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I

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Table des matières

L'auberge est au bord de l'eau et ses murailles blanchies se reflètent dans la Seine. Une barque pleine de poisson frais est amarrée sous les fenêtres, parmi les roseaux. Quelque peintre de passage—il en vient beaucoup de ce côté—a peint, sur la porte d'entrée un lapin à demi dépouillé qui fricasse tout vif sur un feu clair. Le nom de l'aubergiste se détache en grosses lettres bleues: Labarbade. C'est là que descendent les artistes en tournée dans la forêt de Fontainebleau. La fille du père Labarbade était une célébrité à Samoreau, dans ce pays qu'une chanson a fait illustre:

A Samoreau y a de belles filles,

Y en a-t-une si parfaite en beauté,

Que Godefroid y a tiré son portrait.

Qu'est-ce que ce Godefroid, le Titien inconnu de cette belle fille? L'histoire de l'art est là-dessus muette, Vasari se tait, mais la belle fille était peut-être Suzanne Labarbade.

Elle avait seize ans alors, pas davantage; de grands yeux noirs dans un visage un peu hâlé, des cheveux épais, mal attachés et qui roulaient sur ses épaules parfois, brusquement. Elle se savait jolie. Quand elle passait dans les rues, les regards venaient à elle tout droit. Puis elle avait des miroirs. Ce qu'elle savait déjà, les miroirs le lui répétaient. Elle les cachait sous son lit, ou derrière son armoire, parce que le père Labarbade ne badinait pas. C'était un homme dur, rendu plus rude encore par le malheur. Toute sa vie il avait travaillé sans grande chance. Il était de ceux qui naissent condamnés. Sa première femme, la mère de Suzanne, était morte jeune. Remarié, le pauvre homme n'avait trouvé que le chagrin, la mauvaise humeur au logis, les querelles. Madame Labarbade, la seconde, avare, criarde, très-belle d'ailleurs et très-vaniteuse, élevait la petite Suzanne à la dure. Elle la battait souvent, plus souvent la privait de manger, l'envoyait au lit sans souper pour lui apprendre. Suzanne ne disait rien, se couchait et mordait ses draps afin que dans la pièce à côté la belle-mère ne l'entendît pas pleurer.

L'enfant, à défaut d'orgueil, avait l'entêtement. On ne la faisait point plier. Elle se raidissait contre les injustices, opposait ses ironies aux sévérités et peu à peu s'habituait à l'abandon.

Dans les premiers temps, le père Labarbade avait bien pris le parti de sa fille. Il la défendait. Cela ne lui convenait pas qu'on la maltraitât. Il élevait la voix, et bien souvent quand arrivaient ces scènes, il coupait une grosse miche de pain, la mettait dans les bras de l'enfant, avec des pommes ou des confitures et lui disait: va-t-en maintenant! Mais comme les querelles l'ennuyaient, il se lassa de lutter contre la ménagère qui savait trop bien lui faire payer toutes ces colères. Il en vint même à se persuader que toutes les criailleries étaient du fait de Suzanne, et que sans elle bien certainement la maison eût été plus tranquille.—Arrangez-vous comme vous voudrez, dit-il un beau soir, je ne me mêle plus de vos affaires. Cette petite est trop ennuyeuse, à la fin des fins.

Et il donna à Suzanne une brusque poussée. A partir de ce jour, dans cette maison, l'enfant se sentit bien seule.

D'ailleurs, le père venait d'avoir un fils. Madame Labarbade était accouchée d'un gros garçon, pesant et criant. Labarbade, complétement faible sous son apparence solide, avait brusquement viré de bord, abandonné la petite fille pour ne plus s'occuper que de son gamin. Suzanne, livrée sans défense à l'humeur de sa belle-mère s'irritait tout bas contre son père; elle avait compté jusqu'alors sur cette apparence de secours, sur cette pseudo-volonté, sur les violences de Labarbade succédant brusquement, comme des coulées de lave, à de longs mois de soumission; et voilà que tout lui manquait, c'était fini. La belle-mère triomphait. Quel isolement! Mais elle patientait encore. Un je ne sais quoi lui disait que cette vie ne durerait pas longtemps. Elle travaillait pour s'étourdir ou plutôt elle s'agitait. Elle pêchait. Elle conduisait le bateau elle-même, et aimait à le lancer dans les joncs qui pliaient tout autour. Les cheveux dénoués, les bras nus dans un casaquin qui laissait voir ses aisselles, elle dirigeait sa barque et servait de passeuse aux jeunes gens qui voulaient traverser l'eau pour descendre à l'auberge de Labarbade. Quand ils essayaient de plaisanter avec elle, elle devenait toute pâle. Ces rires soulignés par des gestes, des mots bizarres, les phrases à double entente la troublaient et lui donnaient chaud. Une fois seule elle se répétait tout cela, fermait les yeux, devinait, rêvait. L'inconnu la tourmentait. Elle avait soif d'un avenir mal défini qui tardait bien à se montrer. On lui avait dit bien des fois,—des passants—peut-être sans y ajouter grande importance: Viendrais-tu à Paris avec moi? Paris! Ce seul mot ne signifiait pas autre chose pour elle que: Liberté! Mais ce qu'elle souhaitait par dessus tout c'était d'être libre. La maison lui pesait, elle étouffait dans sa chambre, prenait en haine son père, son petit frère, les voisins, le pays.

Quelle vie! s'user là, se marier là, vieillir, devenir maigre sous le travail ou engraisser. On est laide si vite. Et tous ces paysans l'ennuyaient tant avec leurs grosses mains et leurs gros pieds! Quand elle n'allait pas au bateau, prendre pour la cuisine les anguilles gluantes qui glissaient brusquement entre ses doigts ou tirer de l'eau du puits ou ramasser les salades dans le verger, elle s'appuyait sur le rebord de la fenêtre ouverte et regardait l'eau courir, les arbres frissonner, les passants marcher en sifflant sur la route. Ou bien elle sortait et s'asseyait au bord de l'eau. C'était là qu'il faisait bon! Seule, avec ses désirs, avec ses rêves! La berge, pleine d'herbes hautes et fraîches, s'adoucissait, glissant vers l'eau. C'était vert, ce terrain, marécageux, tentant. A deux pas les roseaux, les ajoncs courbés miroitaient au soleil comme des aiguilles, les nénufars jaunes et luisants ouvraient à l'air leurs feuilles larges. Point de bruit. Les froissements des ailes sèches des libellules qui volaient lançant des reflets bleus. Le miroitement d'acier de l'eau pailletée où, çà et là, sautillaient les poissons comme dans la poële à frire. Et derrière, sur la route, le murmure vague, lent, sourd et comme menaçant des peupliers qui s'agitaient. Vivre là, dormir là, y voir Paris en songe! Mais tout à coup la voix du père appelait Suzanne, il fallait se lever, regagner la maison, se mettre au fourneau ou s'enfermer dans cette vieille chambre où, tant de fois, elle avait pleuré se rongeant les poings.

