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LA VIE A TRIESTE.
ОглавлениеUne femme charmante, à force d’esprit et de grâce, à laquelle j’avais communiqué mes voyages et mes chasses en Espagne et en Allemagne, publiés à Paris, me faisait l’autre jour un reproche affectueux accompagné de la plus délicieuse moue.
Son amitié la rendait indulgente, même partiale et exagérée, dans le jugement de ces pages, auxquelles je n’attache pas la moindre importance: elle me disait donc:
«J’ai lu avec beaucoup d’intérêt vos récits émouvants
«sur l’Espagne et sur l’Allemagne, publiés
«à Paris; mais franchement vous êtes trop exclusifs,
«vous autres hommes de sport; vous ne parlez
«toujours que d’aventures, de brigands, de chevaux,
«de triomphes cynégétiques ou de déceptions
«amusantes. Il faudrait nous mêler davantage
«à vos écrits, puisque vous êtes si heureux,
«dites-vous du moins, de nous voir unies à votre
«existence et même à cette vie du château du mois
«de septembre, qui sert souvent de base à vos récits
«de chasse.
— Madame, lui répondis-je, c’est toujours «par
«timidité, respect ou amitié que nous n’osons animer,
«colorer nos bavardages de vos charmants
«portraits.»
Mon adorable accusatrice persista:
— Prétexte, prétexte, disait-elle; ainsi vous,
«par exemple, vous voilà depuis longtemps hébergé,
«choyé et fêté ici; vous allez peut-être encore
«écrire votre dernier voyage, livrer nos noms à
«la publicité, et qui mieux est, à Paris, et nous vous
«verrons bien sûr encore une fois chevauchant sur
«nos grands chemins, gravissant les montagnes,
«sautant nos torrents au risque de vous casser le
«cou: ce que, pour mon compte, je regretterais
«vivement; tuant par milliers, perdreaux, lièvres,
«bécasses, etc., etc., faisant même de charmants
«portraits que vous dites ne pas flatter, ceux de
«vos compagnons en saint Hubert; mais vous ne
«parlerez pas de nous, de nos salons, de notre société ;
«vous ne direz rien, en un mot, de ce que
«nous appelons le monde.
— Ah! Madame, puisque vous accusez si bien,
«laissez-moi me défendre. Il y a deux raisons excellentes
«pour cela. La première, c’est que j’écris au
«premier journal de sport cynégétique de Paris,
«je pourrais dire d’Europe, et que nos lecteurs, en
«effet, un peu exclusifs de leur nature, notre rédacteur
«en chef le premier, n’admettent rien,
«aucun bon mot, aucune aventure amoureuse,
«aucun détail d’élégance, qui n’ait trait plus ou
«moins à la chasse. La seconde, c’est que, entre
«nous, j’adore la chasse et les voyages qui me procurent
«ce plaisir, et qu’enfin j’ai horreur du monde.
— «Vous êtes bien ingrat, Monsieur, répliqua
«mon interlocutrice.»
— «Ah! Madame, pour le coup, le mot est trop
«aimable pour ne pas le répéter à Vienne où je vais,
«et le dire à Paris, où je me rends ensuite, Paris
«si bon juge en fait d’esprit. Je suis vaincu, je n’ai
«plus rien à vous répondre, je vous écoute, j’obéis,
«je me rends à discrétion.
— «A la bonne heure! Monsieur, vous auriez dû
«commencer par là. Comment vous, l’homme du
«monde, qu’on voit partout, et qui, avouons-le, se
«donne tant de peine pour plaire; qui avez su vous
«faire de vrais amis dans ce monde que vous recherchez,
«vous n’aimez pas le monde? C’est impossible,
«vous vouliez vous soustraire à ma demande
«par un subterfuge; vous n’avez pas réussi,
«mais vous êtes pardonné puisque vous vous exécutez
«de bonne grâce.
— Mais, Madame, permettez: je suis obligé
«de voir ce monde, où tant de déceptions ou d’ennuis
«nous attendent, et où toujours un peu de
«fiel et souvent de poison se mêlent à nos jouissances;
«où toujours il faut payer d’un regret,
«d’une contrariété ou d’une souffrance, les plaisirs
«qu’il vous donne. Je ne puis, vous le savez, me
«retirer encore, comme je le voudrais, au fond de la
«Bretagne; et, en attendant cet heureux moment,
«je paie de mon mieux mon tribut à cette partie de
«mon existence qui sera probablement la plus longue.
