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ОглавлениеVIII
Une autre accusation qu'on ne lui a pas ménagée, c'est d'avoir été un polémiste non seulement violent, mais brutal, mais grossier, mais outrageant, mais cynique. Cette accusation retarde. Elle ferait sourire si l'on comparait la polémique de Veuillot à celle qui s'étale aujourd'hui dans nos gazettes. Violent, certes, il l'était; grossier et injurieux, je n'y consens pas. Il connut l'ivresse de la bataille, et cette espèce d'exaltation que donne l'impopularité aux âmes bien trempées: mais il n'a jamais combattu dans les hommes que les idées dont ils étaient les représentants, et il ne les a entrepris que sur ce qu'ils avaient livré eux-mêmes de leurs pensées et de leurs personnes. Il a fait, de quelques-uns, de terribles silhouettes «publiques»: jamais il ne les a offensés dans leur vie privée. Tout ce qu'on peut lui reprocher, c'est d'avoir été trop porté à taxer de mauvaise foi ceux qu'il croyait dans l'erreur: mais il est clair qu'en cela il était lui-même de bonne foi. Que s'il a pu lui échapper çà et là quelque allusion désobligeante et gamine aux imperfections plastiques de ses adversaires et à la forme de leur nez, ce sont là, avouons-le, de minces peccadilles, et Dieu sait si l'on se privait de lui rappeler, à lui, qu'il n'était pas joli, joli, et que la petite vérole lui avait quelque peu gâté le visage. Avant de reprocher à Veuillot la violence de sa polémique, il faudrait voir comment il a été traité lui-même pendant quarante ans. Et vous ne me ferez pas croire que c'est toujours lui qui a commencé.
Oui, ce fut un railleur et un peintre redoutable. Mais d'abord, beaucoup de ses portraits (Greluche, Ravet, Tourtoirac, Barbouillon, Galvaudin, Pécora, le Narquois, le Respectueux, etc., etc.) sont anonymes, s'élèvent à la généralité de types. Dans les autres cas, lorsqu'il empoigne et se met à déshabiller, à tenailler, à désarticuler, à démantibuler un homme, que ce soit Thiers, Girardin, Havet, Jourdan, Eugène Suë, Hugo et les fils Hugo, Lamartine même, ou telle vieille barbe de 48, ou tel sinistre pantin du 4 septembre, ou le vieux Pyat, ou Edmond About, ou Henri Rochefort (ah! les belles exécutions! et comme on est souvent avec lui! et comme souvent il fouaille juste!), vous ne le surprendrez jamais, je le répète, à se servir contre ses victimes d'autre chose que leurs paroles et leurs actes publics, d'autre chose que ce qui le blesse et l'outrage, lui, dans sa foi. Ses haines les plus féroces ne sont que l'envers de l'amour, et ses colères sont celles de la charité. À le bien prendre, il n'a point de haines personnelles, et ce n'est pas uniquement parce qu'il le dit que je le crois.
... Quant aux haines personnelles, je les ignore. Nul homme n'avancera dans la vie sans connaître qu'il doit être indulgent envers les autres hommes... Combien plus aisément s'apaisent les griefs particuliers! J'étais d'ailleurs peu fait pour les ressentir, et trente années de polémique ont anéanti en moi cette faculté dont la nature ne m'avait que médiocrement pourvu. L'idée que je me fais de la haine est celle d'une étrange bassesse par laquelle le haineux s'asservit stupidement au haï. Toute espèce de haine me semble totalement ridicule, sauf une qui est totalement abominable: la haine du bien.
Il a sur lui-même d'émouvants retours. Quand il parle de son œuvre, il a la modestie la plus charmante, une modestie qui n'est plus guère de ce temps-ci, où la vanité littéraire a perdu toute pudeur; et quand il parle de sa personne, il a l'humilité la plus vraie. J'en pourrais ici multiplier les témoignages. En voici un que je prends véritablement au hasard:
... Non, je n'adresse point à Dieu... les coupables actions de grâces du pharisien. Je ne me crois pas meilleur que cette foule qui rampe autour de moi, cherchant l'or et la volupté. Les mêmes instincts sont dans mon âme; ils me pressent, ils me tourmentent. Lorsque, paisible, je regarde avec pitié le triste troupeau qui se rue, à travers la fange, sur l'appât des convoitises humaines, tout à coup mon pied glisse, d'humiliants désirs se soulèvent et me rappellent la boue dont je suis fait. Plusieurs, m'écoutant parler, disent: «Celui-ci gagnera le ciel...» Et moi, je voudrais monter sur une tour, et crier d'une telle voix que tous les chrétiens qui sont dans le monde puissent l'entendre: «Oh! mes frères, mes frères, priez pour moi, je vais périr!» Mais, si mon âme est faible, elle a du moins embrassé une loi forte; si elle penche à de vils désirs, elle aime pourtant une loi sainte et pure; si je me rends coupable dans mon cœur, du moins je ne veux point devenir la pierre où trébuche le pied de l'innocent. Je ne suis point la voix qui gâte le peuple; je condamne mes fautes et je ne cherche pas, en les justifiant par d'abominables théories, à faire des complices et des victimes...
Continuellement, chez lui, sous l'auteur on retrouve l'homme, et cela est un charme.
Une autre séduction, pour nous, de son œuvre de polémiste, c'est que, catholicisme mis à part, il montre souvent un esprit plus libre, plus «avancé», et—faisons-nous ce compliment—plus rapproché du nôtre que ses adversaires habituels, les routiniers du parlementarisme et de l'impiété bourgeoise. Tandis qu'il s'attache à la vérité éternelle, maintes fois il rencontre la vérité de demain, la vérité généreuse et hardie. Héraut d'une minorité vaincue d'avance, honnie, enserrée d'hostilités croissantes, son rôle fut constamment un rôle de protestation, et son attitude générale est, comme nous avons vu, celle de la révolte. Or, cela ne nous déplaît point. Ce catholique a passé sa vie à combattre quantité de despotismes et d'hypocrisies, et nul n'a plus fréquemment ni plus fortement parlé au nom de la liberté que ce «jésuite», ce «sacristain», ce suppôt de la tyrannie de l'Église. Il a arraché beaucoup de masques, que sans doute on a remis depuis, mais qui ne tiennent plus aussi bien. Il lui a été excellent d'être un vaincu et, dans quelques circonstances, un persécuté: cela lui a donné beaucoup d'idées, et de fort belles. Nombre de ses invectives sont reprises aujourd'hui par des hommes très éloignés de lui par leur foi. Contre le régime de centralisation à outrance issu de la Révolution et de l'Empire, contre l'esprit jacobin, la tyrannie de l'État, la bureaucratie, les chinoiseries administratives, et contre ce qu'il y a, dans l'individualisme moderne, de funeste à la démocratie même, il abonde en magnanimes fureurs et en sarcasmes clairvoyants. On pourrait presque dire qu'il a répandu dans ses articles et ses pamphlets ce que Taine devait ordonner en un corps de théorie dans les derniers volumes de ses Origines de la France contemporaine.