Que c'était triste maintenant. Des murailles blanchies à la chaux, le parquet carrelé et froid, au plafond des traverses de bois toutes noires. De la poussière, un lit à couverture jaune, une vieille armoire luisante et brune, un dressoir avec des faïences à fleurs rouges et bleues ébréchées, des chaises de paille et de noyer, des imageries d'Epinal, Mathilde et Malek-Adel dans un cadre orange, des paquets de ficelles suspendus ici, là des champignons en grappes. Un pot de pommade en verre opaque, une terrine de foie gras conservée comme une relique, de vieux papiers, des livres poudreux et déchirés, mais quels livres! Elle les avait lus, relus. Des almanachs, la Vie d'Abd-el-Kader, l'Annuaire du département. On étouffait là-dedans. Sans ses espoirs de lendemain, ses soifs de revanche, elle y fut morte.

Mais elle était décidée à vivre.

Un soir—c'était la fête de Samoreau—Suzanne alla danser malgré sa belle-mère. Elle avait passé des nuits pour coudre elle-même une robe blanche que Labarbade lui avait achetée pour ses étrennes, et que madame Labarbade avait conservée en pièce. Mais Suzanne savait où était la robe. Elle avait ouvert l'armoire, pris l'étoffe et sur un patron emprunté à une couturière de Fontainebleau, elle avait taillé cette robe.

La nuit était tombée, une nuit de juillet, et les paysans de Samoreau dansaient sur la petite place. Les carabines partaient, l'on gagnait des lapins en logeant de grosses boules dans des trous, l'on cassait en deux les pipes de terre, les tourniquets chargés de porcelaine mal peinte grinçaient lourdement sur leur axe. On entendait un bruit composé de mille bruits: des cris, des chants, des rires, de la musique, des coups de fusil, des notes de crécelles et de mirlitons. La lumière était rouge; des lampes de schiste éclairaient la salle de danse, formée par quelques piquets soutenant une corde qui tenait lieu de muraille. Juchés sur une estrade de planches, qui criait et menaçait au moindre geste, quatre musiciens, les joues enflées, jouaient de la clarinette et du cornet. La lumière des lampes suspendues aux arbres paillettait le cuivre des instruments, rougissait les faces apoplectiques des musiciens, enveloppait de reflets les paysans en paletots, les jeunes filles en robe de percale blanche. Hommes et femmes, tout se heurte. Les danseurs étalent des grâces lourdes, empoignent brutalement les fillettes qui suent et rient, et les entraînent dans un galop plein de chocs. Ils vont, rouges, essoufflés, tournent et poussent des cris, et la musique achevée, ils tombent sur des bancs, s'essuyent le front ou se jettent à terre pour respirer.

A travers les feuilles d'un vert sombre des maronniers, la lune glissait des rayons pâles parmi cette fournaise en plein air, faite de hurlements, de poussière, de poudre et de fumée.

Au milieu de la foule, Suzanne dansait. Elle était charmante, le teint animé, affolée de danse, les prunelles électriques, avec une expression de joie. Comme elle se sentait regardée, elle s'étudiait. Elle avait de ces balancements de corps qui attiraient. Réservée pourtant, avec je ne sais quelles intuitions aristocratiques, elle faisait l'effet d'une note plus calme au milieu de ces chœurs épileptiques. Il y avait autour d'elle des jeunes gens de la ville et des dames qui ne la quittaient pas des yeux. Elle était fière de ces regards; elle éclatait d'une joie profonde. C'était cela qu'elle souhaitait. Être vue! Tout à coup, la foule des danseurs s'écarta, fendue par des bras robustes et Suzanne, reçut, sur le nez, un énorme et brutal soufflet. Elle chancela et parut s'évanouir. Elle ne voyait plus rien, n'entendait plus rien. Le sang coulait sur sa robe blanche. Une rumeur s'éleva, et, parmi le bruit, Suzanne distingua ces mots:

—Je t'apprendrai à venir danser sans ma permission, pécore!

C'était le père. Elle sentit qu'une main forte l'entraînait.

Une fois au logis, folle de colère, de honte, d'amour-propre outragé, prise de rage, elle fit un paquet de ses robes, de ses peignes, de sa pommade, de ses miroirs, sauta par la fenêtre, qui n'était pas haute, sur les plates-bandes du jardin, et se sauva jusqu'au pont de Valvins. Puis, à travers la forêt, à travers la nuit, sans rien craindre, elle se dirigea sur Paris.

C'était bien loin. Mais elle connaissait la route. Un 15 août Labarbade l'y avait menée en carriole, voir la fête. Le feu d'artifice était encore devant ses yeux. Elle mangea, en chemin, des morceaux de pain qu'elle avait emportés. D'ailleurs, elle avait un peu d'argent, de quoi vivre quelques jours. C'était peu. Cela lui suffisait. Elle compta sa fortune en arrivant. Il lui restait vingt francs, une pièce d'or et des sous. Le soir était venu, elle avait faim, rôdait autour des petits restaurants, toute seule, son paquet à la main. Elle ne savait guère où elle se trouvait. C'était une rue montante, pleine de bruit, de voitures, de gens en blouse, d'ouvriers, d'ouvrières, qui s'en allaient chez eux, la journée finie. Il avait plu. Tous ces gens étaient pleins de boue, et Suzanne, fatiguée, sentait sa jupe appesantie qui claquait, à chaque pas, sur ses talons. Mais elle n'était pas attristée. Tout ce qu'elle voyait la grisait; de temps à autre passait auprès d'elle, en sifflant, un drôle hardi qui la regardait. Elle ne baissait pas les yeux, et il lui semblait qu'elle avait entendu cette chanson, ce refrain, ces cris—quelque part.

Il fallait manger pourtant, le pain était fini. Au détour d'une rue, une odeur de graisse fondue arrêta court Suzanne sur le trottoir. Elle regarda avec des yeux pleins d'appétit et tendit la main. C'était une marchande de pommes de terre frites et de harengs qui remuait sa poële.

—Donnez-m'en, dit Suzanne.

Elle demeurait, la main tendue, regardant cette graisse qui grésillait.

—Pour combien? dit la marchande.

Suzanne ne savait pas; elle répondit au hasard et tendit sa pièce de vingt francs pour payer.