«Je tâche d’ennuyer les autres le moins possible
«et d’accumuler de mon côté la plus grande
«somme des jouissances terrestres. Voilà le mot de
«l’énigme; j’ai l’esprit assez heureux et assez bien
«fait pour me contenter de la part qui m’est échue
«dans la loterie de la vie, sans exiger plus, sans
«consentir à moins, et je remplis mon rôle de
«bonne grâce; c’est tout simple et n’ai-je pas
«raison?
— Si fait! ajouta madame..... vous avez raison
«et tort; mais vous m’avez promis une obéissance
«aveugle, j’ai donc gagné mon procès et je clos
«les débats. Voilà qui est bien décidé, Monsieur.
«Je pourrais, en continuant, non pas y perdre,
«mais remettre les choses en question; et je vous
«lirai, pour terminer, la sentence que je prononce:
«Vous êtes condamné, Monsieur, à la suite
«des différents articles publiés à Paris, commençant
«et finissant, comme vous le savez fort bien,
«vous êtes condamné, dis-je, à méditer, écrire et
«envoyer audit journal ou à un autre de votre
«choix, trois... ou trois cents pages, comme vous le
«voudrez, sur Trieste; mais sur le Trieste social et
«sociable. Entendons-nous cependant, je ne veux
«pas offenser les héros de vos premiers écrits en
«demandant quelques mots sur le Trieste social et
«sociable; je ne fais, soit dit en passant, aucune
«allusion à vos hommes de sport. «J’en ai vu
«de fort civils,» comme disait Talleyrand; je n’exclus
«personne, mais je veux le portrait de chaque
«individu esquissé à mon point de vue.»
Cette condamnation prononcée je me retirai en songeant à tenir ma promesse, et voici comment j’ai payé ma dette.
Je voulais d’abord intituler ces lignes Un hiver à Trieste; mais depuis ce fameux hiver de George Sand, ce livre sublime de moquerie, de méchanceté, de tableaux dignes de Poussin ou de Salvator Rosa, il est devenu difficile sinon impossible de donner à quelque écrit que ce soit, un nom qui rappelât le ravissant ouvrage de l’illustre écrivain; j’ai donc bien fait, je crois, de réduire le titre proportionnellement à la valeur comparative de l’ouvrage, et d’ailleurs j’ai eu assez d’un mois pour connaître Trieste et pouvoir décrire ses salons, ses réceptions, ses fêtes, ses femmes et son esprit: ce qu’on appelle enfin le monde d’une grande ville.
Presque tous les comptes-rendus des sociétés de tous les centres civilisés qui me sont tombés sous les yeux débutent comme les contes d’enfant: «Il était une fois un roi et une reine.»
En effet, le roi des fêtes existe toujours et partout: célibataire d’état et de profession, sans quoi, par politesse, il serait mis à l’écart, comme toujours. On s’occuperait de sa moitié, de la partie du genre humain la plus agréable; désignation qui convient beaucoup mieux que l’autre, car elle n’est pas malheureusement toujours la plus belle. Cet heureux roi, ce célibataire, fortuné selon les uns, malheureux selon les autres (c’est là une grande question sociale qui s’agite tous les jours sans jamais avoir de solution), est en général un grand seigneur par son nom ou sa position et infailliblement par sa fortune. Il a le bon esprit et la générosité de recevoir, d’héberger et de fêter ses amis: voilà le motif qui lui donne la couronne du bon ton, la plus facile etla plus agréable à porter.
La reine est presque toujours belle et spirituelle, d’une éducation incontestable et de manières parfaites; riche enfin, et sachant adroitement se faire pardonner le luxe, le bien-être dont elle est entourée, en faisant prendre part à cette existence dorée ceux qui ont été moins comblés des caprices de la nature ou de la fortune.
Aujourd’hui, sur le terrain où le hasard m’a placé, le roi est facile à trouver, et n’ayant point de rivaux qui réunissent les mêmes conditions d’indépendance et de splendeur dont j’ai parlé, je ne lui créerai pas d’envieux en lui donnant le sceptre.