Et Taine eût approuvé, dans son ensemble, le «projet de constitution» que Veuillot écrivit un jour pendant le siège de Paris. À mon avis, Veuillot s'y révèle grand libéral (au sens vrai de ce malheureux mot), bon philosophe, bon psychologue. Il considère la France comme un organisme vivant et qui a un passé. Sa «solution» est exactement le contraire de la solution jacobine et napoléonienne. Tout ce projet est à lire et à méditer. En voici quelques paragraphes:
Le Régent convoquera une assemblée nationale constituante, élue par le suffrage universel.
Les bases morales de la constitution seront la religion, la famille, la propriété, la liberté.
Les bases politiques seront le suffrage universel, l'hérédité de la fonction suprême, la division du territoire en grandes agglomérations territoriales correspondant aux anciennes provinces.
Chaque province ou État s'administrera librement par ses élus, depuis la commune jusqu'à la subdivision départementale et jusqu'à la division provinciale ou État.
La province aura sa magistrature, son budget, sa milice, son université ou ses universités. Elle ne subira de contrôle que celui de l'assemblée générale, et sur les seuls points qui intéresseraient l'unité nationale...
On est électeur à vingt-cinq ans, éligible à trente. Pour être électeur et éligible, il faut être chef de famille. Le célibataire doit payer un cens, à moins d'exemption prévue par la loi.
Le citoyen jouit de la liberté de tester.
Liberté d'association religieuse et civile...
Les corporations ouvrières existent de droit; elles choisissent leurs officiers, font leurs règlements et exercent leur police intérieure.
La commune et la corporation sont nécessairement propriétaires, et la loi les oblige d'avoir, partie en fonds immobiliers, partie en rentes, au moins de quoi suffire à un établissement hospitalier, selon leur importance, etc.
Il est très beau, ce projet. Je ne pense pas qu'aucune constitution puisse être plus respectueuse de la dignité humaine, ni à la fois plus favorable au développement de l'initiative individuelle et de la «vie en commun», ni mieux faite pour préparer la solution pacifique et graduelle de la «question sociale». Oui, je suis persuadé que ce serait le salut... Seulement nous y tournons le dos. Un trop grand nombre d'entre nous ont le virus jacobin dans les moelles. Et il n'est pas bien sûr que Dieu ait fait «les nations guérissables».
Êtes-vous curieux de connaître l'article de cette constitution qui concerne l'Église catholique? Veuillot lui accorde «toutes les latitudes du droit commun», le droit de posséder, d'acquérir, d'hériter; l'usage de son droit particulier, de ses tribunaux intérieurs, la liberté de la charité, la liberté d'enseignement à tous les degrés; le droit de fonder des universités canoniques, une au moins par province. Il admet, il désire la séparation de l'Église et de l'État. «Les propriétés de l'Église sont soumises aux charges communes, et elle devra, dans un temps et moyennant les dispositions transitoires nécessaires, subvenir aux dépenses du culte.»
En somme, il réclame pour l'Église «toute la liberté». Pensait-il que l'Église est aujourd'hui encore une si grande puissance morale que lui assurer toute la liberté c'est presque lui assurer la domination? Peut-être; et c'est pour cela précisément qu'il n'a jamais souhaité, même en rêve, ni gouvernement théocratique, ni religion d'État (il est très net sur ce point), rien ne devant être plus fort que l'Église libre sous la loi commune. Toutefois, certains articles de son projet impliquent que l'État a le devoir de reconnaître, sinon la vérité de la doctrine catholique, du moins le caractère vénérable et bienfaisant de cette doctrine et de lui assurer le respect public. Mais songez que ce traitement spécial,—au cas où il vous plairait d'y voir une atteinte indirecte à la liberté de conscience,—c'est dans un projet tout idéal que Veuillot le sollicite. Ne nous hâtons donc point de crier à la tyrannie cléricale.
Oh! je connais bien le fond de sa pensée, et je sais que, dans son Icarie, le citoyen serait moins «libre» que l'Église; je veux dire qu'il n'aurait la pleine liberté ni de l'«immoralité» ni de l'«impiété» publique. Je n'ignore pas que, si Louis Veuillot eût vécu quelques années de plus, certaines pages qu'il m'est arrivé d'écrire eussent pu, encore qu'assez innocentes, exciter son indignation. Il m'eût maltraité, comme tant d'autres, moi qui l'aime tant (et je sens que je ne lui en aurais pas voulu). Les lois de sa république ne nous permettraient pas d'écrire tout ce que nous voulons et nous retrancheraient, par conséquent, un de nos plus chers plaisirs. Et cependant, quand j'y réfléchis, je soupçonne que ce n'est pas peut-être ce qu'il y a de meilleur en moi qui serait gêné par ces prohibitions. Et puis, par un sentiment que je conçois mal, j'ai toujours été tenté d'accorder sur moi, à ceux dont la foi est absolue, des droits que je ne me reconnais pas sur eux. À condition, bien entendu, qu'ils me laissent penser et parler à ma guise dans mon privé. Heureusement, d'ailleurs, les personnes de foi absolue n'ont pas toutes la même. Grâce à cela, nous sommes, nous, tranquilles. Pour le surplus, je m'accommoderais assez de la république de Veuillot.