—Comment, dit l'autre, vous n'avez pas de monnaie?... Six sous!

Suzanne fouilla dans sa poche, jeta les sous et s'enfuit. Elle cherchait un coin, n'importe où, pour s'asseoir. Partout du monde. Alors, tout en marchant, elle grignotait ses pommes de terre, déchiquetait de ses dents blanches son hareng saur, et se sentait fière, heureuse, confiante, libre.

Du premier coup, elle avait bien vu que Paris était son élément. La fange même des rues lui plaisait. Comme la boue liquide que la pluie délayait dans la campagne l'attristait, lorsqu'elle la regardait, du haut de sa fenêtre, à Samoreau! A Paris, elle trouvait comme une volupté à marcher là-dedans, crottée, salie, et à regarder les voitures aux lanternes à biseaux, qui passaient, éclaboussant le monde. Elle n'avait pas d'étonnements, elle n'avait rien oublié de tout cela qu'elle avait vu, petite; elle l'eût deviné. C'était son milieu. Ce terrain était fait pour elle. Il lui semblait qu'elle avait eu cent fois la vision de ces maisons hautes, de ces longues rues, de cette foule. Elle avait soif; elle entra chez un marchand de vin, demanda à boire et vida son verre, au milieu des hommes qui l'examinaient.

Elle marchait toujours, lasse cependant, brisée, devant tous ces magasins pleins de lumières, pleins de bijoux, pleins de soie, pleins de luxe. Ses jambes pliaient, mais elle voulait voir, regarder, toucher des yeux ces merveilles. Des chapeaux, des robes, des diamants! Elle savait bien que c'était à Paris qu'on trouvait tout cela.

En attendant, il fallait vivre et se reposer, dormir. Où cela? Suzanne se disait, un peu tremblante, qu'il fallait donner son nom à l'hôtel garni, celui de ses parents, son âge. Elle le savait par plus d'une qui était partie comme elle, un jour de fièvre. Elle se dénonçait ainsi, elle était découverte si le père voulait la poursuivre. Elle s'éloignait alors brusquement des maisons où des transparents allumés annonçaient les hôtels garnis comme on se détournerait d'un piége. Mais comment faire? Elle errait toujours, laissant passer les heures, accablée, ses pieds alourdis la retenant à chaque pas. C'était un long boulevard qui durait toujours, avec des bancs de temps à autre et des rangées de petits arbres maigres. D'un côté les maisons étaient basses, resserrées, avec des enseignes vieillies, et faisaient face à de grands bâtiments sombres d'où s'échappaient des mugissements de bœufs. Le ciel était bas et le gaz semblait attristé dans ces ténèbres.

Suzanne commençait à se sentir envahie par un vague effroi. La solitude ne lui était jamais apparue sous la forme d'une nuit passée en plein air, sur un banc, par un temps pluvieux. Elle s'était assise, les bras alanguis, les yeux à terre, entendant comme un bourdonnement vague autour d'elle, la pensée reportée vers cet intérieur qu'elle avait quitté, et où le pain, le gîte, le petit lit de noyer lui étaient du moins assurés. Elles doivent avoir souvent de telles nostalgies, soudaines, imprévues, aussitôt étouffées que nées, ces filles du hasard, lancées à cœur perdu dans la vie d'aventure.

Suzanne s'éveilla, pour ainsi dire, tout à coup. On venait de lui frapper sur l'épaule. Elle regarda. Il y avait une femme assise à côté d'elle, une ouvrière, le costume décent, la voix douce et fatiguée. Le gaz éclairait nettement son visage, jeune encore, pourtant plein de rides, maigre et chagrin.

—Qu'avez-vous donc? dit cette femme. Vous pleurez?

—Non, dit Suzanne, comme si on l'eût prise en faute, et elle écrasa entre ses paupières deux grosses larmes qui lui montaient aux yeux.

Elle s'était dit, depuis longtemps, qu'il faut se défier, au début. Puis elle ne voulait pas avouer qu'elle pouvait regretter quelque chose.

La femme haussa doucement les épaules, se leva du banc où elle était assise et s'éloignait déjà, lorsque Suzanne la rappela.

—Madame?...

Elle revint sur ses pas et dit à Suzanne:

—Que me voulez-vous?

—J'arrive à Paris. Je n'y connais personne. Je cherche un logement. Ne pouvez-vous pas m'en indiquer un?

—Si fait, dit la femme, j'ai ma chambre.

On se prête ainsi volontiers asile, ou nourriture, dans ces classes qui savent le prix d'un abri. Le peuple a conservé l'habitude, sinon le culte de l'hospitalité, ou plutôt il comprend, il pratique la franc-maçonnerie du besoin. La femme était une ouvrière, point riche, qui vivait seule, séparée de son mari. Elle habitait à quelques pas de là, chaussée du Maine, une chambre avec une cuisine et une façon d'antichambre qui était son atelier. Elle travaillait à de la chaussure avec une machine à coudre. Ce qu'elle gagnait lui suffisait bien. Elle économisait même pour les mauvais jours. C'était une honnête femme, mariée à un de ces beaux parleurs d'atelier qui pérorent au fond des cafés, laissant l'ouvrage les attendre. Elle l'avait aimé beaucoup, puis la désillusion et la lassitude étaient venues. Un jour, on s'était séparé, d'un commun accord. Victoire Herbaut restée seule, sans enfants, s'était cloîtrée, à trente ans, l'espoir fini, n'aimant plus que son frère, qui la venait voir quelquefois, et tâchait de l'égayer, sans y réussir. Si elle travaillait encore avec un peu de courage, c'était pour lui. Il avait dix ans de moins qu'elle. Elle l'avait élevé. C'était presque son enfant, et cette femme était de celles qui naissent mères.

Suzanne savait déjà tout cela en arrivant chez Victoire. L'autre était un peu bavarde, très-confiante, facile à se livrer, à s'apitoyer. Elle avait lu sur le visage de la jeune fille une telle angoisse qu'elle s'était offerte sans trop réfléchir.

—Vous allez trouver le logis bien petit, disait-elle en montant l'escalier. Mais à la guerre comme à la guerre. Demain nous aviserons!

On fit un lit dans l'antichambre, sur le parquet, avec un matelas et des draps. Puis Suzanne se coucha. Mais elle ne dormit pas. Victoire Herbaut, assise à côté d'elle, questionnait. Il fallut tout dire. Victoire hochait la tête et paraissait peu rassurée.