Mais la reine! Ah! pour le coup, voilà qui dépasse mes forces et tout mon talent oratoire; allez donc donner la palme de l’esprit, de la beauté, de l’élégance et de la générosité à une seule femme, dans un pays où l’on en rencontre tant de charmantes qui se partagent cette royauté en vraies princesses du sang, sans mesquinerie, sans jalousie, sans envie, avec modestie, et sans se déchirer comme cela arrive dans tant de villes de province.
Je vais entourer cet heureux monarque d’une foule de reines, j’orientaliserai non pas sa vie privée, mais son existence de salon et de fêtes, le seul point de vue sous lequel il soit permis à un critique qui se respecte d’envisager les autres.
Le roi des fêtes, de la splendeur et de l’opulence, enfin celui qui a le plus bel hôtel, les plus beaux services, les plus belles serres, et qui se plaît à semer avec intelligence les millions, celui enfin qui réunit toutes les conditions nécessaires pour les plus belles fêtes, quel est-il donc à Trieste? Je n’ai pas prononcé son nom, et cependant je l’ai nommé ; il est dans toutes lés pensées de ceux qui lisent ces lignes comme il est dans toutes les bouches de ceux qui n’ouvriront pas les feuillets de ce volume. M. R*** enfin, d’une naissance obscure, comme tous les grands noms de notre société moderne, s’est élevé par son travail et d’heureuses spéculations aux dignités de chevalier et commandeur, a été anobli et en outre est, dit-on, devenu millionnaire; c’est le marquis de Carabas, le Médinacœli de Trieste.
Partout son nom est prononcé là où il y a un grand bienfait, un grand progrès dans la prospérité de Trieste, une grande œuvre, un grand monument.
Il a le plus beau palais — la seule merveille artistique de la ville, — bâti, à ce qu’il paraît, pour devenir le musée d’arts qui manque à Trieste. C’est là qu’il passe sa vie tout aussi bien que les plus grands seigneurs de Gênes, de Milan et de Florence dans leurs demeures de marbre et d’or.
Une fête chez lui ne le cède en rien sans contredit à la plus belle fête d’Europe. Il faut tout admirer chez M. R... La salle à manger avec ses candélabres et ses lustres géants, ses services d’argent gigantesques, qui servent à produire les chefs-d’œuvre de la science culinaire, lesquels sont aussi chez lui des objets d’art; les groupes ciselés argent et or que l’on pourrait placer dans un musée de sculpture, et qui, par un charmant caprice, vous présentent à côté de tous les produits de la mer et des rivières préparés merveilleusement, des coupes de cristal remplies d’êtres vivants étonnés de se trouver sous l’éclat de tant de lumières, bondissant, sautant et disparaissant dans leur lac en miniature alimenté par un jet d’eau qui traverse le plancher, la table, les groupes d’argent et retombe dans les coupes de cristal; la salle de bains, ornée des meilleurs tableaux, dont les sujets, soit dit en passant aux mères de famille rigides, sont toujours en rapport avec le lieu dont ils sont l’ornement. Tout est splendide: les salles de billard, la bibliothèque, les antiquités, les albums de voyages; c’est là un palais complet, dont l’aspect, un jour de bal, est véritablement merveilleux. Mes chers Parisiens, qui disent avec leur esprit moqueur et exclusif que «la civilisation finit à la barrière du Trône,» ouvriraient ce jour-là, ou plutôt cette nuit-là, de grands yeux à Trieste, tout aussi bien qu’à Paris.
M. R... a créé le Yeguer, auquel on arrive en voiture et au trot en vingt minutes par des chemins excellents.
La route des piétons est distribuée de telle manière, qu’à chaque tournant vous voyez la file d’équipages, qui, tous les soirs, l’été, se donnent rendez-vous dans ce lieu charmant et prennent ces montagnes boisées pour but de promenade.
C’est là que M. R... a son chalet, où il a dépensé habilement des sommes énormes; où il reçoit l’été comme il reçoit l’hiver chez lui, c’est-à-dire en prince, et en prince généreux et de bonne compagnie. Les serres de ce chalet sont les plus belles du pays; elles ont cela de commun avec toutes les autres fantaisies de M. R... qui, en ce moment a le caprice de construire une magnifique chapelle, où il va installer un prêtre catholique et dont le caveau central doit être son tombeau. Il apporte à ces travaux les soins et la simplicité d’un grand philosophe.