Sa Constitution est humaine. Si elle peut gêner sur quelques points les riches et les lettrés, elle multiplie les supports, matériels et moraux, autour des humbles. Que dis-je? j'eusse accepté sa Constitution entière, pourvu qu'il fût chargé lui-même d'en appliquer, en ce qui me concerne, les règles restrictives. Veuillot était bon, Sainte-Beuve lui rend cette justice. Veuillot a parlé du peuple, en maints endroits, avec la plus profonde tendresse, et de la dignité des pauvres avec la grâce de saint François d'Assise. Tout l'essentiel des écrits évangéliques de MM. de Vogüé et Paul Desjardins sur le summum bonum qui est le renoncement, vous le découvrirez en feuilletant les Libres Penseurs, Çà et là et le Parfum de Rome. Il avait l'âme grande. Il faut lire, dans Çà et là (II, 217-267), le chapitre De la noblesse. Ses idées sur ce qui fait la vraie «noblesse» de la vie sont d'une ravissante pureté et d'une fierté tout héroïque. Il a l'âme ardemment française. Les pages que lui inspira la guerre de Crimée sont de la plus haute et de la plus chaude éloquence. C'est peut-être le seul moment de sa vie politique où il ait eu la joie de ne point se sentir isolé et suspect et de pouvoir communier avec toute la France. Il a la haine atavique et instinctive, mais aussi raisonnée et chrétienne, de l'Angleterre et de l'esprit anglais. Car son patriotisme et sa foi ne font qu'un, et souvent sa foi a fait son patriotisme singulièrement clairvoyant: contre la Prusse, contre l'Italie. Enfin, ce fut un idéaliste exquis. Nul n'a mieux compris ni exprimé que c'est par l'âme que nous sommes grands et que «c'est de là que nous nous relevons». (Pascal.) Nul n'a embelli de plus de dignité intime les soumissions volontaires aux indispensables hiérarchies extérieures qu'il croyait établies ou consenties par Dieu pour le bien du monde. Sans illusion ni sur les représentants ni sur le fondement humain de l'aristocratie, aussi impitoyable aux «mauvais nobles» qu'aux «mauvais prêtres», c'est lui qui, à propos d'un domaine dépecé par un gentilhomme de boulevard et de cabinets de nuit, écrit ces lignes, où se révèle délicieusement la qualité de son âme:
Je ne peux prendre mon parti de ces décadences de la noblesse. C'était une institution si belle, le pauvre petit peuple en avait si grand besoin! Il me semble que ce grand seigneur qui a vendu à la bande noire sa terre, son château, ses papiers de famille, m'a trahi personnellement.
Je sens en moi une singulière pente, singulière du moins en ce temps. J'ai l'esprit de roture comme je voudrais que les gentilshommes eussent l'esprit de noblesse. Si je pouvais rétablir la noblesse, je le ferais tout de suite et je ne m'en mettrais pas. Je voudrais travailler pour mon compte à rétablir la roture.
En vérité, j'ai joué un rôle de dupe, si je n'y regarde qu'avec l'œil de la raison humaine. J'ai défendu le capital sans avoir eu jamais un sou d'économies, la propriété sans posséder un pouce de terrain, l'aristocratie, et j'ai à peine pu rencontrer deux aristocrates; la royauté, dans un siècle qui n'a pas vu et ne verra pas un roi. J'ai défendu tout cela par amour du peuple et de la liberté, et je suis en possession d'une réputation d'ennemi du peuple et de la liberté, qui me fera «lanterner» à la première bonne occasion. Cependant ma pensée est droite et logique: mais j'ai trop cru au devoir, et j'en ai trop parlé.
C'est la seule chose qui me console, quand je considère, hélas! tout ce que je n'ai pas fait.
J'ai quelque idée que, si Veuillot vivait encore, il préférerait le moment où nous sommes, malgré ses misères inouïes, à l'époque de la monarchie de Juillet ou aux dix dernières années du second Empire. Il verrait avec espoir la fin prochaine de ce qu'il a le plus haï, la fin du parlementarisme bourgeois et du catholicisme libéral, et de malentendus et de mensonges également compromettants pour la liberté et pour la religion. Plus menaçante, la situation actuelle lui paraîtrait plus nette. Il serait content, comme Ajax, de combattre dans plus de lumière, fût-ce dans une lumière d'orage. Il penserait que le rationalisme révolutionnaire, étant plus près de porter ses derniers fruits, est plus près de se juger lui-même par là, et que de sa tragique banqueroute peut sortir notre salut.
Certaines inquiétudes morales de ce temps lui sembleraient d'un heureux augure: il les jugerait semées dans les esprits par une suprême «prévenance» de la bonté divine. Il prendrait enfin son parti, sans trop le dire,—comme fait le Souverain Pontife tout le premier,—de la destruction du pouvoir temporel, qu'il sentirait voulue de Dieu. Il comprendrait que cette destruction et l'affaiblissement de ses liens avec le gouvernement politique des peuples est moins pour l'Église une perte qu'un allègement; que le catholicisme reprend ainsi son vrai caractère, et que l'annonce de l'éternelle «bonne nouvelle» en peut devenir plus libre et plus efficace. Il n'aurait pas de peine à conformer son apostolat à ce nouvel état de choses; et, en s'inquiétant avec une charité grandissante de l'âme des petits et des ignorants, il n'aurait pas à changer son attitude...
Voilà bien des raisons pour l'aimer. Mais, si vous lisez sa Correspondance, vous ne vous en défendrez plus du tout. Vos préjugés contre l'homme, si vous en avez, tomberont. Cette correspondance me paraît être, avec celle de Voltaire,—pour des raisons combien différentes!—la plus extraordinaire qu'ait laissée un homme de lettres[1]. Là, vous le connaîtrez tel qu'il est, et tout entier. Vous serez étonné de la prodigieuse activité de ce cerveau et de la parfaite bonté de cette âme. Vous y goûterez autre chose qu'un plaisir d'amusement, car l'homme, le chrétien et le publiciste ne se séparent guère chez Louis Veuillot, et des idées d'importance et toute sa vie publique s'entrelacent, dans ces causeries, aux détails de ménage et de pot-au-feu. Mais surtout les «lettres à sa sœur» vous seront un délice. (Je voudrais mettre aussi à part les lettres à Olga de Ségur, plus tard comtesse du Pitray.) Vous y aimerez tout: le naturel, la simplicité des mœurs, la bonhomie, l'esprit, le comique,—ce comique invincible qui secouait sur sa base mon bon maître Sarcey, un jour que j'étais chez lui et qu'il lisait le morceau sur les douches ascendantes, à moins que ce ne fût la conversation avec le dentiste;—et les portraits et les paysages en trois coups de plume, et mille traits spontanés d'un pittoresque intense; et toutes les vertus que trahissent ces libres expansions, la fierté, le désintéressement, l'indépendance, l'éloignement du monde, la douceur patriarcale envers les serviteurs, et la charité, et les larges aumônes, et la libéralité («...N'oublie jamais qu'un chrétien doit être humble, mais magnifique.» À son Frère, I, page 284); et la grâce partout répandue, et,—comme il ne visite guère en voyage que des chrétiens comme lui et des gens d'église ou de couvent,—un sentiment difficile à comprendre pour les profanes, le sentiment d'une sorte de franc-maçonnerie spirituelle, d'une sécurité sereine et très douce dans la communauté des croyances. Vous estimerez la beauté simple de sa vie domestique, la profondeur de ses affections familiales, et son immense labeur, et son courage allègre à le porter. Vous penserez que celui-là fut un vaillant et un tendre. Et vous connaîtrez quelle forte vie intérieure eut ce grand homme d'action; vous verrez comment il porta la douleur (il perdit en quelques années sa femme et trois filles, et une des deux autres se fit religieuse), et vous jugerez comme moi que les lettres qu'il écrit sur ses filles mortes et à sa fille cloîtrée sont de purs diamants de spiritualité, atteignent au sublime du sentiment religieux et sont assurément parmi les plus incontestables chefs-d'œuvre de la prose chrétienne,—et de la prose sans épithète. J'ose dire qu'aux heures douloureuses il y eut, chez Louis Veuillot, de la «sainteté».