—Ma pauvre petite, disait-elle, vous avez fait un mauvais coup. Ah! le logis du papa! La cheminée où bout la soupe aux choux. Je n'ai jamais été si heureuse que lorsque maman me grondait, parce que je mettais du vinaigre de Bully dans mes cheveux. Car j'ai été coquette, moi aussi. Ça m'a passé! ça vous passera! Voyez-vous, il faut travailler, travailler beaucoup, vous amasser un petit magot, pas bien lourd, parce qu'on économise peu, malgré tout, et quand vous voudrez vous marier, bien choisir pour ne pas vous tromper!

—Vous avez raison, disait tout bas Suzanne dont les yeux s'emplissaient de gravier et qui s'enfonçait déjà, en rêve, dans ces pyrotechnies de velours et de rubis qu'elle voulait....

—Allons, je vous fatigue, fit brusquement madame Herbaut en se retirant. Ne m'en veuillez pas. Je suis jacasse. A demain!

Suzanne n'entendait déjà plus.

Le lendemain, quand elle s'éveilla, elle éprouva une grande joie. Le soleil entrait par la fenêtre qui donnait sur l'antichambre, un soleil joyeux, plein de chaleur et de vie. Elle se leva reposée. Madame Herbaut travaillait déjà, à côté! Tout ce petit logis était gai, propre; il y avait une pendule sur la cheminée avec Paul embrassant Virginie, des chandeliers en zinc, des gravures sur la muraille; dans un cadre en œil-de-bœuf, sous verre, fané, triste, jauni, un bouquet de fleurs d'oranger avec des rubans pleins de poussière. Le lit était déjà fait, avec une couverture au crochet, rouge et blanc, et madame Herbaut avait étalé sur la commode les chaussures qu'elle devait piquer ce jour-là.

—Ah! dit-elle à Suzanne, vous avez une bonne mine! Voyons, causons, en attendant que votre café chauffe.—Je prends le café au lait le matin, et vous?... Que savez-vous faire?...

—Moi? rien!

—Allons donc! Il faut apprendre à coudre! regardez-moi aller... Ce n'est pas bien difficile. Tenez, essayez!

Elle installa Suzanne devant la machine à coudre et lui enseigna comment manœuvraient les aiguilles et comment le cuir se trouvait cousu à double chaînette.

—Je comprends bien, dit Suzanne, mais je ne saurai jamais. Cela m'ennuierait.

—Pourtant, dit madame Herbaut, il faut bien vous décider à faire quelque chose!

Il y avait justement, dans la maison, au-dessus de l'appartement de Victoire, une petite chambre à louer. Cent cinquante francs par an, avec une fenêtre sur la chaussée. Suzanne l'arrêta et, aussitôt, écrivit à son père. Elle disait que sa résolution était depuis longtemps prise, qu'elle serait morte à Samoreau, qu'il lui fallait Paris, qu'elle allait travailler d'ailleurs, qu'elle avait déjà un état et qu'elle ne demanderait jamais rien à personne. Le dernier trait était dirigé contre sa belle-mère. La réponse ne se fit pas attendre. Labarbade, poussé sans doute par sa femme, envoyait Suzanne au diable et écrivait qu'il ne voulait plus en aucune façon entendre parler d'elle. Son dernier mot était celui-ci: Tu n'es plus rien pour moi!

Suzanne le lut sans émotion. Labarbade avait pleuré en l'écrivant.

Dans les premiers temps, Suzanne travailla. Il le fallait bien; les vingt francs étaient partis vite; mais ce travail lui pesait; elle souhaitait l'inaction, le repos, ce que Paris lui avait promis. Elle faisait part quelquefois de ses rêves à madame Herbaut, qui la regardait avec un certain effroi:

—Ma pauvre enfant, disait l'ouvrière, nous sommes nées en bas, restons en bas. C'est dangereux de chercher à monter. J'ai eu de mes amies qui ont fait aussi de ces rêves-là. Où sont-elles, les pauvres filles? Tandis que moi, je ne suis pas riche, ni heureuse, mais je vis.

Joseph Guérin, l'imprimeur, venait voir sa sœur quelquefois. C'était un garçon gai, franc, rieur, bruyant, chantant, amusant, blagueur. Il savait tout, causait de tout, apportait toutes les nouvelles, celles du jour, celles de la veille, et celles du lendemain. Rien ne lui échappait à Paris. Il savait la couleur des cheveux de la femme à la mode, l'heure à laquelle elle allait au bois, les noms de ceux qu'elle ruinait, la liste des dettes qu'elle contractait chez les fournisseurs, le secret des coulisses littéraires, et pourquoi telle pièce n'aurait pas de succès, et pour quelle raison mademoiselle Jane Essler avait refusé le rôle, quel roman allait faire scandale, quel cadavre avait été apporté à la Morgue, quel mot avait été dit au Jockey-Club, quel duel menaçait d'avoir lieu, pour quoi, pour qui, quelle nouvelle politique préoccupait les esprits, ce qui se passait au boulevard Montmartre, rue de Bréda, rue Mouffetard, au Pérou et au Mexique. Sans avoir rien appris foncièrement, il avait de toutes choses une teinture solide; frotté de science, de lettres, d'arts, il ne restait jamais à court, ramassait et colportait les propos de l'atelier, y ajoutait de son cru, tout en composant devant sa casse, imitait Mélingue ou Bressant, courait aux pièces nouvelles, jugeait, appréciait, condamnait, ne se montant pas le coup et clignant de l'œil quand on lui citait tel ou tel écrivain à la mode, en disant avec son accent gouailleur:

—Encore bien heureux qu'on lui corrige ses fautes de participes!

C'était surtout avec lui que Suzanne aimait à causer. Elle se sentait comprise et devinée. L'argot parisien, dont Joseph émaillait ses discours, elle l'entendait. Elle avait l'intuition de tout ce qui pousse, fleur de serre ou fleur de ruisseau, sur le terreau parisien. Quand Joseph, parlant à sa sœur, s'arrêtait, quand Victoire Herbaut, doucement, en souriant, donnant une tape au jeune homme sur la joue, disait: «Tais-toi donc, bavard!» Suzanne s'écriait: «Encore!»