Enfin, partout où il y a du bien et du beau à signaler, le nom de R... est inscrit aujourd’hui, comme il le sera toujours, en lettres impérissables dans le souvenir de ses compatriotes.
Et maintenant je passe aux reines. Me voilà ému comme un tout jeune homme qui se rend à un duel, à un premier rendez-vous d’amour ou à un récitation quelconque sur un théâtre de société.
Diable! diable! je dois commencer.....
Commencer, aidez-moi donc, et comment feriez-vous? J’ai déjà été assez.... adroit, assez juste, je me trompe; ne gâtons pas la situation impartiale où je me suis placé en ne choisissant pas de reine, et n’allons pas soulever des torrents de jalousie ou de rancunes.
Il y a plusieurs reines d’esprit et de luxe à Trieste, c’est convenu; mais encore quelle est celle que je dois placer en première ligne ou nommer la première? Me voilà donc, avec la meilleure intention possible dans le meilleur des mondes, en face d’une terrible difficulté, et je retombe dans le même embarras: celui de me créer des inimitiés dans un pays que j’aime et où je ne suis peut-être pas exécré.
Comment faire, Mesdames, vous n’en savez rien, n’est-ce pas? Eh bien, alors, pardonnez-moi de m’en tirer à ma manière, et songez que sans être égales en beauté et en esprit, vous toutes, entendez-vous bien, vous toutes que je choisis pour représenter cette aristocratie du bon ton, vous compensez un petit défaut par une qualité qui le fait disparaître; vous êtes aimées et vous devenez sœurs par le bon goût, par vos qualités physiques ou intellectuelles, par vos sentiments du cœur et de l’esprit, par tout ce qui, en un mot, charme vos admirateurs; vous êtes sœurs et aimables au même degré dans cette famille du sang et de la distinction.
Mais enfin, nommons la première. Choisissons au hasard, on ne me croira pas. Procédons par ordre alphabétique: Bah! cela rappelle le collége, et, quoique charmantes, nos reines n’en ont plus besoin d’abord, et ensuite, disons la vérité, quelques-unes en sont sorties depuis longtemps. Par rang d’âge, fi donc! je ne me le pardonnerais jamais et on me le pardonnerait encore moins, et puis cela sent la classification consulaire; triste privilége, qui confère avec l’avantage des premières enjambées dans des réceptions officielles, le monopole des discours.
Comment feriez-vous? Après avoir cherché avec vous comme l’auditoire de Christophe Colomb devant son œuf, voilà que je trouve cela tout simple.
Le plus beau salon après celui de M. de R... est, sans contredit, celui de madame M***; qu’il soit convenu que là où il y a une femme, surtout si elle est charmante et spirituelle, on ne parle pas des maris. En effet, quel intérêt offrent-ils dans le sujet qui m’occupe? leur rôle, dans un traité sur la situation politique ou financière du pays, prendrait certainement de l’importance; mais nous faisons de l’économie mondaine et nullement socialiste.
Le salon de madame de M*** vient donc immédiatement après celui de M. de R..., et ce qui en constitue le plus grand charme, c’est la grâce exquise avec laquelle cette femme aimable en fait les honneurs.
C’est dans ce salon qu’ont lieu tour à tour des fêtes splendides et des réunions artistiques; c’est là que des personnes de la société jouent les comédies de notre répertoire parisien, avec cette distinction native que les meilleurs acteurs doivent étudier à bien rendre par un travail de plusieurs années, et quelquefois même avec tout le talent d’un artiste.
Un service de maison organisé comme nulle part, — disons-le, puisque c’est juste et vrai,— rend agréables les abords du buffet somptueux, dont on s’éloigne dans bien des maisons pour éviter une cohue insupportable et ne pas revenir bousculé, heurté et sali au milieu de ces mêlées grotesques où il faut combattre avec ardeur pour obtenir une maigre pitance. Devant ce buffet, on trouve l’ordre, la profusion et une bonne direction. L’hiver dernier, le bal costumé de madame de M... présentait à ce moment solennel le spectacle le plus pittoresque, et j’observais à côté d’un critique célèbre, ces groupes de brillants costumes portés par des femmes superbes, riant et oubliant avec gaîté les épines de la vie au milieu de ces flots d’élégance, de parfums, de parures, de lumières, de champagne et d’esprit.