IX
Il y eut aussi de l'«humanité», et largement. Prenez à la fois le mot dans le meilleur sens, et dans l'autre. Il faut pourtant bien que je finisse par avouer,—au moins une fois,—que, dans l'échauffement de la lutte, Veuillot eut des violences, des injustices, et des erreurs à demi volontaires sur la qualité morale des personnes contre qui il combattait. Plus d'une fois il m'a désolé par la façon dont il traite des gens pour qui j'ai de l'indulgence, de la sympathie, ou même du respect.—Mais il eut en même temps des «faiblesses» charmantes. Une de celles dont je suis le plus touché, c'est son amour pour la littérature. Il écrit un jour à sa sœur: «Tout pour Pierre (le pape), rien pour Pétronille (la littérature). Seigneur! vous savez si j'ai aimé cette femme-là.»
Oh! oui, il l'a aimée,—avec crainte, avec remords; car il savait bien qu'aux yeux d'un chrétien elle ne doit être qu'un instrument: mais, tremblant toujours de l'aimer pour elle-même, il l'adorait avec d'autant plus de passion. Il lui arrivait à chaque instant d'être séduit comme artiste par ce qu'il était tenu de réprouver comme chrétien; et de là de réelles angoisses.
Son goût, lorsqu'il reste spontané, est à la fois très large et très pur. Il a eu cette chance que, n'ayant point fait d'études régulières, il a pu aborder les classiques d'une âme libre et neuve et, par suite, les sentir du premier coup. Et, comme un grand nombre d'entre eux sont plus ou moins pénétrés d'esprit chrétien, il ne fut pas trop gêné ensuite par ses croyances dans les jugements qu'il porte sur eux. Le chapitre de critique, ensemble chrétienne et impressionniste, qui termine Çà et là, est excellent et original. Veuillot nous y fait l'histoire de ses lectures. On y voit en plein ses préférences instinctives. Il aime Corneille, et surtout le Cid, Racine, et surtout Phèdre. Plus tard, les tragédies de Racine le faisaient pleurer, ce dont je lui sais particulièrement gré, et il écrivit, dans les Odeurs de Paris, des pages singulièrement pénétrantes sur Britannicus. Dans Saint-Simon, l'écrivain lui plaît, mais l'homme lui est odieux. «... Certes ses Mémoires sont un beau pays, et plantureux à merveille: mais il y a des fondrières et des bêtes venimeuses, et je n'aime pas à me promener en compagnie de ce duc enragé... Tout le jour courbé comme le plus souple courtisan, il éponge les souillures et les scandales; il se sature et, le soir, il dégorge en flots de lave... Il se cache, il fabrique ses prétendues histoires en secret comme on fabrique de la fausse monnaie... On ne connaît aucun autre exemple d'une telle force ni d'une telle lâcheté...» Lisez tout le morceau, qui est superbe, et où se révèle une fois de plus une âme vraiment noble et bonne (j'y reviens toujours).—Il adore Sévigné et lui passe tout. Chose remarquable, il aime peu Molière et son naturalisme; il le voit déjà comme le verra M. Brunetière. Il n'aime pas La Rochefoucauld («c'est un précieux peu aimable et peu sincère»), ni Montaigne. Il aurait plutôt un faible secret pour Rabelais. Il témoigne plus de respect que d'affection à Pascal, dont la foi est trop inquiète pour lui. Mais Gil Blas est «le premier livre qui le dégoûta de la littérature du XVIIIe siècle». L'écrivain qu'il aima le plus quand il commença à savoir lire, ce fut La Bruyère, et son style en demeura pour toujours imprégné. Devenu chrétien, il fut plein de Bossuet. Vous entrevoyez ses naturelles origines littéraires. Veuillot est un classique, d'«écriture» à la fois traditionnelle et audacieuse.
Du XVIIIe siècle, il exècre, et comme chrétien et, par suite, comme littérateur, à peu près tout,—sauf les romans de Mme Riccoboni. Tout ce qu'il peut accorder à Voltaire, c'est que «sa prose est jolie».
Sur Chateaubriand: «Il a tenu et mérité une grande place, mais ce n'est pas mon homme. Ce n'est ni le chrétien, ni le gentilhomme, ni l'écrivain tels que je les aime; c'est presque l'homme de lettres tel que je le hais», etc.
Sur les écrivains du XIXe siècle, il est partagé presque douloureusement. Il n'en est presque pas un sur qui son jugement ne soit double, selon les ouvrages, et aussi selon qu'il les juge davantage avec sa conscience ou avec son goût. Je n'apporterai en exemple que ce qu'il dit de Sand et de Hugo.—Il a, sur la philosophie de George Sand, sur ses femmes émancipées et sur ses catins penseuses, des railleries impayables et impitoyables:
... Il paraît à la comtesse, dès le second entretien, que cette infinie vague, dont le sentiment la tourmente, prend des épaules et qu'elle sait à quoi s'en tenir... Guillaume est taillé en valet de ferme; et, je le jure, la comtesse Isidora l'estimerait mince penseur s'il était fluet.
Mais, là même, il a des indulgences:
... C'est toujours George; et, l'histoire commencée, je suis allé jusqu'au bout. Daniel (Stern) ne me mènerait pas si loin.
Et, après avoir conté l'histoire de la courtisane Afra, qui devint chrétienne et fut martyre:
Mets de côté ta passion, tes systèmes et tes livres, ô George. J'en appelle à cette meilleure part de toi-même, qui t'élève quelquefois au-dessus de tant de misères, j'en appelle à ton génie, qui t'a permis souvent de voir, de sentir et d'admirer ce qui est grand, et beau, et pur. Que dis-tu de cette courtisane? Ne trouves-tu pas, comme moi, qu'elle vaut bien ton Isidora, et que la foi chrétienne s'entend à relever les âmes encore mieux qu'Helvétius et Rousseau?
