moussa, composé également deux générations après lui[3]. Mais le récit que ces hommes laissèrent par écrit était sans doute bien imparfait, puisque les auteurs postérieurs ont le plus souvent l’air de parler d’après des traditions orales[4]. Il ne faut pas oublier que les Arabes, à cette époque d’enthousiasme et de gloire, étaient presque uniquement occupés de ce qui pouvait relever l’éclat de leur religion. La seule branche de la littérature qui attirât leurs hommages était la poésie. Aussi, la même disette de monumens se fait-elle sentir pour les exploits et les succès des conquérans de la Syrie, de l’Égypte et du reste de l’Ancien-Monde.
Les récits historiques des Arabes, surtout en ce qui se rapporte à notre sujet, sont postérieurs au neuvième siècle de notre ère, et appartiennent par conséquent à une époque où le souvenir des événemens était en partie effacé. Il y a d’ailleurs des séries considérables de faits dont ils n’ont rien dit.
Les Arabes avaient bien des moyens de connaître l’intérieur de la France et des contrées voisines. Ils en occupèrent long-tems une partie; plus tard, les relations qu’ils entretinrent avec ces pays furent presque continuelles. On verra, dans le cours de cet ouvrage, qu’indépendamment des incursions à main armée qu’ils y faisaient, des ambassadeurs se rendaient fréquemment d’une contrée à l’autre. On sait d’ailleurs, par Massoudi, que vers l’an 939 de Jésus-Christ, un évêque de Gironne, en Catalogne, appelé Godmar, ayant été envoyé en députation auprès du khalife de Cordoue, Abd-alrahman III, composa, pour Hakam, fils et héritier présomptif du prince, et connu par son zèle éclairé pour tous les genres de lumières, une Histoire de France depuis Clovis jusqu’à son tems[5]. La Catalogne, depuis Charlemagne, était sous la domination française, et l’évêque de Gironne reconnaissait l’autorité de Louis-d’Outremer; ainsi on peut croire que cette Histoire de France était exacte. Massoudi déclare avoir vu un exemplaire de cet ouvrage en Égypte; malheureusement il ne nous est connu que par le peu de mots qu’il en dit.
Une cause qui dut rebuter les écrivains arabes eux-mêmes, ce fut la multitude de noms d’hommes et de lieux qui se présentaient sous leur plume, et qui étaient nouveaux pour leurs lecteurs. Les Arabes, en écrivant, ne sont pas dans l’usage de marquer les voyelles; quelquefois même, pour les lettres de l’alphabet qui se ressemblent, les copistes omettent les points placés en-dessus ou en-dessous qui doivent servir à les distinguer. Aussi un grand nombre des noms propres qui n’ont pas d’analogue dans leur langue, sont-ils méconnaissables pour les nationaux eux-mêmes.
A défaut d’autres témoignages, les monnaies frappées par les vainqueurs auraient pu être de la plus grande utilité. On sait de quel secours, en général, sont ces monumens pour fixer les noms d’hommes et de lieux, ainsi que les dates. Mais jusqu’au dixième siècle, les Sarrazins d’Espagne et de France ne connurent qu’un hôtel des monnaies, celui de Cordoue; et les monnaies antérieures à cette époque, qui nous sont parvenues, renferment seulement quelques passages de l’Alcoran, sans nom de souverain ni de gouverneur de province.