Il était curieux et piquant à la fois de voir assis à la même table tous les siècles en face de tous les caprices du goût.
La maîtresse du logis, vraie reine de la nuit, avait eu le tact de choisir un costume très-simple, rehaussé par sa beauté. Il était orné d’un croissant en pierreries et d’étoiles de gros brillants jetées sur son voile noir.
Deux Marie Stuart comblaient d’attention une charmante Élisabeth. Buridan, dont le costume était d’une parfaite exactitude, rappelait la scène du festin de la tour de Nesle.
Il y avait, en outre, une ravissante Marie-Antoinette de l’époque où elle était encore heureuse et entourée d’amis.—A côté d’elle, une reine charmante qui éprouva aussi des malheurs, — la pieuse et résignée Marie-Thérèse,— daigna parcourir avec moi quelques pages d’histoire, et porta sur d’autres époques un jugement si sûr, que je ne pus m’empêcher de lui dire qu’avec tant de talent, elle aurait bien certainement ramené à elle son infidèle monarque et arrêté ses écarts.
A côté d’elle, Anne d’Autriche était servie par une nuée de mousquetaires, au milieu desquels figurait un colossal et magnifique Portos, tel que l’a peint Alexandre Dumas, brillant de stature, d’estomac et d’ampleur.
Un chef maure se trouvait aussi là, d’un type et d’une exactitude tels, grâce à sa physionomie et à ses armes, qu’on aurait douté de son origine, s’il n’avait pas, en face des truffes, des hures de sanglier et du moët, foulé aux pieds les préceptes de Mahomet.
Je n’oublierai pas une capucine, charmante fleur costumée, recevant les confidences d’un papillon aux mille couleurs et orné de plusieurs espèces emblématiques groupées certainement par un artiste de talent.
La reine du chant avait cédé aux instances de ses amis et portait la couronne de la musique que personne ne songeait à lui contester. Notre amour-propre national était tout flatté de reconnaître en cette charmante déesse une compatriote. Sa robe,—quelle idée ingénieuse! — était brodée d’un de ses plus beaux triomphes.
Cette fête était si belle et si animée, qu’on n’aurait certes pas pensé, pendant toute cette nuit féerique, aux émotions du tapis vert, devant lequel on vide trop souvent sa bourse, si l’on n’avait vu passer, majestueuse et belle, la reine du jeu, dont le costume sombre et sévère était parfaitement compris. Aimable et recherchée, elle était une preuve vivante du tort qu’ont les amateurs de trente-et-quarante et de la roulette, de passer tristement leurs nuits devant une table de lansquenet, de baccarat ou de la rouge et noire.
Plus d’un galant cavalier l’avait si bien compris, que la Dame de Cartes était entourée d’une foule de Toreros espagnols, d’Espadas, de Chulos, de Banderilleros et de Picadores dont les costumes étaient d’une exactitude parfaite. Ceux qui les portaient avaient tant de distinction, qu’ils auraient pu descendre dans l’arène à Madrid, points de mire d’une «mantille» hardiment relevée pour mieux les observer, et abritée derrière par un éventail dont les lames auraient rempli leurs fonctions.
Enfin, des costumes hongrois, russes, rapportés de Hongrie et de Russie, encombraient les salons de la belle madame de M....
Une élégante dame espagnole portait en vraie Castillane, avec la dignité et la noblesse de son pays et de sa race, un costume de ses aïeux, du temps de Philippe IV, d’une exactitude remarquable.
Une dame russe s’était composée en artiste son costume national; car cette femme, d’un esprit remarquable et modeste, comme le vrai mérite, est tout à la fois un bon littérateur, un bon musicien et un grand artiste.
A côté d’elle, une femme qui réunit tous les dons de la nature, bonne, douce, vertueuse, charitable, simple, modeste et riche, en même temps une des plus belles créatures de tout ce monde, portait un costume de chasse, tout aussi élégamment que nos lionnes de Compiègne, de Rambouillet et de Fontainebleau. Son partenaire avait eu le bon goût de prendre les mêmes couleurs, et ce petit tableau cynégétique était certes un des plus beaux et des plus riches de cette fête.