Suzanne n'était déjà plus la petite paysanne un peu sauvage de Samoreau. Le soleil parisien avait effacé le hâle trop rude des rayons campagnards, ne laissant à cette physionomie éveillée que des tons chauds, des reflets sains et mordorés comme on en voit sur certains bronzes. Joseph avait du goût; il savait un peu dessiner. Il fit le portrait de Suzanne. Les séances avaient lieu le soir, à la lampe. C'était tout une affaire. Suzanne ne pouvait rester en place, Joseph se fâchait et grondait. Ce portrait aux deux crayons, assez mal dessiné, mais très-expressif, leur prit deux semaines, et, une fois fini, Joseph le fit encadrer. Suzanne était étonnée de tout ce que savait Joseph Guérin. Il chantait bien, dansait à merveille, écrivait avec de magnifiques paraphes.—C'est un phénix! disait madame Herbaut. A force de l'admirer, très-naïvement, Suzanne finit par l'aimer. Elle n'avait jamais aimé, mais elle savait ce que c'était que l'amour et se rendait compte de ce qu'elle éprouvait. Elle ne le lui dissimula pas, et le jour où Joseph, à bout d'hésitations, lui confia à son tour qu'il l'adorait,—depuis le jour où il l'avait vue,—elle se sentit remuée d'une façon nouvelle, conquise par un sentiment de triomphe, fière d'elle-même, heureuse.

Madame Herbaut voyait ou devinait ces sentiments-là sans rien dire, hochant la tête, songeant qu'ils feraient ensemble un joli couple. Elle attendait pour parler mariage; elle les laissait causer, aller et venir où ils voulaient. Suspendue au bras de Joseph, les cheveux dans un petit filet garni de jais, avec une petite broche en doublé à son col et des manchettes blanches, Suzanne allait se promener le dimanche ou courait les champs, dansait dans les bals de campagne. Elle aimait surtout Nogent, avec ses îles touffues, sa population de canotiers se croisant sous les grandes arches du viaduc, ses cabarets en plein air, ses rives où les ouvriers, les commis, les grisettes, les militaires, assis et bruyant, déjeunaient en regardant couler la rivière. Une promenade en bateau la comblait de joie. C'était Joseph qui ramait; elle plongeait ses mains dans la Marne, cassait au passage les nénufars ou essayait de prendre les petites ablettes qui filaient. Elle se rappelait, comme on se souvient d'un temps bien éloigné, de ces jours où elle passait les pratiques, dans le lourd bachot du père Labarbade. Parfois, elle s'amusait à réveiller quelque canotier endormi dans sa barque, sous les saules. On se fâchait, Suzanne riait, et Joseph ramait de plus belle.

Le soir, on dînait dans l'île d'Amour, sur la pelouse. On sautait sur la balançoire du restaurant, et Suzanne se laissait aller dans le vide, hésitante, effrayée, ouvrant ses narines à l'air frais qui la frappait au visage et collait sa jupe contre ses jambes. Puis, c'était le bal. Elle bondissait sur l'herbe aux premières notes cuivrées de ces orchestres de campagne. Le quadrille l'affolait, elle se lançait dans la danse, entraînait Joseph, secouée par la musique criarde comme par une pile voltaïque, intrépide, déterminée, toujours debout, jamais lassée.

Une ville à part, d'un caractère singulier, née d'hier, coulée d'un jet, c'est Plaisance,—un des quartiers inconnus de ce grand Paris.

Toutes les rues de cette petite ville dans une grande ville datent de 1845. On le voit du reste, au nom des carrefours, rue Médéah, rue Mazagran, rue Constantine, souvenirs de la campagne d'Algérie, alors toute récente, glorification des victoires africaines alors toutes fraîches. Les maisons sont basses, coquettes, beaucoup à un seul étage—pas plus—presque toutes peintes, au moins en partie, avec une physionomie gaie, vivante. Les hôtels garnis, les guinguettes, les petits restaurants, les marchands de vins fraternisent, s'appuient l'un contre l'autre, peuplent les rues. Il y a des grilles de bois, peintes en vert, et de la vraie verdure aussi, des acacias, des marronniers montrant à travers ces moellons leurs feuilles pleines de poussière. Du mouvement partout, du bruit sur la chaussée et des chansons sous les tonnelles. Une population, laborieuse ou flâneuse, ouvriers ou bohèmes, ruisselle là du soir au matin, et le jour et la nuit. Des filles en fichu, des rôdeurs de comptoirs en casquettes avec des paletots luisants. La Chaussée du Maine, non loin de là, a la physionomie de tous les boulevards extérieurs. Des arbres grêles, de petites maisons, des étalages de bouquinistes ou de marchands de bric-à-brac, les vieux pastels et les vieilles estampes coudoyant les vieux habits et les vieilles pendules; çà et là, un établissement plus vaste, des maisons de confection pour les travailleurs, avec des blouses bleues et des pantalons de coutil à bouton d'os à la montre, ou des bureaux de déménagements, des loueurs de voitures à bras, toute une série d'industries à l'usage des petits commerces et des pauvres gens. On tourne à droite et voilà l'ancien chemin de ronde, triste et vaste qui conduit au cimetière Montparnasse. C'est le cimetière pauvre. On se heurte aux corbillards nus, aux bières d'enfants portés à bras d'hommes, aux convois où les parents suivent la casquette à la main, et les femmes, en bonnets noir, en châles de quatre sous, avec les yeux gonflés. La route est semée des boutiques de ces gens qui vivent de la mort: marbriers, marchands d'immortelles. Les adieux tout faits, les regrets stéréotypés larmoient sur les couronnes qu'on achète en passant, par hasard, parce qu'on a oublié. Des petits enfants en plâtre, poupins et laids, joignent les mains à l'étalage avec le même geste et attendent qu'on les mette là-bas, sur les tombes, sous la pluie qui les verdira.

Les croque-morts habitent là, ou ils y mangent. Leur restaurant attitré est une petite gargote, dans une ruelle qui donne—quelle antithèse!—rue de la Gaîté. L'établissement est petit, d'aspect bizarre, une construction d'un autre siècle, avec des grilles, une porte basse, des murs peints en vert et des pots au fronton de la maison. Les murs du cabaret n'entendent pas d'ailleurs des requiem ou des dies iræ; la gaudriole, chassée de partout, y règne en maîtresse. Quand ils ont fini leur journée, tout en mangeant, les croque-morts chantent.

La plupart de ces rues sont sales. Le ruisseau coule emportant tous les détritus, brun et boueux. Les enfants y barbotent sans craindre les voitures qui sont rares, et deviennent gros et gras, au grand air. Le voisinage du cimetière les fait bien porter. Il y a aussi des vieillards. Près de là, au Champ d'Asile, se réunissent les joueurs de boules. Le cochonnet exilé du Luxembourg, refoulé par les constructions et les démolitions nouvelles, s'est réfugié là, dans ce terrain vague où, sans doute en 1815, avant de gagner la route de Fontainebleau, les grognards vaincus campèrent un moment. Petits employés, petits rentiers, des gens regardent, appuyés sur leur canne, les boules qui roulent et mesurent les distances. Il y a des juges du camp que leur équité rend célèbres. On a de la gloire à tout âge et partout.

