Читать книгу La bêtise humaine (Eusèbe Martin) - Jules Noriac - Страница 8
VI
ОглавлениеEusèbe, plongé dans ses réflexions, marcha près de deux heures, regardant à droite et à gauche sans trop bien voir. Le hasard l'avait conduit sur la place de la Bastille: son étonnement fut grand lorsqu'il jeta les yeux sur la colonne de Juillet. Cette immense tour de bronze l'étonnait, il ne pouvait se rendre compte de son utilité; il eût volontiers demandé à un passant quelques renseignements, mais il se souvint que ses questions ne lui réussissaient pas. Il s'approcha et examina attentivement les inscriptions.
—Voilà qui est singulier, pensa-t-il, on élève des monuments à la mémoire des citoyens morts pour la liberté; est-il possible qu'en 1830, époque peu éloignée de la nôtre, il ait pu se trouver en France, au cœur de la civilisation, des gens voulant attenter à la liberté? ceci me paraîtrait invraisemblable si ce n'était gravé là. Quels esprits chagrins et abandonnés de Dieu ont pu songer à ravir la liberté de l'homme, c'est-à-dire son seul bien? Il y a là un événement insolite que je saurai un jour en lisant les auteurs qui ont écrit touchant les choses de l'histoire.
Eusèbe cessa de penser à la liberté des peuples, parce qu'il avait faim. La faim est aux bons instincts ce que l'araignée est aux mouches. Il marcha le nez au vent, espérant voir une plaque de tôle se balançant dans l'espace, et portant cette fallacieuse légende: ici l'on donne à boire et à manger, comme il en avait vu sur les routes; il commençait à désespérer de rencontrer ce qu'il cherchait, lorsque le mot magique dîner, frappa ses regards. Alors, il se prit à considérer la façade bénie où ce mot se trouvait dix fois répété, et il lut:
RESTAURANT BROCHON.
Dîners à 2 francs; déjeuners à 1 franc 25.
Il s'élança vers la porte, mais entra humblement, et fut s'asseoir à la table la plus voisine de la fenêtre, afin de satisfaire en même temps son estomac et sa curiosité.
—Que servirai-je à monsieur? lui demanda un garçon.
—Ce que vous voudrez, répondit Eusèbe Martin; élevé à la campagne, je ne suis pas difficile.
—Monsieur veut-il, après le potage, un filet sauté madère?
—Comme il vous plaira.
—Moi, monsieur, ça m'est égal, si vous préférez un rognon sauté?
—Je n'ai pas de préférence.
—Un foie de veau bourgeoise?
—Cela m'est indifférent.
—Moi aussi; nous avons encore, biftecks, côtelettes, fricandeau chicorée, noix de veau à l'oseille, fricassée de poulet, civet de lièvre, perdrix aux choux, choucroute garnie, vol-au-vent financière, abatis, chapon au riz, bœuf mode, poulet rôti, gigot?
Dans cette kyrielle de mots que le garçon avait déroulé avec une incomparable vélocité, le jeune Martin n'en avait retenu qu'un, et s'y était cramponné.
—Donnez-moi une côtelette, dit-il.
—Comment la désirez-vous? Voulez-vous une côtelette nature, panée, à la soubise, sauce-Robert, aux pommes frites ou sautées, saignante ou grillée?
—Au diable! s'écria Eusèbe, je la veux sur le gril.
—Côtelette nature, bien monsieur, dit le garçon. Et il se mit à crier: chef! une côte nature, une!
—Voici un domestique bizarre, se dit le jeune homme; et il se mit à manger avec son appétit de vingt ans. Après la côtelette, le garçon essaya de reprendre sa nomenclature, mais Eusèbe l'arrêta.
—Donnez-moi, lui dit-il une autre côtelette?
—Vous ne préférez pas un saumon sauce aux câpres, une truite de rivière, une écrevisse bordelaise, une barbue fines herbes, une sole normande, une...
—Je préfère une autre côtelette.
—Très-bien, monsieur. Chef! une côtelette nature, une!
—Le chef est sourd certainement, pensa Eusèbe; c'est une infirmité désagréable pour lui et pour les autres. Après la seconde côtelette, Eusèbe en demanda une troisième, puis un morceau de fromage. Pendant qu'il grignotait son dernier croûton de pain en buvant un verre d'eau, un grand mouvement se fit dans l'établissement; tous les consommateurs se mirent aux fenêtres. Le provincial qui flairait quelque bonne curiosité, regarda attentivement. Son espoir fut trompé, rien d'extraordinaire ne frappa d'abord sa vue; des piétons, des voitures, et voilà tout. Cependant, un fourgon hermétiquement fermé et escorté par quatre gendarmes, attira son attention. Le fourgon passé, chacun se remit en place, et les conversations devinrent bruyantes.
—C'est malheureux sans doute, disait un gros monsieur à cravate blanche; mais on ne saurait trop punir l'anarchie ni saper le désordre dans sa base primitive et permanente.
—Pauvres gens! disait une jeune femme; ils ont des sœurs et des mères qui pleurent!
—Et des maîtresses, ajouta avec amertume un consommateur dont la petite vérole avait ravagé les traits.
La jeune femme se tourna vers lui et le regardant fixement, elle répondit:
—Oui, monsieur, ils ont des maîtresses.
—Pauvres gens! ils ne reverront peut-être plus leur pays.
—La vie est longue.
—Tant qu'on n'est pas mort, il y a de l'espoir.
Eusèbe était désespéré, il ne comprenait pas un mot de tout ce qui se disait autour de lui et n'osait interroger personne. Son voisin, homme à la figure rude et basanée, vint le tirer d'embarras.
—Que ces êtres-là sont absurdes avec leurs absurdes réflexions!
—Je ne saurais le dire, monsieur; j'ignore de qui ils veulent parler, répondit le provincial.
—Des transportés qui viennent de passer.
—Oserais-je vous demander ce qu'on entend par transportés?
—Mais de pauvres diables qu'on exile.
—Pourquoi?
—Parce qu'ils ont voulu combattre pour la liberté, dit tout bas le voisin. Et prenant son chapeau il sortit en jetant un regard de défi à l'assemblé, qui n'y fit pas la moindre attention.
Eusèbe Martin sortit à son tour.
Il n'avait pas passé la porte qu'il entendit le garçon s'écrier:
—En voilà un toqué, par exemple!
Sans s'inquiéter de cette insulte dont il ne saisissait pas le sens, il fut s'asseoir sur un des bancs du boulevard du Temple. Ce qu'il pensa nul ne pourrait le dire, mais lorsque deux heures après il se leva, on aurait pu l'entendre murmurer:
—L'on élève des monuments à la mémoire des citoyens morts pour la liberté et l'on chasse ceux qui veulent combattre pour elle. Cela ne me paraît pas logique, à moins pourtant qu'il n'y ait deux libertés différentes, une bonne et une mauvaise.