Une bohémienne parcourait la foule avec grâce, son costume était d’autant plus mutin qu’elle avait supprimé et la crinoline et la queue traînante des toilettes d’aujourd’hui. Si toutes les bohémiennes étaient aussi séduisantes, elles feraient certes fortune, en nous disant l’avenir. Ce serait, en tout cas, une bonne aventure que de leur demander «la nôtre.»
Au milieu de toutes ces têtes de femmes gaies et enjouées, s’élevait et se distinguait une physionomie pâle, un peu empreinte d’une de ces tristesses mélancoliques qui ont tant d’attrait et de grâce, car elles semblent dire qu’elles viennent du fond du .cœur ou de l’intelligence, et ce calme rêveur allait si bien à son brillant et sévère costume d’épouse des Doges, qu’il en était, de l’avis du fameux critique qui causait avec moi, comme le complément obligatoire. Elle ne rappelait pas la vaine, l’orgueilleuse ou la vindicative reine de l’Adriatique, mais l’épouse noble, digne et aimée de Foscari, resplendissante et ornée des trésors des Doges. Je ne sais même pas si ces riches dames vénitiennes ont jamais porté plus beau diadème de brillants, semé et avec autant de profusion les rubis et les perles sous leur manteau royal. Le fait est, qu’à un second bal masqué, au Grand-Théâtre, la foule encombrait les loges de cette belle Dogaresse, remplissait les couloirs et le vestibule, et que chacun devait attendre son tour pour examiner de près une des merveilles du bal de madame de M....
Enfin, en signalant quelques belles jeunes filles en costume de la Turquie et de l’Andalousie, j’aurai, je le crois du moins, passé une revue assez exacte de ces personnages qui figuraient en première ligne dans ce «songe d’une nuit d’hiver,» qui, au réveil, m’a laissé les plus doux souvenirs mêlés d’un seul regret: celui de ne pas rêver ainsi plus souvent, ou de n’avoir pas la puissance de prolonger plus longtemps de si beaux songes.
A cinq heures du matin, les heureux invités se retiraient pleins de reconnaissance et d’admiration pour la reine de la nuit.
Un grand nombre de salons s’ouvrent encore, chaque année, à Trieste, pour l’élite de la société. Quels charmants lundis que ceux de madame et mademoiselle H*** que nous avons laissées sous les costumes de Marie-Thérèse et de Marie-Antoinette! Quel joli bal a donné aussi cette femme qui semble réunir toutes les conditions de bonheur et toutes les qualités, celle que j’ai présentée tout à l’heure dans son costume de chasse!
Une femme dont la réputation d’élégance est grande et méritée à Trieste, manquait à cette fête costumée dont j’ai parlé. On la regrettait, car on est tellement habitué à la voir partout au premier rang, que son absence laissait un vide. Elle eût été, certes, comme toujours, une des plus admirées. Par quel motif était-elle absente? Un deuil, une grippe, un caprice, un moment de lassitude, que sais-je, c’est un mystère. Le salon de cette charmante dame a un aspect tout spécial. A Trieste, qui est la réunion de tant de nationalités, la langue est italienne, les opinions le sont aussi, et enfin le- parti italien est aujourd’hui généralement le parti de tout le monde.
Ce qui prouve que les gens bien élevés de toutes les sociétés se ressemblent partout, c’est que l’élégant salon de madame R..., dont les éléments cette fois sont plutôt allemands, est d’une distinction et a un cachet aristocratique digne du faubourg Saint-Germain.
Tous ces employés allemands, ces officiers de l’armée, quelle que soit leur position, leur nom ou leur fortune, ont, malgré leur mérite, une tenue et une modestie d’autant plus appréciables, qu’elles sont rares chez d’autres peuples. Les soirées semblables à celles de madame R... seraient une bonne fortune pour la Chaussée d’Antin.
Un autre célibataire de mes amis, M. L., donne aussi chaque hiver un bal dans un appartement bonbonnière, qui, pour la grandeur et la capacité, le bon goût de l’ameublement et le luxe, est la copie de ceux des rues Laffitte, Saint-Lazare, de Provence ou de la Madeleine. Je n’ai rien vu de plus parisien que ces réceptions.
Un avocat célèbre a des salons immenses consacrés aux réceptions et présidé par les statues des dieux et des divinités de l’Olympe tant soit peu décolletées et toujours plus qu’il n’est permis de l’être à nos beautés modernes malgré toutes les facilités que leur donnent nos costumes d’aujourd’hui.
Enfin plusieurs fêtes dans trois cercles (casinos), jointes à toutes ces réceptions privées, laissent pendant le carnaval bien peu de temps pour le repos.
Il faut aller de temps en temps aux bals masqués des grands théâtres, et alors on a changé de monde et de plaisirs deux et trois fois dans la même nuit.
Les réunions officielles et privées de M. le baron de B.. peuvent être considérées comme résumant tout ce que je viens d’énumérer, en fait de luxe et de monde, tous les plaisirs, toute la société. Aristocratie d’argent, aristocratie de naissance, armée, administration, marine: tout est représenté chez un des hommes les plus capables de l’Autriche, d’une finesse d’esprit, d’une sagesse, d’un tact, d’une instruction et d’une intelligence claire et calme, qui auraient fait de lui dans la diplomatie une célébrité pour la postérité et pour l’histoire.
Les théâtres, enfin, laissent peu à désirer: le grand opéra, le ballet, la comédie italienne, allemande et française sont représentés par des troupes, sinon de premier ordre, du moins de bon choix, pour lesquelles on fait souvent de grands sacrifices.
Si l’on passe à sept heures à Saint-André, on y trouve, non pas notre Bois de Boulogne d’aujourd’hui, mais celui d’il y a quinze ou dix-huit ans.
Il ne faut pas oublier non plus, en venant à Trieste, de visiter le château de Miramar, ce bijou féodal de l’archiduc Maximilien, une vraie merveille d’art et de bon goût. Toute la direction en est due à l’archiduc et à la princesse Charlotte, et c’est un chef-d’œuvre qui, par son ensemble et ses moindres détails, pourrait être signé des noms les plus illustres. Il existe certes, de par le monde, des monuments, des parcs plus grandioses; mais nulle part on ne peut trouver rien de plus beau, de plus gracieux, de plus coquet. L’on s’aperçoit que l’artiste émérite qui a présidé à ces travaux superbes a su leur donner ce cachet qui révèle à chaque pas le goût délicat d’une femme distinguée, d’un esprit supérieur.
Les rois du sport, comme équipages, chevaux de selles, voitures, harnais, tenues des hommes et livrées, sont MM. K. et B.
Leurs landaus, leurs breaks, leurs dogcarts, leurs Daumont peuvent se présenter à Londres et à Paris. Eux seuls attellent à quatre chevaux: voilà par quelle raison, comme ils se distinguent des autres, je suis amené à les citer plus particulièrement dans une revue locale; car autrement je devrais mentionner ici des centaines d’équipages d’une parfaite tenue.
Si vous arrivez à Trieste aux approches du Corso, non-seulement vous pourrez admirer les deux mille voitures de luxe qui défileront devant vous, mais il vous sera loisible de prendre part à cette vie animée de Trieste, dont j’ai essayé d’esquisser à grands traits les points les plus dignes de l’intérêt que nous portons généralement à tous les grands centres de civilisation et de plaisirs.
Je ne veux pas terminer ces notes sans rendre hommage à un grand talent, à un artiste hors ligne, d’une simplicité, d’une modestie et d’une conscience dans ses œuvres, qui sont l’apanage du vrai génie, et contribuent à immortaliser l’homme qui a souvent lutté pauvre et parfois méconnu pendant une existence de labeurs et de privations.