Suzanne aimait à se promener dans ce quartier, à voir, à écouter, à vivre. Elle battait les pavés de sa jupe où se dessinait, en cercle, l'armature d'une crinoline qui ballottait. Tête nue, ses cheveux bien pommadés, un fichu de soie autour du cou, elle sortait sans but, pour regarder les boutiques. Toutes se ressemblent. Des traiteurs, avec des peaux de lapins écorchés pendus aux branches d'un pin minuscule devant la porte, des pâtissiers avec des gâteaux étalés, des beignets, des flans, des chaussons, çà et là un gâteau de Savoie avec un bouquet ou un saint en pastillage planté au milieu; des modistes, ou des lingères, de petits bonnets avec des rubans bleus ou de jolies ruches derrière les vitres, des corsets parfois piqués de rose; puis des libraires, des marchands d'images, de livraisons à un sou, de cahiers de chansons, de complaintes; et des photographes, avec leurs enseignes; des portraits-cartes pendus à la porte, autant de stations pour Suzanne, autant de réflexions, de spectacles. Les brodequins la faisaient rêver, les portraits surtout l'attiraient. Il y en avait de toutes sortes, ouvriers endimanchés, pétrifiés dans la pose choisie, étranglés dans leurs cravates avec de gros yeux et de grosses mains; jeunes filles maigres et chlorotiques regardant les passants d'un air niais; des soldats, leur briquet entre les jambes, des bourgeois, leur parapluie à la main. Tout cela, l'air triste, ennuyé, ankylosé. Suzanne ne les regardait pas. Ce qui la charmait, c'était la réunion des artistes du théâtre, jeunes gens aux cheveux longs et gras, l'air penché ou insolent, leur main dans la poche, ou revêtus de leurs costumes, mousquetaires, bandits, seigneurs moyen-âge. Et les femmes! Des robes traînantes, galonnées d'or, une couronne sur la tête, superbes, fières, irrésistibles,—des princesses! «Il y a des femmes qui s'habillent ainsi, pensait Suzanne, et qui se montrent sous ces habits, le soir!» Quel rêve, quel aiguillonnant désir, quelle envie! Le théâtre n'était pas loin, ce théâtre au fronton duquel un Buridan en plâtre, l'air malade, regarde une Folie qui se porte trop bien. Suzanne y allait, se grisait de spectacles, se donnait la fièvre, écoutait la voix des jeunes premiers comme on écoute une musique, fermait les yeux pour se voir à la place de la jeune première, derrière cette rampe, et le rideau tombé, la lumière éteinte, rentrait avec un monde dans la tête de désirs inassouvis.

Joseph avec tout cela en était venu à l'aimer follement. Elle s'était donnée à lui tout entière. Peut-être l'aimait-elle vraiment. Il y avait si longtemps qu'elle «savait!» Il héritait de toutes ses inquiétudes, des sollicitations d'autrefois, des éveils qu'elle avait comprimés, là-bas. Mais elle fut surtout grise de Joseph, le jour où celui-ci lui annonça qu'on organisait à son imprimerie une représentation dramatique au bénéfice d'un camarade que la machine avait estropié, et qu'il avait obtenu pour elle, Suzanne, un rôle dans la représentation.

—Allons, donc, dit-elle en devenant rouge, puis pâle. Un rôle! Je ne saurai jamais jouer!

—Toi?... Mais, bête que tu es, tu as tout ce qui fait le talent. Regarde toi!

Suzanne joua. Elle remplissait un rôle dans ce petit tableau populaire qui est comme la clef de voûte de toutes ces représentations, la Corde sensible. Joseph lui avait fait répéter le rôle, le soir, avec grand soin, lui donnant les intonations, l'expression, le geste. Elle obtint un succès; elle fut applaudie. Il y avait dans la salle un ou deux journalistes qu'on avait décidés à venir à ce petit théâtre du passage du Saumon, et qui citèrent le nom de Suzanne quelques jours après. Elle en fut éperdue de joie. Elle prenait le journal, le regardait, épelait ce nom qui était le sien, riait, embrassait Joseph et le remerciait. Elle était heureuse, car elle sentait maintenant que la route s'ouvrait. Elle avait trouvé sa voie. Ces planches pouvaient être un piédestal. Elle déclara qu'elle se ferait actrice. Cette vie lui plaisait. Joseph ne s'étonna qu'à demi. Il avait rêvé plus d'une fois aussi les succès du théâtre; il avait joué déjà, à Montparnasse, dans des représentations extraordinaires; il chantait à ravir la chansonnette, ce succédané de la romance.—«Eh bien! soit, dit-il.» Il avait beaucoup d'amis parmi les acteurs. Sans plus hésiter, il alla en prendre un sous le bras, le priant de le présenter au directeur. On engagea Suzanne, qui débuta la semaine suivante.

—Quel nom mettrons-nous sur l'affiche? demanda le directeur.

—Dame! répondit Joseph en interrogeant Suzanne du regard.

—Attendez, fit le régisseur, qui écoutait. Je vote pour Bruyère?

—Oh! non, voilà un nom que je n'aime pas, fit-elle, c'est campagne!

—Alors, dit le régisseur, mettez Cachemire ou Camélia, ce sera parisien!

—Ah! Cachemire, oui, c'est joli, ça, tiens! dit Suzanne, Cachemire!

Et, en riant, elle battait des mains.

Cachemire passa ainsi, subitement, de l'ombre à la lumière. Chaque soir, on l'applaudissait, non point pour son talent, mais pour cette grâce et cette fraîcheur auxquelles le public n'est pas habitué. On la traitait en enfant gâté. Elle sortait de scène, ivre, joyeuse, toute rouge, grisée par les bravos et les sourires. Dans la coulisse, Joseph l'attendait. Au milieu des deux ou trois habilleuses du petit théâtre, des figurants, des hommes de service, des pompiers, Suzanne trônait comme une reine. Joseph sentait que chaque jour il perdait pied dans ce cœur, qui n'était déjà plus à lui. Il avait été un passe-temps pour cette tête désœuvrée et avide d'inconnu. Maintenant son rôle était fini.

—Qu'est-ce que vous avez donc ensemble? lui demandait un soir Victoire Herbaut. Êtes-vous brouillés?

—Non.

—Cependant, je ne me trompe pas, voyons. Tu as fait quelque chose à Suzanne. Elle ne te parle plus comme auparavant. Il faudrait pourtant songer à vous marier.

—Nous marier?... Ah! nous marier! fit Joseph. Mariage de coulisses, mariage à la détrempe! Non, va, je te promets qu'à présent nous ne nous marierons pas!

—Pourquoi?

—Parce que. Tu verras.