On peut juger par là des nombreuses difficultés que présentent les premiers tems de l’établissement des Sarrazins en Espagne, et à plus forte raison de leur établissement en France. Il existe, au sujet de l’occupation de l’Espagne par les Maures, un ouvrage espagnol publié il y a quelques années et qui renferme des renseignemens précieux. C’est l’Histoire de la domination des Arabes en Espagne par Conde[6]. L’auteur a eu à sa disposition les manuscrits arabes de la bibliothèque de l’Escurial et de quelques bibliothèques particulières d’Espagne; et bien que certains écrits qui se trouvent à la Bibliothèque royale de Paris lui soient restés inconnus, il a, en général, puisé à des sources plus abondantes qu’il ne serait possible de le faire ailleurs. Malheureusement Conde n’a pas eu le tems de mettre la dernière main à son travail. Peut-être aussi manquait-il de la critique nécessaire pour une tâche aussi difficile. On peut citer un autre ouvrage espagnol que Conde paraît n’avoir pas connu, et qui lui aurait été fort utile. C’est un recueil de lettres servant à éclaircir l’histoire de l’Espagne sous les Arabes[7]. Cet ouvrage, publié à Madrid en 1796, est destiné à combattre certains passages du douzième volume de l’Histoire d’Espagne de Masdeu. L’auteur laisse trop souvent percer l’envie qu’il a de trouver en faute l’écrivain qu’il attaque. D’ailleurs une partie des passages arabes qu’il allégue paraissent altérés. Néanmoins il fait souvent preuve de beaucoup de sagacité; et les questions qu’il soulève au sujet des différentes races dont se composaient les armées des conquérans, des diverses religions qu’ils professaient, des déchiremens qui furent la suite presque immédiate d’élémens aussi hétérogènes, auraient mérité de fixer l’attention de Conde.
En nous livrant à ce travail, nous ne nous sommes pas dissimulé les nombreux obstacles qui devaient ralentir notre marche; mais il nous a semblé qu’il était possible d’ajouter à la masse des faits déjà connus. Une autre circonstance nous a encouragé; c’est que, même pour certaines expéditions des Sarrazins sur lesquelles il n’existe d’autres ressources que les témoignages des écrivains chrétiens du pays, nous avons cru pouvoir aller beaucoup plus loin que les Muratori, les dom Bouquet et d’autres érudits non moins éminens.
Voici la marche que nous avons suivie. Au milieu des récits souvent incohérens que l’histoire nous a conservés, nous avons tâché de démêler les témoignages contemporains, ou du moins les témoignages les plus rapprochés des événemens. Sous ce rapport, nous devons nous hâter de dire que les récits des écrivains chrétiens de l’époque, quelque défectueux qu’ils soient, nous ont paru, en général, dignes de beaucoup de considération. Quand ces témoignages et ceux des Arabes s’accordent ensemble, nous avons cru y reconnaître le caractère de la vérité; quand ils ne s’accordent pas, nous les avons rapportés les uns et les autres, en indiquant ce qui nous paraissait le plus probable. Nous avons d’ailleurs, autant qu’il nous a été possible, puisé aux sources. Pour les auteurs originaux que nous n’avons pu consulter, nous avons eu soin d’en avertir; c’est ce qui nous est arrivé pour certains événemens que Conde a fait connaître d’après les écrivains arabes. Sans doute, il eût mieux valu pouvoir vérifier ces faits sur les originaux eux-mêmes, qui doivent exister encore en Espagne. Mais Conde a négligé ordinairement d’indiquer les ouvrages auxquels il faisait des emprunts[8].
A la fin de l’ouvrage, nous parlons des différens peuples qui, mêlés aux Arabes, furent sur le point de soumettre toute l’Europe aux lois de l’Alcoran. Pour le moment, il nous suffit de dire que nous avons désigné ces peuples, tantôt par le nom générique de Sarrazins, mot dont l’origine n’est pas bien connue, mais qui s’appliquait alors aux nomades en général; tantôt par celui de Maures, parce que c’est par l’Afrique que les Arabes s’introduisirent en Espagne, et que beaucoup de guerriers africains se joignirent à eux. Nous avons eu soin d’ailleurs de distinguer les invasions des Sarrazins de celles des Normands, des Hongrois et des autres peuples barbares, qui, après la mort de Charlemagne, fondirent de toutes parts sur les provinces de son vaste empire, et s’en disputèrent les tristes lambeaux.