Je passais ma soirée chez madame ***, artiste émérite, bon peintre, grand amateur de littérature et de musique. Son salon annonce dès le premier abord quel est l’esprit de cette femme distinguée. Là un bronze d’un grand maître, plus loin un plâtre, un marbre d’un goût parfait; sur les tables des albums remplis de vrais trésors. Que de vrais chefs-d’œuvre terminés à la mine de plomb, à l’aquarelle, au fusain, à l’encre de Chine! Plus loin voici un chevalet supportant une peinture à l’huile, achat récent qui attend sa place et la cherche avec inquiétude dans cette demeure déjà remplie et où si bon accueil est fait au mérite; des étagères plient sous le poids de cahiers de musique française, allemande et italienne; de divers instruments et d’ouvrages de toutes littératures d’un choix parfait. Enfin, en entrant chez madame ***, on respire le bon goût, l’esprit et l’art dans ces soirées intimes d’un cachet tout spécial. De beaux tableaux, quoiqu’ils ne soient pas toujours signés de noms connus, mais qui devraient l’être, attirent l’attention du connaisseur. Si l’artiste a pris place dans le monde, madame *** lui a demandé, non pas la page qui a fait le plus de bruit, mais la meilleure peut-être et la plus achevée. S’il n’est pas encore classé, elle lui a tendu la main, et, connaissant le pouvoir d’une femme gracieuse et intelligente sur notre société, elle a présenté cet oublié de la fortune à la mode et au caprice de la vogue, en le couvrant d’une protection d’autant plus puissante qu’elle découle d’un pouvoir immense aujourd’hui: celui qui a pour base la charité et les bienfaits.
Nous devions un soir entendre une lecture; j’arrivai de bonne heure, et après avoir feuilleté plusieurs cartons, tourné et retourné ces mille riens d’un salon qui composent le luxe et sont autant d’objets d’art, mes regards se portèrent vers l’un des angles du salon, où reposait modestement, adossée à deux chaises et n’ayant pas même encore trouvé place sur les chevalets, une toile d’un mérite qui me fit pousser une de ces exclamations inaccoutumées, je l’avoue, en pareil lieu.
Ceci me rappelle qu’un jour, profondément ému de la lecture de Jocelyn et absorbé par une des plus douces rêveries amoureuses de Lamartine, mon compagnon de chambre, étudiant comme moi au Quartier Latin, lança une exclamation qui retentit encore aujourd’hui à mes oreilles.
— Qu’avez-vous, m’écriai-je, vous m’avez fait peur!
— Je le crois bien, répondit-il, un homme vient de se jeter du troisième dans la maison en face.
Le fait est que, pour mon compte, j’étais certainement ce jour-là aussi ému que mon ami, en découvrant le nouveau tableau.
Je regardai la signature et je vis le nom de Pizzolato, nom inconnu à Paris, à Turin et très-peu répandu à Vienne et en Italie.
J’admirai cet ouvrage et je restai longtemps silencieux devant ce chef-d’œuvre, riche de coloris, sévère, admirable de lignes et de perspective, vrai, brillant, profond, étudié et consciencieux d’une telle façon, que j’étais tout émerveillé. Quel paysage plein d’harmonie! comme ces ombres et ces fourrés représentaient bien la nature! comme c’était bien là une de nos belles forêts touffues de France, et comme l’on sentait, en contemplant ces détails des premiers plans, s’exhaler ce doux parfum d’aromes humides de nos bois embaumés!
Pizzolato ne rappelle personne, il est lui-même, il a approfondi la nature et ne veut rendre que la nature; on voit que son âme pénétrante a eu le don de sonder les palpitations du cœur de cette mère splendide, belle de ses seules formes, riche de sa seule parure.
Je voulus immédiatement connaître ce professeur, et je fus tout étonné de trouver en lui non-seulement un peintre, mais aussi une capacité littéraire et un excellent musicien.
Pizzolato n’a qu’un défaut, c’est d’être né trop artiste.
Quand son imagination capricieuse s’est adonnée au chant — il est sans contredit un des premiers maîtres d’aujourd’hui, de l’avis des juges les plus intelligents, — quand il est connu et commence à faire fureur, — c’est le mot, — son cœur éprouve d’autres besoins; sa fibre lui parle peinture et il s’enferme, se cache au monde pour produire une de ces pages que je viens de vous esquisser.
Lorsqu’il a des commandes et des travaux, sa plume de poëte ou de critique se révolte, lui reproche ses oublis, et le voilà devenu littérateur.
Ah! Pizzolato, vous êtes un trop grand artiste; vos intelligences ne se nuisent pas, mais elles vous nuisent; il vous faudrait, pour vivre dans notre monde, trois fois plus de temps qu’à un homme ordinaire; trois existences pour satisfaire vos admirateurs et nous donner ce que voudraient produire votre rare organisation et votre mérite incontestable.