Et ailleurs, et à diverses reprises, il déclare carrément: «Mme Sand est un grand écrivain.»
De même, personne n'a sans doute, à l'occasion, déchiqueté Victor Hugo avec plus de férocité. Mais, à considérer l'ensemble de ses appréciations, il lui rend justice. N'est-ce pas Veuillot qui a dit que la Chanson des Rues et des Bois est «le plus bel animal de la langue française»? Il a parlé dignement, et des Contemplations, et de la première partie des Misérables. Et un jour, en 1870, s'étant remis à feuilleter l'œuvre de l'énorme poète, il écrit magnifiquement:
M. Hugo a été «l'homme moderne» plus qu'aucun autre contemporain. Entre ceux qui n'ont qu'un cerveau et ceux qui n'ont que des sens... il est l'homme vrai... On ne trouve point cela chez Lamartine, qui est un orgue; ni chez Musset, qui est un oiseau... M. Hugo est plein de feu, de sang et de larmes. Il se sent vivre et il se sent mourir... Il prend l'énigme au sérieux; il va au sphinx, il l'interroge parmi les débris de ceux qui furent dévorés. Il a été vaincu... Quiconque voudra l'étudier le plaindra. Il est plus vaincu que d'autres parce qu'il pouvait mieux vaincre. Les ossements qu'il a laissés sont d'un géant.
Et vous comprendrez mieux la magnanimité de ce jugement, si vous vous souvenez du vers abominable où Victor Hugo avait insulté Louis Veuillot dans sa mère.
Vers la fin du joli chapitre de critique de Çà et là, Veuillot, après quelques jugements sévères sur la littérature de ce temps, rentre en soi:
Je ne crains pas que l'on m'ahonte en m'opposant à moi-même le peu que je vaux. Je connais ma faiblesse. Si je n'aimais la vérité, je me condamnerais au silence; mais la vérité a encore sa force dans les plus humbles voix, et elle commande la hardiesse aux plus humbles esprits. Sa lumière me remplit d'une aversion sans borne pour les chefs-d'œuvre d'un art où je ne suis qu'un pauvre vieil écolier, lorsque ces chefs-d'œuvre n'ont pas la marque du vrai...
Cette aversion avait ses défaillances. Veuillot céda souvent à la tentation de pardonner beaucoup au talent. Il aima Musset, il ne détesta point Gautier; il adora Sainte-Beuve, sans le dire tout à fait. Et que d'autres on sent qu'il n'ose pas aimer! Je crois bien qu'il ne fut sans entrailles, même littéraires, que contre Renan. Et je songe: «Quel pauvre être de volupté suis-je donc, moi, pour aimer à la fois,—et peut-être également,—Renan et Veuillot!»
X
Telle fut, chez le bon soldat de Pierre, la secrète morsure de passion pour «Pétronille» qu'il glissa au plaisir et qu'il trouva le temps d'être lui-même, on le sait, poète et romancier.
Ses vers (les Satires et les Couleuvres) sont intéressants, souvent très beaux. Mais, quand ils le sont, c'est généralement à la façon de très belle prose. C'était le caprice d'un esprit curieusement «traditionaliste» que de ressusciter ainsi la vieille satire en vers, après que le lyrisme romantique avait ruiné les «petits genres» et que le journalisme les avait rendus inutiles. Veuillot procède des versificateurs du XVIIe et du XVIIIe siècle, avec, seulement, une rime plus nourrie, un vocabulaire plus riche, un peu plus d'images et, comme il était naturel, l'accent d'aujourd'hui. Toutefois vous trouverez, du moins dans la première partie des Satires, un rien de pédantisme classique, trop de métaphores héritées des satires littéraires de Boileau, trop de «sifflets» et le pli trop fréquent de renvoyer les mauvais auteurs sur les quais ou chez l'épicier. En revanche,—et cela surtout dans les Couleuvres et dans les poésies du premier volume de Çà et là,—de beaux coups d'aile, un peu brefs; quelques sonnets merveilleux de relief et d'énergie incisive; une abondance de vers-proverbes, ou de «vers dorés». Que dites-vous de ceux-ci (À un jeune homme):
Prends garde, en les aimant, d'aimer l'amour des hommes:
Combats en pardonnant, mais toutefois combats.
En somme, exception faite pour trois ou quatre pièces (la Pâle jeune Veuve..., J'ai passé quarante ans..., le Cyprès, et l'admirable Épitaphe), c'est plutôt dans sa prose que Veuillot est proprement poète, souvent grand poète. Il est remarquable qu'une de ses meilleures pages en vers soit celle où il définit la prose, page succulente et que Sainte-Beuve prisait si haut:
Ô prose! mâle outil et bons aux fortes mains!...
Ajoutez que Veuillot ne s'en faisait pas accroire. Il parle de sa manie rimante avec un mélange de modestie à demi sincère et d'inquiétude tout à fait plaisante et «gentille».
Romancier, il était fort empêché et se chargeait lui-même de prohibitions et de chaînes. D'abord, il n'avait aucune illusion sur l'amour. «Tout ce que j'ai pu observer de cette fameuse passion de l'amour, tant célébrée, me persuade que sa forme la plus fréquente et la plus saisissable est la jalousie... L'amour est, au fond, un très vif sentiment d'adoration pour soi-même...» Il croyait d'autre part que, si on lisait moins de romans, il y aurait, heureusement, moins d'amoureux. Mais au reste il savait le pouvoir contagieux de presque toutes les peintures des passions humaines. Ainsi, il se retranchait volontairement la plus grande part de la matière ordinaire des romans et des drames. Il se condamnait au roman chrétien, au roman d'édification.
Il est très vrai qu'un roman d'édification peut être sincère, émouvant, vivant. Seulement, le public ne le croit pas; beaucoup de chrétiens même s'en défient par avance. Une des nombreuses étrangetés de ce temps, c'est que le catholicisme soit à peu près absent de la littérature d'un peuple dont la très grande majorité professe encore, s'il la pratique peu, la religion catholique. Mais le plus étonnant, c'est que ce fut ainsi dès le XVIIe siècle, dès le XVIe, et même avant.