A l’époque où les Sarrazins traversaient la France, le fer et la flamme à la main, et dévastaient le nord de l’Italie et la Suisse, d’autres bandes, venues des mêmes contrées, régnaient en maîtres dans la Sicile et la partie méridionale de l’Italie. Ces dernières invasions se détachant tout-à-fait des premières, nous avons dû nous borner à indiquer l’influence que des attaques, disséminées sur un si large théâtre, exercèrent quelquefois les unes sur les autres.
Il existe dans les divers pays qui ont été occupés, plus ou moins long-tems, par les Sarrazins, des traditions relatives à cette occupation même. Ici, on montre l’emplacement d’une forteresse d’où ils répandaient la terreur dans les campagnes voisines. Là, est le passage d’une rivière où ils rançonnaient les habitans du pays. Dans cette vallée est une grotte où ils avaient coutume d’enfermer leur butin. Sur ces montagnes est une suite de tours du haut desquelles leurs bandes formidables, au moyen de signaux particuliers, étaient dans l’usage de concerter leurs mouvemens. Pour celles de ces traditions qui ne reposent sur aucun monument contemporain, nous nous sommes cru dispensé d’en parler. Nous citerons, comme exemple, l’opinion qui a cours au sujet de Castel-Sarrazin, nom d’une ville située sur les bords de la Garonne. Il n’est presque personne, surtout dans le midi de la France, qui n’ait la conviction que cette place a été ainsi appelée parce qu’elle servit jadis de position fortifiée aux Sarrazins; et cependant cette dénomination n’est qu’une altération d’un nom jadis en usage dans le pays[9].
Nous avons également évité de nous appesantir sur certains épisodes, au sujet desquels des écrivains postérieurs n’ont pas craint de donner les détails les plus circonstanciés, et dont les auteurs contemporains n’ont quelquefois pas dit un seul mot. Ces épisodes sont l’ouvrage de quelques esprits amis du merveilleux, notamment des auteurs de romans de chevalerie, ou bien ils reposent sur des opinions évidemment erronées; il nous a semblé qu’il suffisait d’en indiquer l’objet et la source.
A cette occasion nous ne pouvons nous dispenser de dire quelques mots de certains de ces épisodes, qui tiennent directement à notre sujet, et qui, ayant servi de base à une partie des monumens de notre vieille littérature, formèrent long-tems l’opinion générale de nos pères.
Les Sarrazins sont souvent appelés par les écrivains contemporains du nom de payens, parce qu’on remarquait dans leurs rangs beaucoup d’idolâtres, et parce que d’ailleurs, aux yeux du vulgaire ignorant, les disciples de Mahomet rendaient au fondateur de leur religion un culte divin. Plus tard, à l’époque des croisades, lorsque les restes du paganisme furent éteints en Europe, les chrétiens d’Occident, n’ayant plus d’ennemis à combattre que les musulmans, les mots islamisme et paganisme devinrent synonymes; et on appela indifféremment du nom de payens et de Sarrazins, non seulement les sectateurs de l’Alcoran, mais encore les peuples idolâtres antérieurs à Mahomet, tels que les Francs qui avaient envahi la France, avant Clovis, et même les Grecs et les Romains. Un chapitre de la chronique de Guillaume de Nangis commence ainsi: «Ci commencent les chroniques de tous les rois de France, chrétiens et sarrazins[10].»
Par une idée analogue, dans le roman français de Parthenopeus, dont l’action est censée se passer sous Clovis, plusieurs chefs sarrazins se trouvent en scène[11]. Il n’est pas étonnant d’après cela que, dans plus d’un écrit du moyen-âge, les restes imposans de la domination romaine à Orange, à Lyon, à Vienne en Dauphiné, portent le nom d’ouvrage sarrazin. Il n’est pas étonnant non plus qu’à la fin le nom sarrazin eût couvert tous les autres noms, et que les véritables sources de notre histoire étant négligées, les longues guerres de Charles-Martel, de Pepin et de Charlemagne contre les peuples de la Germanie, eussent, pour ainsi dire, disparu sous les interminables récits de leurs exploits, la plupart fabuleux, contre les disciples du prophète des Arabes.