Joseph se repentait maintenant d'avoir poussé Suzanne dans cette voie du théâtre. Il s'était d'abord senti flatté par les succès de la jeune fille. Au fond de plus d'un ouvrier parisien, il y a toujours un germe de cabotin qui ne demande qu'à fleurir. Pour un peu, Joseph se serait fait acteur, lui aussi, comme il eût été goguettier, si les goguettes avaient encore existé. Il était né artiste, disait-il. Il ne lui déplaisait pas que Suzanne débutât et se fît applaudir. Madame Herbaut avait bien résisté un peu, mais elle cédait facilement, et elle en était venue à présent à coudre elle-même les robes que Suzanne devait mettre sur la scène, des petites toilettes de quatre sous, relevées avec quelques méchants rubans, et qui rendaient charmante celle qui les portait et qui tournait toutes les têtes du quartier. Mais Joseph se voyait maintenant séparé de Suzanne par les becs de gaz de la rampe, comme si cette rampe eût été une barrière infranchissable. Elle était d'un monde et lui d'un autre. Quoiqu'il la ramenât tous les soirs à la maison, causant, riant, penchée à son bras comme jadis, il sentait bien qu'elle n'était plus la même.—«On t'a changée derrière un portant, ma pauvre fille, disait-il. Tu n'es plus Lisette, ça se sent. Mais après tout, tu sais, tu feras comme tu voudras; tu es libre, et tu ne mettras pas la mode au pays!» A quoi Suzanne se mettait à rire, apaisant Joseph comme elle pouvait, mais sans insister. Elle songeait bien à autre chose.

A présent, sa pauvre chambre lui déplaisait. C'était étroit, triste, misère. Elle aimait mieux loger chez Joseph, qui avait du moins un petit appartement, avec des bustes en plâtre, des gravures et une bibliothèque. Elle songeait déjà à avoir mieux que cela. Elle avait vu de ses camarades partir, le soir, après le spectacle, dans quelque coupé. Elle était lasse des robes d'Orléans, des chapeaux de paille, des talmas de taffetas. Les robes bouffantes, à jupons relevés, les pince-taille aux larges ceintures et les sombreros empennés l'attiraient, la fascinaient. Il fallait qu'elle eût cela bientôt.

En remontant un soir cet escalier qui menait chez madame Herbaut et qu'elle avait franchi, le cœur ému si fort, lors de son arrivée à Paris, elle entendit un bruit au-dessus d'elle, des cris, une trépidation; elle se hâta, et, en ouvrant la porte de l'appartement de Victoire, elle vit la pauvre femme qui se débattait, pâle et meurtrie, entre les bras d'un homme menaçant. Suzanne, effrayée jeta un cri. L'homme se tourna vers elle.

—Bon! quelle est celle-ci, à présent? dit-il d'une voix avinée.

Victoire s'était dégagée, et, poussant Suzanne vers la porte:

—Allez-vous-en, ma pauvre enfant, disait-elle, allez-vous-en. Il vous battrait aussi. Partez. C'est mon mari!

Suzanne était demeurée interdite, sur le palier, n'osant faire un pas, écoutant encore les cris qui partaient de la chambre, lorsque l'homme sortit brusquement, poussant avec fracas la porte derrière lui, et jetant un regard farouche et terne à la fois, le regard de l'ivresse mauvaise. Il descendit l'escalier lourdement, faisant vibrer la rampe à laquelle il s'accrochait. Lorsque Suzanne n'entendit plus rien, elle entra, et trouva madame Herbaut assise sur son lit et pleurant.

—Mais qu'y a-t-il donc? dit-elle. Pourquoi est-il venu?

Victoire hocha la tête sans répondre, étouffant ses sanglots dans son mouchoir.

—Vous a-t-il fait mal, madame Herbaut?

Elle releva la manche de sa robe et montra à Suzanne son poignet rouge et meurtri. Suzanne tremblait encore. Elle était toute pâle. Elle avait réellement eu peur.

—Il ne faut pas vous effrayer, mon enfant, dit Victoire. Ça devait arriver. S'il m'avait laissée tranquille, c'eût été trop beau. Il paraît qu'il n'a pas d'ouvrage; il lui faut de l'argent. Je ne voulais pas en donner. Je n'en ai pas trop. Alors il a frappé... Mettez donc un peu de sel dans de l'eau pour mon bras... C'est vrai, j'ai mal... Et puis il a pris la tire-lire, vous savez... Mais non, au fait, vous ne savez pas, Suzanne... Je mettais de côté pour Joseph et pour vous. Vous auriez trouvé ça au mariage, mes pauvres petits!

—Au mariage! songea Suzanne. Il lui semblait qu'elle entendait l'écho lointain d'un mot qu'elle ne comprenait plus.

—Dame, fit madame Herbaut, il faudra bien que vous en veniez là. Vous vous aimez, c'est bien, mais être comme vous êtes, ce n'est pas une position. Il peut venir des enfants; c'est pour les enfants qu'il faut se mettre d'accord avec la loi. Il n'y a que cela au monde, des petits êtres bons et doux comme le pain! Je sais bien que si j'en avais eu un, moi!... La charbonnière en a un, l'avez-vous vu? Un petit ange! noir comme tout, et quand on le débarbouille, un amour! Ça me fait mal, moi! Oh! un petit garçon...

—Comme vous êtes écorchée, madame Herbaut!

—Ce n'est rien. Seulement, s'il revient souvent, ce sera à en perdre la tête!

—Pourquoi reviendrait-il?

—Il en a le droit.

—Eh bien! et le commissaire?

—Oh! Herbaut est chez lui, ici. Nous sommes séparés de bonne volonté, mais la loi n'a rien dit. Il peut venir à toute heure; je suis sa chose... Se séparer? Il faut plaider pour ça, il faut être riche!.., mais il ne reviendra pas, il faut l'espérer. C'est quelque femme qui lui aura monté la tête. Comme on en fait des mauvais coups pour de l'argent!

—Dites-le à Joseph, alors!

—Non! oh! non, fit Victoire. Ils se battraient!

Ils se battraient! Ce mot resta sur le cœur de Suzanne. Une fois seule dans sa chambre, elle se prit à réfléchir. Comment! c'était là le mariage! cette chaîne, cet esclavage, c'était ce qu'elle avait eu l'idée de partager avec Joseph? Elle frémit à l'idée seule qu'elle pût être liée pour la vie comme l'était madame Herbaut. Elle s'étonnait aussi qu'on pût se résigner comme le faisait Victoire.

—Ah! disait-elle tout haut, ce n'est pas moi qu'on mènerait ainsi.

Puis, en songeant, elle se sentait mal à l'aise. Elle éprouvait un sentiment de crainte. Cet homme pouvait revenir. Il était chez lui, avait dit Victoire. S'il s'avisait de frapper encore? Elle était donc exposée à ses coups, elle aussi?

—Ma foi, non, fit Suzanne...

Elle se revit, faisant ses paquets et fuyant la maison paternelle. Elle eut l'idée de se sauver encore, mais cette fois au grand jour, sans se cacher et sans craindre, et sachant bien où elle allait.

On frappa à sa porte. C'était Joseph.

—Qu'y a-t-il, voyons, dit-il d'un air alarmé... Victoire est blessée... Que s'est-il passé?

—Tu ne le sais pas? fit Suzanne.

—Non.

—Elle ne t'a rien dit?

—Elle n'a rien voulu dire.

—Ma foi, tant pis, fit-elle... C'est son mari qui est venu!

—Herbaut? Il l'a frappée?... Ah çà, mais, dit Joseph en serrant les poings, ce gredin-là va donc continuer à nous ennuyer toute la vie?

—Dame! dit Suzanne.

—Qu'il n'y revienne pas, reprit Joseph, je serais là!... Pauvre Victoire, va! Elle ne disait rien, elle ne voulait pas parler... Comprends-tu cela? Elle était embarrassée, et vois, j'ai cru un moment... mais en voilà une idée...

—Quelle idée? dis...

—C'est trop bête!

—Mais enfin...

—Eh bien, j'ai cru qu'il y avait eu bisbille entre vous.

—Tiens, fit Suzanne, c'est gracieux pour moi cette pensée-là! Note que tu en as beaucoup de la sorte depuis quelque temps.

Elle parut froissée, plus qu'elle ne l'était véritablement. Mais elle tenait à montrer cette mauvaise humeur et cet ennui qui la pénétraient, qui l'accablaient. Elle commençait à éprouver les lassitudes ressenties déjà chez son père, cette soif de grand air, ce désir de mouvement qui dominaient sa nature changeante. Cette vie fausse partagée entre le théâtre et la vie médiocre, presque besoigneuse, lui pesait. Elle se sentait mal à l'aise auprès de Joseph. Auparavant, la pièce finie, elle s'habillait lestement, descendait de sa loge, se pendait au bras du jeune homme et regagnait le logis avec lui en babillant. Maintenant elle tardait à descendre. Elle bavardait avec celui-ci, avec celui-là, avec le jeune premier et le troisième rôle qui avaient l'un et l'autre le droit de la tutoyer sans qu'ils fussent jaloux.—«Il peut bien attendre, disait-elle.» Quand elle trouvait Joseph à la porte des artistes, elle étouffait un soupir.—Ah! c'est toi? disait-elle, comme elle eût dit: C'est encore toi? Il n'y avait plus entre eux rien de commun. Elle avait pris sa volée, il était demeuré à terre. Quand il parlait elle n'écoutait pas, elle n'entendait plus. S'il lui arrivait encore de faire allusion au mariage projeté, elle répondait comme quelqu'un qui sort d'un rêve.

Joseph sentait bien tous ces changements. Rien ne lui échappait. Il pouvait mesurer le terrain qu'il avait perdu. Il le faisait, un peu tristement tous les jours, et doucement en prenait son parti, tout en maudissant les coulisses, la rampe et, comme il disait, le diable dramatique et son train.

—Ah! tu boudes! dit-il à Suzanne en la voyant s'asseoir sur une chaise, le menton dans la paume de la main. Si tu t'ennuies, je vais m'en aller!

—Je ne boude pas, fit Suzanne... Mais pourquoi penser que je pouvais me quereller avec ta sœur? Vous ai-je habitués jamais à des mauvaises humeurs? Lors même que j'ai à parler, je me tais!

—Ah! tiens, voilà une bonne parole! C'est à moi qu'elle s'adresse? Pourquoi donc se taire, quand on a quelque chose à se dire? As-tu quelque raison de te plaindre de moi?... C'est possible. A parler franchement, je ne suis plus ton fait. On se lasse de tout, tu me diras; j'ai fait mon temps. A un autre! C'est ça que tu penses, hein?

—Si j'étais menteuse, pourtant......, fit Suzanne en hochant la tête.

—Je te rends justice. Tu es franche. On t'ennuie, tu le dis. Pauvre fille, va! Tu crois être heureuse? Avec une tête comme la tienne, changeante, jamais satisfaite, on se lasse de tout et toujours. Tu crois que les châles de l'Inde font le bonheur, je parie? Va voir rue de Bréda si j'y suis. Tu es libre! Mais note bien que le fricot chez nous t'aurait aussi bien nourrie que le homard là-bas. Ça te regarde. J'ai fait ce que j'ai pu pour t'attacher à moi. Je t'aimais, mais, là, vraiment. En travaillant on aurait fait bouillir la marmite, et on ne reste pas toujours imprimeur, n'est-ce pas? Enfin, soit! Mais ne reviens jamais te plaindre.

—Après tout, dit Suzanne, est-ce ma faute si je ne suis pas née grisette?

—Une bonne excuse, parlons-en. Tu te crois faite pour le luxe? Parbleu! tu es jolie. La soie te va bien. Un chapeau à plumes fait plus d'esbrouffe qu'un bonnet. Mais il y en a tant d'autres comme toi; et toutes ne réussissent pas. Mieux encore valait servir la pratique chez ton père ou recoudre mes boutons, va. C'est plus ennuyeux, mais c'est plus sûr.

—C'est possible dit Suzanne en se levant et en mettant son chapeau.

—Tu sors?

—Oui.

—Moi, j'ai mon après-midi, je tiendrai compagnie à Victoire!

En sortant, Suzanne alla droit rue de Laval, dans une maison meublée, chez une amie de théâtre qui l'avait bien souvent raillée sur sa liaison avec Joseph. Elle lui dit qu'elle était lasse, décidée à rompre avec cette existence d'actrice bourgeoise.

—Je sens que je touche déjà du doigt ce luxe, je n'ai qu'à étendre la main, je n'ai qu'à vouloir, je veux.

—Eh bien! ma petite Cachemire, dit l'autre, quittez le boulevard extérieur et venez ici. Il y a un appartement dans la maison que le portier me laissera occuper jusqu'au 15. Je suis très-bien avec le portier. Et d'ici au 15 vous avez le temps d'avoir un coupé!

Le soir même, Suzanne annonça qu'elle partait. Madame Herbaut devint toute pâle et pleura un peu. Joseph se contenta de dire à sa sœur:—Il y a des gens qui aiment la misère, que veux-tu?

Les Femmes de proie. Mademoiselle Cachemire

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