Si, pour les neuf dixièmes des «fidèles», la foi n'était chose d'habitude et de convenance, sans nulle action sur la vie morale, il devrait pourtant leur sembler naturel que, dans une histoire de passion combattue, la prière, le chapelet, la messe, la confession même tinssent une place notable. Car, pourquoi, je vous prie, la lutte serait-elle moins intéressante et moins tragique entre le scrupule religieux et la passion qu'entre la passion et, par exemple, les affections de famille ou le sentiment philosophique du devoir? Ne peut-il tenir autant d'émotion, de trouble, de douleur, de faiblesse et d'effort, et de «drame» enfin, dans l'examen de conscience d'un catholique tenté que dans le monologue d'Auguste ou dans celui d'Hermione?
Veuillot le pensait, et il osa en courir l'aventure, L'Honnête femme paraît un roman excessivement bizarre, tout simplement parce que c'est un roman catholique. Ce n'est autre chose que l'histoire d'un Joseph dévot et d'une dame Putiphar circonspecte, dans une petite ville de province. Joseph est toujours ridicule, quoi qu'il fasse: jugez quand il se confesse! Or, Valère se confesse afin de trouver, dans l'absolution, la force de résister aux entreprises d'une femme mariée. Le sacrement de pénitence est le ressort principal de l'action; le drame tourne sur ce mot: Absolvo te in nomine Patris. Cela se peut-il souffrir? Sainte-Beuve lui-même ne se tient pas de traiter Valère de dadais... Et cependant,—si je ne m'abuse,—il y a peut-être, aujourd'hui encore, des âmes qui croient à la révélation, au péché, à la grâce et à tout ce qui s'ensuit, et qui luttent, avec larmes et déchirement, contre elles-mêmes, et qui cherchent le secours où Dieu leur a dit qu'elles le trouveraient. Leur trouble, et leur angoisse, et leur courage, et leur espoir et, si vous voulez, leur illusion sont ils donc en dehors de l'humanité? Et, parce que vous n'avez pas leur foi, vous sont elles plus incompréhensibles et plus étrangères que les âmes de l'antiquité orientale ou hellénique?
Il paraît que oui; et je vous abandonne donc ce sacristain de Valère, qui, chaste comme l'Hippolyte d'Euripide, est évidemment plus grotesque, étant catholique romain. Mais, si cette figure vous offense, d'autres ont de quoi vous retenir. Lucile est un type très vrai, et très finement étudié, de reine de petite ville et de coquette hypocrite et prudente. Je l'appellerais Mme Tartufe si elle n'était d'esprit laïque. Dans la scène de la clairière, quand elle se déchaîne et laisse éclater, sincère enfin et secouant sa fausse vertu, ce qu'il y a dans son cœur bourgeois de désir brutal, d'égoïsme et de «concupiscence» toute crue (car c'est là, pour Veuillot, le résidu de l'amour proprement «passionnel»), je vous assure que c'est très beau. Il est clair ici que Lucile souffre, et l'auteur, malgré tout, a pitié d'elle. Veuillot a refait, et très bien, la scène de Didon et d'Énée,—avant la grotte et avec une autre Rome à l'horizon. N'importe, il y a dans cet entretien une flamme sombre et des motus deordinati, et plus sans doute que l'écrivain ne l'a voulu. Nous avons beau faire: nous ne détestons pas assez Lucile. Lui non plus peut-être. Il est rentré un instant, bon gré mal gré, dans le roman profane. C'est que la Réalité est une grande païenne...
Un autre endroit a de la grandeur: c'est lorsque le curé de Marsailles, ayant absous Valère, s'agenouille à son tour, se confesse à son pénitent, le remercie de l'avertissement courageux qu'il a reçu de lui sur ses prudences de prêtre-fonctionnaire... Mais vous trouverez que ce sublime-là sent trop la calotte, et vous préférerez sans doute ce doux entremetteur d'abbé Constantin. Je ne vous signalerai donc plus que les vifs croquis des notables de Chignac, tracés, je l'avoue, du temps de Paul de Kock, mais vingt ans avant Madame Bovary. Et enfin, il y a Veuillot lui-même, «le petit journaliste», que je vous ai présenté au commencement de cette étude.
Veuillot s'exprime modestement sur l'Honnête Femme:
Œuvre d'un jeune homme, d'un converti... ce livre appartient pleinement à la classe des fruits verts. Il est gauche, prêcheur, rigoriste, involontairement entaché d'imitation...
Oui; et, avec cela, qu'il est curieux!
Mais le chef-d'œuvre, la merveille des merveilles, ce sont les quarante premières pages de Çà et là. C'est l'histoire tout unie d'un mariage chrétien. Idylle franchement pieuse, effrontément édifiante, et exquise cependant. Un jeune homme est présenté par un bon prêtre chez de bonnes gens qui ont une fille à marier. Elle est bonne, timide, pudique; il est bon, sérieux, un peu inquiet. Il hésite, fait sa demande, est agréé. Rien d'extraordinaire, sinon la rencontre de la sévérité du fond et de la grâce infinie de la forme. Il s'en dégage une conception très belle,—puisque c'est la conception chrétienne,—de l'amour et du mariage, et cette idée que l'amour n'est pas du tout la passion, et cette autre idée que le mariage ne diffère pas essentiellement d'une «prise d'habit» à deux, et que c'est par là qu'il est grand et qu'il est doux. Vous serez surpris de certaines réflexions des deux fiancés: «Je vais donc me marier, se dit Marianne. Voilà mon sort fixé, je ne serai pas religieuse. Que la volonté de Dieu soit faite!» Selon Silvestre, «le renoncement au monde ne devait guère, en quelque façon, être moins absolu pour l'épouse chrétienne que pour la religieuse.» D'autres remarques vont loin:
... On eût étonné Marianne en lui disant que l'instinct qui souffrait en elle n'était autre que la fierté. Elle ne se trouvait pas entièrement libre en cette rencontre. Mais rien ne l'avait amenée à réfléchir sur les préjudices que l'organisation présente de la société apporte aux privilèges de l'âme, et, par un autre instinct plus parfait dans son cœur et plus connu, elle se soumit humblement à ce qu'elle regardait comme la condition nécessaire de la femme, qui lui ôte le droit de choisir et ne lui laisse que tout juste celui de refuser.
Cette histoire est, quant au fond, précisément le contraire des romans de la bonne Sand. Et cela reste suave, d'une onction mêlée de beaucoup d'esprit qui ne se cherche pas, d'observation exacte, même de pittoresque. Nulle trace de fadeur dans ces fiançailles si austères et si blanches.