Ce ne fut pas la seule source d’erreurs: le grand nom de Charlemagne avait fini par éclipser les noms de ses indignes successeurs, et même ceux de son aïeul Charles-Martel et de son père Pepin. Plusieurs auteurs de romans de chevalerie, et après eux, la plupart des chroniqueurs, mirent sur le compte de ce prince les événemens les plus importans qui l’avaient précédé ou suivi. C’est ainsi que la prétendue chronique de l’archevêque Turpin[12] place sous le règne de Charlemagne l’ensemble des invasions sarrazines en France, à partir de Charles-Martel jusqu’au dixième siècle, et même le mouvement qui, vers la fin du onzième siècle, précipita les guerriers de la France en Espagne, pour secourir les chrétiens de la Péninsule, menacés à la fois par les musulmans du pays et les populations armées de l’Afrique[13]. Il en est à peu près de même du roman de Philomène[14], qui suppose sous Charlemagne les Sarrazins maîtres de tout le midi de la France, à peu près comme ils l’avaient été un moment sous Charles-Martel, et qui fait honneur à Charlemagne de leur expulsion opérée long-tems avant lui. Il n’est pas besoin d’ajouter que chacun de ces écrivains, en déplaçant ainsi les événemens, a employé dans ses tableaux les couleurs qui étaient propres à son tems.
D’un autre côté, des auteurs qui écrivaient au moment de la lutte de nos rois avec leurs principaux vassaux, tout en plaçant arbitrairement les événemens dont nous parlons sous les règnes de Pepin et de Charlemagne, ont attribué l’honneur du triomphe aux aïeux vrais ou supposés des seigneurs de qui ils dépendaient. C’est l’idée qui domine dans le poème de Guillaume au-court-nez, ainsi appelé du nom de Guillaume comte de Toulouse, qui en est le principal héros, et à qui le poète attribue le mérite d’avoir chassé les Sarrazins de Nismes, d’Orange et d’autres cités du midi de la France[15]. C’était une manière de célébrer la part réelle que les guerriers de ces contrées prirent plus tard, non seulement à l’entière expulsion des mahométans, mais à la conquête successive de l’Espagne sous les Maures.
On comprend à quel point ces récits, amplifiés dans la suite par les poètes italiens, notamment par l’Arioste, durent égarer les esprits. Voici une autre source de confusion. On sait que les Hongrois, dans la première moitié du dixième siècle, quittant les bords du Danube où était établie leur demeure, franchirent les barrières du Rhin, et mirent presque toute la France à feu et à sang. Leurs brigandages, par le vaste théâtre où ils s’exercèrent autant que par leurs effets désastreux, rappelèrent l’invasion des Vandales, qui, cinq cents ans auparavant, étaient partis des mêmes lieux et avaient, par rapport à la France, suivi presque les mêmes chemins. Or, dans les rangs des Hongrois, se trouvaient plusieurs tribus slaves appelées Venèdes ou Wendes. Il paraît que les écrivains allemands et français, particulièrement les poètes, voulant établir un rapprochement entre les Hongrois et les Vandales, dont le nom désigne encore tout ce que la barbarie peut enfanter de plus monstrueux, s’attachèrent de préférence au mot Wandes, qu’ils écrivirent aussi Vandres et Vandales, et l’appliquèrent aux Hongrois. Jacques de Guise, écrivain belge du quatorzième siècle[16], parlant des peuples qui, aux huitième, neuvième et dixième siècles, couvrirent la France de ruines, dit que le mot Vandale, dans les langues du Nord, est synonyme de coureur et de vagabond; et que, comme ces peuples, avant de se fixer dans un pays, couraient d’une contrée à l’autre, on les avait tous compris sous cette dénomination[17].
Jacques de Guise paraît surtout avoir fait des emprunts au roman de Garin le Loherain, poème français composé vers le douzième siècle[18]. Dans le roman de Garin, l’invasion des Vandales est placée sous Charles-Martel, et les héros du poème sont censés avoir fait plus tard partie des paladins de Charlemagne[19]. Mais d’un côté, le poète raconte le martyre de saint Nicaise, évêque de Rheims, et la mort de saint Loup, évêque de Troyes, deux prélats qui vivaient au cinquième siècle; d’un autre côté, les détails du poème appartiennent au dixième siècle, et même aux siècles postérieurs. En effet, au moment où se passe l’action, Paris obéissait à un duc particulier, et le roi de France s’était retiré à Laon. Le pays situé entre la Champagne et l’Alsace, et d’où le principal héros du poème a reçu son surnom de Loherain, portait déjà le nom de Lotharingia ou de Lorraine, mot dérivé du nom de Lothaire, petit-fils de Charlemagne. De plus, il existait des ducs particuliers de Metz et d’autres villes; ajoutez à cela que, dans le poème, les Vandales sont quelquefois nommés Hongres ou Hongrois. Enfin, les Sarrazins étaient alors maîtres de la Maurienne, appelée aujourd’hui Savoie[20].
Maintenant, il se présente une question. Les Sarrazins furent-ils entièrement étrangers aux invasions du peuple appelé du nom de Vandales? et s’ils n’y furent pas étrangers, quelle est la part qu’on doit leur attribuer? De cette question, dépend la fixation des limites entre lesquelles les courses des Sarrazins eurent lieu. Plusieurs passages de martyrologes et de légendes de saints, à la vérité, d’une origine postérieure au huitième siècle, font mention, à ce même siècle, d’églises détruites et de saints personnages mis à mort par les Vandales. Or, sous les règnes de Charles-Martel, de Pepin et de Charlemagne, les contrées situées entre le Rhin, les Pyrénées, les Alpes et la mer, n’eurent à souffrir des incursions d’aucun autre peuple étranger que les Sarrazins. D’un autre côté, les Vandales, dans le roman de Garin, la chronique de Jacques de Guise et le roman du Renard le contrefait, sont plus d’une fois appelés Sarrazins. Enfin, les véritables Sarrazins, notamment les Sarrazins d’Afrique, sont quelquefois appelés Vandales, sans doute par allusion aux Vandales qui avaient été conduits en Afrique par Genseric[21].
La question fut examinée, il y a cent cinquante ans, par le P. Lecointe, dans son histoire ecclésiastique de France[22]. Ce savant oratorien n’hésita pas à voir des Sarrazins dans les Vandales, et son opinion fut adoptée par dom Mabillon, le P. Pagi, dom Vaissette, dom Bouquet, en un mot par les hommes les plus érudits. Mais, c’est dans les derniers tems seulement, qu’on s’est occupé de mettre en lumière les monumens de notre vieille littérature, où les invasions des Vandales sont décrites avec le plus de détail et de suite. Ces ouvrages supposent que les Vandales envahirent non seulement le midi et le centre de la France, où les Sarrazins ont réellement pénétré, mais encore les environs de Paris, la Lorraine, la Flandre et les divers pays riverains du Rhin, qui n’ont jamais vu flotter l’étendard du prophète. C’est le cas de dire que ce qui prouve trop, ne prouve quelquefois rien.
Nous le répétons: aucun des témoignages relatifs à l’invasion d’un peuple vandale en France, au huitième siècle, n’est contemporain. Tous ces témoignages sont postérieurs au dixième siècle. Là, où les Vandales sont appelés Sarrazins, le mot sarrazin ne peut-il pas être synonyme de payen. Déjà, dom Mabillon[23] et dom Vaissette[24] avaient remarqué que certains faits, relatifs aux prétendus Vandales du huitième siècle, appartenaient à une autre époque[25].
En vain dira-t-on que ces faits ont été admis dans les grandes chroniques de Saint-Denis, qui jouirent de la plus haute estime chez nos pères. Les chroniques de Saint-Denis n’ont commencé à être mises par écrit, que vers le milieu du douzième siècle; et pour les événemens antérieurs, le rédacteur s’est borné à reproduire les récits qui avaient cours de son tems. N’a-t-il pas également adopté les contes absurdes de la chronique de Turpin?
Tout cela vient à l’appui de ce qu’on savait déjà. C’est que, pendant long-tems, les véritables sources de notre histoire restèrent délaissées, et que jusqu’au dix-septième siècle, c’est-à-dire jusqu’au rétablissement des études historiques, le roman de Garin et les ouvrages analogues furent presque les seules autorités consultées. C’est là ce qui explique la confusion qui avait passé des romans dans les chroniques, et des chroniques dans beaucoup de légendes de saints.
Maintenant, revenons à notre ouvrage. Il ne s’agit pas ici de ces sujets qui ne forment qu’un objet de curiosité ou qui n’intéressent que de petites localités. Pendant plus ou moins long-tems, une grande partie de la France fut en proie aux funestes effets des invasions des Sarrazins. Plus tard, ces effets se firent sentir en Savoie, en Piémont et en Suisse; et les barbares occupèrent les lieux les mieux fortifiés du centre de l’Europe, depuis le golfe de Saint-Tropès jusqu’au lac de Constance, depuis le Rhône et le mont Jura jusqu’aux plaines du Mont-Ferrat et de la Lombardie. Sans doute le souvenir des ravages faits par les Sarrazins ne fut pas étranger aux guerres des croisades, à ce mouvement général, qui précipita l’Europe chrétienne sur l’Asie et l’Afrique, et qui mit pendant plusieurs siècles en présence l’Évangile et l’Alcoran. D’ailleurs, dans toutes les contrées occupées par les Sarrazins, et même au-delà, le nom sarrazin est resté présent à tous les esprits, et il se mêle encore aux diverses traditions de l’antiquité et du moyen-âge.
Les faits sont disposés dans un ordre chronologique. Si quelques événemens ont échappé à nos recherches, il sera facile de les insérer à leur place; s’il y en a qui ne soient pas présentés sous leur véritable jour, on pourra leur restituer leur vrai caractère. A cet égard, nous invoquons le zèle et les lumières des personnes que de si grands événemens ne trouveront pas indifférentes, et qui, à portée des lieux mêmes où les faits se passèrent, auront à leur disposition des documens inconnus. L’écrit que nous publions, et qui, bien qu’assez court, nous a coûté de longues recherches, peut être considéré comme le cadre où viendront successivement prendre place les divers épisodes du sujet que nous traitons. La longue distance qui nous sépare de ces tems éloignés ne permet pas d’espérer qu’on parvienne à remplir toutes les lacunes qui existent encore; mais sans doute il se présentera de nouveaux faits. Dans tous les cas, si on jugeait que cet écrit a jeté quelque lumière sur la partie la plus obscure et la plus difficile de nos annales, nous nous croirons suffisamment dédommagé de toutes nos peines.
L’ouvrage est divisé en quatre parties. Dans la première, il est parlé des invasions des Sarrazins, venant surtout d’Espagne, à travers les Pyrénées, jusqu’à leur expulsion de Narbonne et de tout le Languedoc par Pepin-le-Bref, en 759. La deuxième partie est consacrée aux invasions des Sarrazins venant par terre et par mer, jusqu’à leur établissement sur les côtes de Provence, vers l’an 889. La troisième fait voir comment les mahométans pénétrèrent par la Provence en Dauphiné, en Savoie, en Piémont et dans la Suisse. Nous montrons, dans la quatrième, quel fut le caractère général de ces invasions, et quelles en furent les suites.