C'est que Louis Veuillot est poète éminemment. Une bonne moitié du Parfum et de Çà et là en témoigne. Lisez, dans Çà et là, les chapitres intitulés Dans la montagne, la Plage, et la Campagne, la Musique et la Mer. Il était très sensible à la musique, très amoureux de Mozart et de Beethowen. Sa pente était au rêve mélancolique et tendre. Rêve toujours surveillé par sa conscience de chrétien; car c'est dangereux, la nature et la musique, et la mélancolie, et même la tendresse. Mais souvent on devine que ses luttes et ses haines lui pesaient et que, sans cette surveillance virile qu'il exerçait sur son âme, il eût aisément glissé à la contemplation chantante, comme un simple poète lyrique, ou à l'indulgence universelle et inactive, et à la douceur des larmes oisives, de celles dont on jouit comme d'une volupté et qui ne purifient point. La poésie n'est pas toujours absente de son œuvre même de polémiste. Du moins on la sent, par endroits, toute proche, et je pense que Veuillot est le seul de nos grands journalistes de qui cela se puisse dire.
On sait et on convient qu'il fut un remarquable écrivain: est-on persuadé qu'il est de tout premier rang, et par l'importance des idées qu'il a traduites, et par la perfection de la forme? Ce n'est point sans doute un méconnu; mais il n'est pas connu tout entier. Dans ce dur monde, on gagne, du moins un temps, à être du côté des plus forts; et Veuillot, catholique, fut de l'autre.
Entre les écrivains qui comptent, Veuillot me paraît celui qui est le mieux dans la tradition de la langue, tout en restant un des plus libres, des plus personnels. Il n'apprit le latin qu'à vingt-cinq ans mais il était nourri de la moelle de nos classiques. Il est soucieux de pureté et même de purisme, jusqu'à faire volontiers la leçon aux autres là-dessus,—mais d'un purisme large et dont les informations remontent au moins jusqu'au XVIe siècle. Il est aussi préoccupé, et presque à l'excès, de l'harmonie du style, très rigoureux sur ce point, sévère aux cacophonies (cf. Odeurs de Paris, page 213). Sa prose est impeccablement musicale; et, quand il sortait de la polémique et écrivait pour son plaisir, il aimait à cadencer sa pensée en des sortes de strophes attentivement rythmées (Çà et là, deuxième volume; le Parfum de Rome). Au reste, une souplesse incroyable, une extrême diversité de ton et d'accent,—depuis la manière concise, à petites phrases courtes et savoureuses, et depuis la façon liée, serrée, pressante du style démonstratif, jusqu'au style largement périodique de l'éloquence épandue, et jusqu'à la grâce inventée et non analysable de l'expression proprement poétique...
Bref, il me semble avoir toute la gamme, et la grâce et la force ensemble, et toujours, toujours le mouvement, et toujours aussi la belle transparence, la clarté lumineuse et sereine. Je note seulement, dans la prose de ses dernières années, quelque abus de l'antithèse et des facettes, du parallélisme verbal et même des allitérations, et aussi un peu de trépidation et de halètement, un je ne sais quoi par où il rejoint Michelet... Somme toute, je n'hésite pas un moment à le compter dans la demi-douzaine des très grands prosateurs de ce siècle.
XI
Et il en est le grand catholique; pour un peu je dirais le seul. Il a dégagé le catholicisme de tout ce qui n'est pas lui, s'étant gardé soit de le compromettre avec la Révolution, soit de prétendre le ramener, comme d'autres «épureurs» de religion, au christianisme des premiers temps. Veuillot l'a pris tel qu'il est, avec sa hiérarchie, avec ses doctrines autoritaires en politique, même avec les us et traditions qui, pour les inattentifs et les superficiels, paraissent s'éloigner de l'esprit de l'Évangile. Il l'a pris, dis-je, tel que son développement historique l'a fait, parce que ce développement est divin.
Lacordaire, Montalembert, Falloux, Dupanloup sont, auprès de Veuillot, des catholiques à tendances hérésiarques. Ceux-là ont des faiblesses pour l'œuvre de la Révolution: ils se figurent que l'égalité civile, la liberté politique, le régime parlementaire, le suffrage universel sont, peu s'en faut, choses évangéliques. Veuillot, non: il ne pense point que ces institutions soient nécessaires aux âmes ni excitatrices de la bonté humaine, ni qu'elles soient même d'un secours sérieux pour l'amélioration matérielle du sort des pauvres. Il est persuadé et a constamment tâché d'établir que la Révolution est essentiellement rationaliste, c'est-à-dire impie, au surplus purement bourgeoise; qu'elle n'a profité qu'aux classes moyennes: curée pour celles-ci, mystification pour le peuple; et qu'elle a rendu la vie plus lourde aux petits en leur enlevant ce qui était l'allégement et faisait la dignité de leur condition. La Révolution est, pour Veuillot, la dernière des hérésies. Et c'est ainsi que, comme je l'ai déjà remarqué, Veuillot, du moins par ses négations, est moins loin du socialisme, si énergiquement qu'il l'ait combattu, que du libéralisme bourgeois.
Bref, il croit que la philosophie ne peut rien pour le bonheur, même terrestre, des hommes (car le matérialisme les dispense de se contraindre, et le spiritualisme ne peut que le leur conseiller, sans leur en apporter les moyens). Reste donc l'Église. Seule elle peut «sauver» le monde, même selon la chair: car seule elle a qualité pour enseigner à la fois au peuple la résignation, et le sacrifice à ceux qui sont au-dessus du peuple.
Veuillot est un grand rêveur. Misanthrope à l'égard du présent, il est d'un optimisme fou dans le passé et dans l'avenir.
Le passé, il le transfigure; il voit le moyen âge et l'ancien régime comme il lui plaît de les voir. Il ne doute point que le moyen âge n'ait connu la fraternité divine dans l'inégalité apparente des conditions et n'ait presque réalisé l'unité morale nécessaire au bonheur universel. Lui si doux, il absout dans les âges écoulés la répression de l'hérésie, surtout parce que l'hérésie lui paraît attentatoire à cette indispensable unité. Il oublie ou méconnaît les brutalités, les cruautés, les vices, l'affreuse misère; il oublie que les hommes, même alors, ne furent que des hommes.
Et c'est du même regard visionnaire qu'il considère l'avenir. Évidemment, si tous les pauvres et si tous les riches étaient de vrais chrétiens, la question sociale serait résolue du coup, et toutes les autres pareillement. Il n'y faudrait que deux petites conditions: il faudrait que tous les hommes, dans l'univers entier, eussent la foi; et il faudrait que la foi communiquât forcément aux croyants la vertu et la bonté.
Ce poète est donc plein d'illusions, et, parfois, d'illusions «à rebours». S'il doit à l'intransigeance même de sa foi des vues profondes sur l'histoire contemporaine et des clairvoyances terribles sur les personnes, il lui arrive aussi de se tromper fâcheusement sur elles, de nous surfaire leur perversité, et de perdre, pour ainsi parler, la notion du vrai humain. Il a eu, souvent, de la peine à comprendre que l'on pût ne pas croire au surnaturel, et à son surnaturel à lui, sans être un démon d'orgueil ou d'impureté. S'il avait vécu assez longtemps pour qu'un peu de ma prose parvînt jusqu'à lui, j'aurais voulu, après quelque article où il m'aurait traité de simple Galuchet, le prendre à part et lui dire:
—Non, je vous jure, ce ne sont point «mes passions» qui m'ont ravi la foi: je ne leur obéis pas toujours; et, en tout cas, le prêtre m'absoudrait si j'avais la volonté de mieux vivre. Et ce n'est pas non plus la «superbe de l'esprit». Sincèrement, je ne me sentirais pas diminué si je croyais ce que Pascal, Racine et Bossuet ont cru. Je suis humble, ou j'y tâche. L'humilité est un sentiment très philosophique: c'est l'acceptation de notre être comme il est, c'est-à-dire nécessairement inférieur et incomplet. Je ne suis pas un «libre penseur», car c'est une grande sottise de s'imaginer que l'on peut penser librement. Et notez bien que vous, je vous comprends, je vous aime, je vous pardonne tout. Et j'aime les saints, les prêtres, les religieuses—non par une affectation de «largeur d'esprit» ou par une espèce de niaise et suffisante coquetterie morale. J'aime réellement presque tout ce que vous défendez, et je le défendrais moi-même à l'occasion. Mais enfin, si je ne puis aller au delà de ce sentiment?
Vous me direz: «Cherchez la vérité; instruisez-vous.» Hélas! tous vos arguments, je les connais; pendant les six années de catéchisme de persévérance qui ont suivi ma première communion, j'ai entendu réfuter toutes les hérésies, sans compter les schismes. Vous reprendrez: «Alors le mal est dans votre cœur et dans votre volonté.» Mais, voyons, est-ce que, sérieusement, vous me regardez comme un méchant? Comprenez donc un peu! La «grâce», je le vois bien, vous a fait une seconde nature, mais est-ce que vous ne l'oubliez pas quelquefois? Est-ce qu'il n'y a pas eu des moments où, loin de la lutte, aux champs ou sur la grève, ou bercé par la musique, il vous semblait étrange que vous fussiez Louis Veuillot, rédacteur en chef de l'Univers, voué, dans un coin de la planète, à la tâche d'anathématiser des hommes comme vous à cause de certaines affirmations, inconcevables et incontrôlables, sur le monde et la cause première; des moments où vous ne vous voyiez plus vous-même que de loin, où il vous paraissait à la fois incompréhensible et doux de vivre? Et est-ce qu'il n'y a pas eu d'autres moments encore, des moments d'angoisse mortelle et d'universel dégoût, où vous admettiez presque que l'on pût totalement désespérer et où vous n'étiez retenu dans votre foi que par une habitude d'âme?
Dans ces heures-là, heures d'humaine détente ou d'humaine détresse, est-ce que, ayant à me juger, vous m'eussiez envoyé, vous, au feu éternel? Considérez que je suis justement dans l'état où fut, assez longtemps encore après votre conversion, votre frère Eugène que vous aimiez tant, et qui, je suis tenté de le croire, se convertit, d'abord, un peu pour vous faire plaisir et pour que vous le laissiez tranquille. Considérez aussi qu'un dixième ou un vingtième seulement des habitants de notre petit astre sont guidés (et, parmi eux, combien y réfléchissent?) par le symbole de Nicée et les définitions du concile de Trente et que, depuis trois siècles, ce nombre va décroissant. Considérez enfin que, selon votre orthodoxie même (est-ce que je me trompe?), Dieu a créé la plupart des hommes, non sans doute pour qu'ils fussent damnés, c'est-à-dire éternellement méchants et malheureux, mais sachant qu'ils le seraient. C'est là une idée si épouvantable... que, justement à cause de cela, on finit par se tranquilliser.
Mais, par cela même qu'il y aura toujours, et forcément, des hommes comme moi—et de bien pires—et en très grande quantité,—vous ferez sagement de renoncer, pour aujourd'hui, à la partie terrestre de votre rêve. C'est ce que vous faites d'ailleurs assez volontiers: maintes fois, à la façon des anarchistes, quoique dans une autre pensée, vous prédisez, vous appelez de vos vœux le «chambardement général»... Le plus probable cependant, c'est que la condition humaine s'améliorera peu à peu par la bonté, mais par la bonté simplement humaine, et aussi par cette notion lentement répandue, que l'intérêt de chacun se confond ou tend à se confondre avec l'intérêt de tous, et que l'égoïsme est une duperie. Et le monde ira comme il pourra. Est-ce qu'on ne voit pas que les sociétés même de brigands arrivent à s'organiser, à assurer à tous leurs membres une vie supportable? Nous avons des siècles devant nous. L'humanité pourra s'accorder dans la résignation même à l'ignorance métaphysique, et dans le sentiment que votre solution, à vous, est impossible. Seulement, nous profiterons de vos indications: nous serons moins dupes de la «Déclaration des droits de l'homme»; nous concevrons mieux que c'est sur les cœurs qu'il faut agir et que l'apparente justice géométrique des lois n'est rien si le désir de la justice et si la charité ne sont point en nous.
Les hommes ont horriblement souffert et ont été horriblement méchants, quoi que vous disiez, même dans le temps où votre chimère d'une foi unique était le plus près d'être une réalité. Alors? Pourquoi n'essayerions-nous pas d'autre chose? Vous seul êtes logique, c'est entendu: mais, par exemple, pourquoi avez-vous raillé si durement ces chrétiens qui, tout en partageant l'essentiel de vos croyances, en ont accommodé une partie à l'œuvre purement humaine, toujours défaite et toujours recommençante, de construction sociale qui se poursuivait autour d'eux? On dirait que vous ne voulez nous laisser le choix qu'entre le catholicisme universel (vous savez bien que ces deux mots ne forment pas, hélas! un pléonasme)—et l'anarchie, le «il n'y a rien». N'est-ce pas un peu imprudent?
Mais aussi que cela est rare et fier! Et que vous eûtes raison de vous entêter dans un rêve qui vous a rendu, vous, si noble, si bon et si grand! Je relis les vers que vous écrivîtes, un jour, pour votre tombe: