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Un Ambassadeur en congé
ОглавлениеIl y avait un an que le baron d’Hyver avait quitté l’ambassade de Berlin, et qu’il habitait un château situé sur les bords de la Meuse, à peu de distance de Mézières. Là, il mettait de côté les allures diplomatiques: il était devenu à la fois régisseur et fermier; sans souci de la pluie ou du soleil, il sortait de grand matin, vêtu d’une houppelande chaude ou d’une blouse légère, suivant la saison, et armé d’un gourdin; il faisait trois ou quatre lieues dans sa journée. Tout l’intéressait: les champs, les bois, les bestiaux; et il trouvait plus de plaisir à causer avec un paysan français qu’avec un seigneur allemand.
Vincent, Pierre, Françoise et Jeanne avaient souvent répété que c’était bien agréable d’avoir un papa ambassadeur, parce qu’on ne restait pas toujours dans le même pays, qu’on voyait des villes dont le nom était à peine lisible sur la carte, et qu’enfin on recevait beaucoup de bonbons et de joujoux; ils subissaient maintenant la même influence que leur père. Si la mère n’avait veillé de très près sur ses enfants, frères et sœurs eussent volontiers pris les allures des petits paysans du village.
Mme d’Hyver se reposait de sa vie forcément mondaine; elle ne trouvait rien à redire au séjour un peu sauvage des Ardennes.
Les enfants n’avaient pas encore d’autres maîtres que leurs parents; en d’autres termes les études n’avaient rien de bien sérieux, et les jours de congé étaient fréquents. Toutefois les plaisirs des frères et sœurs étaient peu variés: cueillir de la bruyère dans la forêt, ramasser des châtaignes et voir monter et descendre sur la Meuse de grands bateaux chargés de charbon. Une promenade en barque s’ajoutait quelquefois à ce programme pendant la belle saison. Un matin du mois de septembre, M. d’Hyver annonça à ses enfants que le projet d’aller en bateau jusqu’à Monthermé allait enfin se réaliser. On avait promis à la nourrice de Vincent d’aller déjeuner chez elle, et il était grand temps d’accomplir cette promesse.
Le bateau de promenade est commandé ; sur le coup de neuf heures, les enfants, prêts à partir depuis une heure au moins, ont enfin la joie d’entendre dire: «Eh bien! prévenez Angèle,» qui, selon son habitude, se fait attendre.
La bonne Angèle se fit effectivement attendre dix minutes; la brava fille avait l’habitude de ne jamais quitter l’appartement de sa maîtresse sans que tout y fût dans un ordre parfait.
Le nom d’Angèle retentissait de tous côtés dans la maison.
La voici enfin; la porte s’ouvre, Pierre et Vincent couraient en avant, lorsque le bruit d’une voiture et les claquements du fouet d’un postillon se firent entendre.
Les enfants se hâtèrent de rejoindre leurs parents. On se regarde avec surprise. Qu’est-ce que c’est que cette voiture? Où va-t-elle? plus de doute, elle se dirige résolument vers le château; elle entre dans la cour, et devinez quelle est la personne qui en descend: c’est Mme Decosne, c’est la grand’mère, qui adresse un gracieux bonjour aux hôtes qu’elle vient surprendre.
Grande joie! On oublie le plaisir d’aller en bateau, de voir les fours embrasés, des ouvriers soufflant dans des bâtons troués; on était tout au bonheur de voir cette grand’mère si gentille.
Lorsque la grand’mère eut reçu les caresses de ses enfants et les eut rendues avec usure, Mme d’Hyver ne perdit pas un instant pour s’informer du motif qui avait pu déterminer sa mère à quitter Paris, où elle devait passer encore quelques semaines.
«On dit, chère enfant, que ton mari est menacé de partir prochainement pour Pétersbourg. J’ai voulu vous voir avant le départ, si départ il y a; m’assurer si je pourrais, le cas échéant, être bonne à quelque chose.... si vous exposeriez les enfants aux rigueurs du climat de la Russie.
— Chère mère, répondit l’ambassadeur en baisant la main de Mme Decosne, ne troublons pas la joie de vous voir parmi nous; si je dois réellement aller à Pétersbourg, le ministre ne tardera pas à m’en informer.»
Quelques instants plus tard, la grand’mère, escortée de ses petits-enfants, se disposait à monter dans son appartement, lorsque les frères et sœurs lui barrèrent le passage, se disputant le plaisir de porter le menu bagage de la bonne maman. Vincent et Pierre voulaient faire râfle de tous les paquets. Françoise et Jeanne, tout en combattant vaillamment, étaient sur le point de lâcher un parapluie, lorsque le père vint au secours de ses petites filles, et fit la part de chacun.
Une heure se passa avant que Mme Decosne pût fermer sa porte et quitter sa robe de voyage. Pendant que Marianne, sa femme de chambre, déballe et met tout en ordre, elle ferme les yeux et semble même plongée dans un profond sommeil; mais elle ne dort pas, la bonne grand’mère, elle songe à la séparation, et comme toujours, elle tâche de se raisonner et de voir le bon côté des choses. Un voyage, si long qu’il soit, en compagnie d’un mari qu’on aime, n’offre que de l’agrément; l’ambassade française est toujours une habitation confortable; ma fille a une bonne santé, ce n’est pas pour elle que je crains, mais les enfants! Françoise et Jeanne, ces jolies fleurs ont besoin de soleil pour s’épanouir; elles s’étioleront à l’ombre.
L’incertitude de M. d’Hyver ne fut pas de longue durée; trois jours après l’arrivée de sa belle-mère, il recevait l’ordre de se rendre à Pétersbourg. Il accepta sans hésiter; la pensée d’accomplir un devoir n’entrait pas seule dans cette détermination: M. d’Hyver n’était pas fâché de voir le nord de l’Europe, d’étudier en Russie la société russe. Sa femme l’accompagnerait, c’était chose convenue d’avance, mais les enfants! quoique Vincent et Pierre fussent bien jeunes encore, on aurait pu à la rigueur les mettre au collège. Et ces chères petites filles, serait-il sage de les emmener!
M. d’Hyver communiqua à sa femme la lettre du Ministre et lui exposa son plan:
«Nous mettrons nos garçons au collège et nous confierons nos filles aux religieuses qui t’ont si bien élevée. Nul doute qu’elles ne soient bien soignées, et le plaisir d’être avec d’autres enfants séchera bien vite leurs larmes.
— C’est ce que je redoute, mon ami. Je ne supporte pas la pensée que mes enfants s’habituent à mon absence, qu’ils n’en souffrent pas un peu.
— Aline, c’est de l’égoïsme!
— Je ne prétends pas le contraire, mais on doit tout pardonner à l’amour maternel.
— Allons, chère amie, faisons bonne contenance jusqu’à ce soir; ta mère a voix au conseil, c’est une femme sage, prudente et d’un bon jugement. Ses avis nous ont toujours été utiles, je te prie de ne pas l’influencer.»
Les parents ne laissèrent rien paraître de leurs préoccupations; ce fut seulement après la retraite des enfants qu’ils tinrent conseil sur le meilleur parti à prendre.
«Eh bien, dit Mme Decosne, nous voilà entre gens raisonnables, causons sérieusement. Allez-vous à Pétersbourg, mon cher Léon?
— Oui, je crois qu’il est sage d’accepter; c’est aussi l’avis d’Aline.
— Emmenez-vous les enfants?
— Hélas! nous redoutons le climat pour eux; nous nous résignons à mettre Vincent et Pierre au collège, quoiqu’ils soient bien jeunes, et nous confierons Françoise et Jeanne aux bonnes sœurs qui ont élevé Aline. Que vous en semble?
— C’est raisonnable; toutefois, j’avais conçu un autre plan....
— Parlez, vos conseils nous sont toujours précieux, dit la mère avec l’accent de quelqu’un qui pressent un secours.
— Je me demande si une mère ne pourrait pas, en cette circonstance, venir en aide à ses enfants. Je ne suis plus jeune, je ne le sais que trop; néanmoins, j’ai encore de la force et de l’énergie, et je n’aurais aucune appréhension si j’étais secondée par M. Berger, qui a élevé ton frère, Aline, et que je n’ai jamais perdu de vue, depuis que je suis veuve. M. Berger n’est plus jeune, mais il a conservé le goût de l’étude, c’est par l’étude qu’il résiste à l’envahissement de la vieillesse; son jugement est toujours sûr, son intelligence toujours vive et nette; jusqu’ici sa santé a été inaltérable, et je suis assurée qu’il consentirait à consacrer quelques heures de sa journée à mes petits-fils.
— Oh! mère chérie, s’écria Mme d’Hyver, comme vous êtes toujours dévouée et généreuse! nous acceptons votre offre, n’est-ce pas, Léon?
— Avec la plus vive reconnaissance; il sera encore temps dans quelques années (peut-être serai-je alors en France), de mettre Vincent et Pierre au collège; mais nos chères petites filles!
— Il va sans dire que je m’en charge.
— Ne les gâterez-vous pas trop, chère mère?
— Trop, j’espère que non, mais il me semble, madame, que mon système d’éducation ne vous a pas trop mal réussi. Que dites-vous de mon plan, monsieur l’Ambassadeur?
— Je dis que ce plan est digne du cœur d’une mère. J’accepte d’autant plus volontiers votre offre généreuse, que la France semble se complaire depuis quelques années à faire jouer ses ambassadeurs aux quatre coins; je ne serais nullement surpris que mon séjour en Russie fût de courte durée. Convenons donc, chère grand’mère, que la porte du collège restera entr’ouverte pour nos garçons.
— C’est entendu.»
Mme Decosne était une femme de soixante ans; les années n’avaient pas entièrement effacé le charme de son visage; son regard, vif et doux à la fois, ne s’abrilait pas derrière des lunettes; de taille moyenne, vive et alerte, elle aurait pu, comme tant d’autres femmes de son âge, essayer de se rajeunir; mais Mme Decosne avait du bon sens, et un bon sens si accessible et si aimable qu’elle inspirait la sympathie à première vue. La grand’mère habitait Dieppe, au grand regret de sa fille, qui eût souhaité qu’elle habitât Paris, où l’on finit toujours par se rencontrer.
Les Dieppois conservaient le souvenir des services que M. Decosne avait rendus au pays; ce souvenir faisait la consolation et l’orgueil de sa veuve.
Quand il crut le moment favorable, M. d’Hyver dit à ses enfants:
«J’ai une grande nouvelle à vous annoncer.
— Quel bonheur!» s’écrièrent-ils tous ensemble.
Le cœur du père se serra en songeant qu’il allait d’un mot attrister ses enfants.
«On m’envoie à Pétersbourg, dit-il après un moment de silence et de recueillement.
— Pétersbourg est en Russie; dit Jeanne en soufflant dans ses doigts et en faisant le gros dos, et en Russie il fait grand froid, j’en ai l’onglée d’avance.
— Mais, ajouta M. d’Hyver, comme mon séjour en Russie sera probablement de courte durée, votre mère et moi croyons sage de ne pas vous emmener. «
Les larmes succédèrent à l’enthousiasme.
«J’aimerais mieux, dit Pierre, boire de l’huile de foie de morue tous les jours, j’aimerais mieux laisser la vieille Honorine me mettre des cataplasmes sur tout le corps.»
L’héroïsme du pauvre petit ne se soutint pas jusqu’au bout, et il se mit à sangloter.
«Écoutez-moi, chers enfants, continua le père, nous avions résolu de mettre Vincent et Pierre au collège, Françoise et Jeanne au couvent, mais grand’mère nous a proposé de vous prendre chez elle. Nous acceptons son offre, espérant que vous vous montrerez dignes par votre bonne conduite de l’hospitalité qu’elle veut bien vous donner.»
Toutes les têtes se redressèrent, les larmes se séchèrent d’elles-mêmes, les enfants embrassèrent grand’mère avec transport.
«Mes petits-enfants, dit Mme Decosne, j’espère que M. Berger, qui a fait l’éducation de votre oncle, voudra bien vous faire la classe. C’est un homme fort instruit, bon et patient; il vous intéressera par le récit de ses voyages, et enfin il a de bonnes jambes, il vous fera faire de belles promenades, mais si vous n’êtes pas sages....»
De vives réclamations empêchèrent Mme Decosne d’en dire davantage.
Jeanne se glissa tout à coup sur les genoux de sa mère, et lui dit à l’oreille:
«Maman, moi, j’ai toujours les pieds chauds et les mains aussi; emmenez-moi en Russie.»
De tendres baisers furent la réponse de la mère.
L’apparition d’une carte d’Europe, sur laquelle s’étalait l’empire de Russie, fit une heureuse diversion; frères et sœurs se penchèrent sur la table et tous les petits doigts voyagèrent sur la carte.
«Ce n’est pas si loin sur mon atlas, dit gravement Jeanne, c’est sur celui-là que je regarderai toujours.»
C’était bien le cas, après de semblables émotions, de se distraire; le lendemain, un bateau attendait les promeneurs. M. d’Hyver conduisit ses enfants à la verrerie de Monlhermé.
Grand’mère et sa fille restèrent à la maison: elles avaient tant de choses à se dire!
Le ciel est pur; on remonte paisiblement le fleuve. Vincent, qui a pour principe qu’il faut se distraire quand on a du chagrin, s’est muni secrètement d’une serinette, et au moment où l’attention générale est fixée sur un de ces rochers à forme bizarre placés de distance en distance sur les bords de la Meuse, il joue la valse de Robin des Bois.
Chacun, bien entendu, voulut avoir une part active dans le concert.
Lorsqu’on aborda sur le rivage, le bon Vincent put constater que la musique avait eu le plus heureux effet sur le moral de son frère et de ses sœurs.
Vincent n’était pas seulement l’aîné par l’âge; il avait déjà un commencement de raison; il se plaisait à protéger ses sœurs à la moindre apparence d’un danger. Dès qu’on put apercevoir la flamme des fours, il prit Françoise et Jeanne par la main, en leur disant:
«N’ayez pas peur, s’il y avait du danger, papa ne nous amènerait pas ici.
— Oh! non,» dit Jeanne, ce qui ne l’empêcha pas de ralentir un peu sa marche.
Dès que les ouvriers aperçurent M. d’Hyver, ils le saluèrent respectueusement. Le contremaître s’offrit aussitôt à montrer aux jeunes visiteurs ce qui pouvait les intéresser.
Les fours sont embrasés: de grandes flammes s’élèvent verticalement; d’autres, semblables à des vagues, se précipitent en dehors, comme mues par un sentiment de curiosité ; leur curiosité une fois satisfaite, elles rentrent brusquement dans le four.
Tous les petits doigts voyagèrent sur la carte.
«Je n’ai pas peur, Vincent, dit Jeanne. Je m’amuse beaucoup.»
Dans ce temps-là, les pendules s’abritaient encore sous des globes qui deviennent de plus en plus rares. C’était vraiment bien amusant de voir un homme souffler dans un bâton troué, et faire sortir ainsi une petite bulle qui grossissait sous l’effort du souffleur! Puis quand ce globe était arrivé à la grosseur voulue, on le détachait en donnant un petit coup sec sur la canne.
On s’amusait bien; ce fut cependant sans regret qu’on se rendit chez la nourrice de Pierre.
Il fallut, pour arriver chez la brave femme, marcher un certain temps sur le résidu du charbon, car il y a toujours du résidu, quoique beaucoup d’enfants soient occupés à le recueillir à mesure qu’il tombe des fours.
Ces enfants courent sur ce terrain inégal avec autant d’aisance que sur le chemin le plus uni. Leurs mains et leur visage sont couverts d’une poussière noire qui les rend presque méconnaissables. Le petit garçon de Martine reconnut aussitôt les visiteurs et courut porter la bonne nouvelle de leur visite à sa mère. Celle-ci s’empressa de laver le visage et les mains de son petit Jean, et bien elle fit, car sans cela M. d’Hyver et ses enfants n’auraient pu l’embrasser. Ce petit Jean était le frère de lait de Pierre. Au retour, les enfants restèrent seuls au jardin, pendant que leur père s’entretenait d’affaires avec le régisseur, car il avait des intérêts dans la verrerie.
Après s’être communiqué leurs impressions sur ce qu’ils avaient vu, ils parlèrent du départ de leurs parents. La conversation tournait au sérieux, lorsque Vincent changea le cours des idées de Pierre et de ses sœurs par cette exclamation:
«Comme nous nous amuserons chez grand’mère! Elle nous laissera faire tout ce qui nous plaira! Nous ne travaillerons pas trop.....
— Oui, ajouta Pierre, car bonne maman dit toujours à papa: «Léon, ne fatiguez pas les enfants, ménagez ces petites têtes. De mon temps, on n’était pas si pressé d’instruire les enfants!»
— Il y a un an que grand’mère disait cela.
— Ça n’empêche pas que nous sommes toujours petits. La vieille Pélagie a les clefs des confitures, et ne sait qu’inventer pour nous faire plaisir; et si, par hasard, nous étions punis, elle obtiendrait vite notre grâce, va!»
Vincent, s’apercevant que son discours n’atteignait pas précisément le but qu’il s’était proposé, eut soin d’ajouter:
«D’ailleurs papa ne restera pas longtemps en Russie, il l’a dit.»
Le ciel était si pur, l’air si doux, qu’il n’était pas possible de se préoccuper des glaces de la Russie; la forêt se dépouillait lentement de son feuillage, les châtaignes roulaient sur le gazon, c’était un grand plaisir pour les enfants de les ramasser et de les voir sur la table.
Les trois semaines qui s’écoulèrent avant le départ de l’ambassadeur furent employées à faire les préparatifs du voyage. Le règlement des études se relâchait chaque jour. Françoise allait et venait, questionnait sans cesse sa mère, cherchait à se rendre utile.
Vincent et Pierre avaient de fréquents apartés; assurément ils aimaient beaucoup leur grand’-mère, et pourtant ils regrettaient de ne pas aller au collège. Leurs amis leur racontaient tout ce qui s’y passait: les récréations étaient si amusantes! on criait, on sautait, on se battait....
La nécessité de passer quelques jours à Paris fut une distraction dont chacun eut sa part. La campagne eût encore offert bien des plaisirs aux enfants; mais être à Paris! voir des magasins splendides, recevoir des livres avec de belles images, des jouets de toutes sortes! tout cela était bien fait pour éloigner de la pensée des meilleurs enfants la préoccupation du départ de leurs parents.
Cependant Françoise et Jeanne ne se laissaient pas distraire si aisément; elles trouvaient toutes sortes de prétextes pour entrer dans la chambre de leur mère, et leur mère, qui devinait le fond de leur pensée, réclamait de ses chères petites filles des services imaginaires.
Quand Vincent et Pierre parlaient du plaisir qu’ils auraient à courir sur la plage, elles disaient:
«Papa et maman ne seront plus là. Oh! ce sera triste, de ne plus leur dire bonjour et bonsoir! de ne plus les voir à table! Nous aurons beau vouloir nous imaginer qu’ils dînent en ville, nous ne pourrons pas oublier qu’ils sont bien loin.»
Puis, passant d’une idée à une autre:
«Je voudrais bien, dit Jeanne, voir des petites filles russes, elle doivent jouer à des jeux que nous ne connaissons pas.
— Ça m’est bien égal.»
Le temps s’écoulait: Mme d’Hyver, d’abord si résolue, sentait chaque jour diminuer son courage. Aux regrets s’ajoutaient l’inquiétude et des pressentiments.
«Retrouverai-je tous mes enfants en bonne santé ? Je les confie sans crainte à ma mère; je sais que ma présence n’éloignerait pas le danger, mais du moins je serais là. Angèle, vous ne les quitterez jamais, je vous les recommande; vous veillerez à ce que rien ne soit changé à leur régime; il y a dix ans que vous êtes près d’eux. Vous avez de l’esprit, ma bonne fille, il vous sera facile de faire accepter à ma mère ce que vous jugerez utile à mes chéris. Quelle épreuve, ma pauvre Angèle! Je hais d’avance le pays que je vais habiter.»
Angèle avait un véritable attachement pour Mme d’Hyver, elle l’aurait suivie au bout du monde; toutefois elle ne pouvait se défendre d’un petit sentiment de satisfaction en songeant à la part d’autorité qui allait lui échoir. Ajoutons bien vite que ce sentiment ne faisait qu’effleurer son âme, et ne pouvait la consoler de perdre sa maîtresse pour un temps indéfini.
C’était un plaisir pour Angèle d’assister à la toilette de Mme l’Ambassadrice, de donner son avis à propos d’une fleur qu’il fallait ajouter à la belle chevelure de la jeune femme.
Tous les gens du baron étaient désolés de ce changement de situation. Le cuisinier, vieux garçon qui avait déjà souffert de la température de Berlin, était furieux; il disait qu’il détestait les Russes, et lorsqu’on lui demandait pourquoi, il répondait qu’il n’en savait rien, mais que c’était comme ça, et que l’idée qu’ils allaient manger de sa cuisine lui tournait la tête.
Angèle, qui entendait quelquefois ses maîtres parler de la Russie, conseilla au chef de tourner sa langue sept fois dans sa bouche avant de parler, lorsqu’il serait en Russie; «car, ajouta-t-elle d’un air capable, vous avez beau être au service d’un ambassadeur, on ne se gênerait pas pour vous envoyer voir s’il fait chaud en Sibérie; je vous conseille même de faire beaucoup de plats doux pour ces messieurs.
«Allons donc! Je suis Français, et au service d’un Français, dit Philippe en frappant sur sa casserole; ma personne est inviolable.
— Tant mieux, repartit Angèle, ça pourra vous servir.»
Les caisses de l’ambassadeur sont expédiées; le jour du départ est fixé, les enfants l’ignorent; ils se couchent avec l’espoir d’embrasser leur mère le lendemain; mais celle qui les a bercés, qui a supporté mille angoisses près de leur berceau ne se sent pas la force de leur dire adieu.
Après s’être assurée que tous dorment du premier sommeil, elle entre doucement dans leur chambre, éclairée par une faible lumière; elle contemple un à un ses enfants; elle touche du bout du doigt leurs couvertures, comme si elle voulait les border une dernière fois de ses mains maternelles, et leur rendre les petits soins où se complaît la tendresse d’une mère.
Son mari l’accompagne; tous deux bénissent leurs enfants; la pauvre mère effleure de ses lèvres leurs fronts innocents et se retire au moment où un sanglot allait lui échapper.
Les impressions de l’enfance sont passagères, mais qui de nous ne compâtirait pas à la déception de l’enfant qui attend à son réveil les baisers de sa mère, et qui apprend qu’elle n’est plus là.
Lorsque la vérité fut connue, les pleurs et les plaintes se confondirent. Angèle ne parvint pas à faire comprendre aux pauvres petits que leurs parents avaient voulu éviter l’émotion des adieux; égoïstes comme on l’est à cet âge, ils ne comprirent pas, et ne songèrent qu’à eux-mêmes.
Grand’mère survint, elle consola, essuya les larmes et dit qu’il fallait écrire tous de gentilles lettres qui arriveraient à Pétersbourg avant les voyageurs. Songez donc quelle surprise et quelle joie éprouveront papa et maman!
«Dépêchez-vous; il y a chez moi tout ce qu’il faut.»
Cette proposition releva tous les courages, et l’on se dépêcha.
Vincent arriva le premier; il trouva chez sa grand’mère un buvard bien fourni de papier doré orné de son chiffre.
Heureux âge! Les larmes séchèrent. Des buvards bien garnis attendaient aussi Pierre et Françoise; mais Jeanne, qui savait à peine former ses lettres, pleura à l’idée de ne pas écrire sur du joli papier.
«Comment donc, ma petite sœur! Tu écriras aussi. Tu sais faire toutes les lettres, n’est-ce pas?
— Oh! oui, répondit fièrement la petite fille.
— Eh bien, ma chérie, c’est avec les vingt-quatre lettres que Vincent et Pierre écrivent à papa et à maman, et qu’on a écrit les belles histoires qui sont dans tes livres. Je t’aiderai, sois tranquille.»
Un rayon de joie illumina le visage de l’enfant:
«Tu me tires toujours d’embarras, Françoise,» dit-elle.
Chacun des enfants mérita les éloges de grand’mère. Mme Decosne constata avec plaisir la complaisance dont Françoise, sa filleule, faisait preuve pour sa petite sœur. «Elle est vraiment l’aînée, pensait-elle, je vois dès à présent ce qu’elle sera pour sa mère et pour ses frères et sœurs.»
Grâce à la correspondance, la journée s’acheva mieux qu’elle n’avait commencé ; on parla des chers voyageurs; grand’mère nomma toutes les villes qu’ils allaient trouver sur leur passage.
Les enfants se couchèrent de bonne heure, assez consolés par la perspective de se mettre en route le lendemain pour aller à Dieppe, dans la maison de grand’mère. Là, sans doute, de nouveaux plaisirs attendent les frères et les sœurs.
On verrait de la fenêtre du salon les barques sortir du port et y rentrer. «Quand il ferait beau et que la mer s’en retournera je ne sais où, disait Pierre, nous irons ramasser des coquillages, mais il faudra nous dépêcher, parce que la mer reviendra, emportera tout ce qu’elle trouvera sur la plage.»
Sans rien perdre du babil de ses petits-enfants, Mme Decosne réfléchissait et dressait un plan d’éducation pour eux. Il faut, pensait-elle, que je modifie les habitudes de luxe dans lesquelles ils ont été élevés. Je n’en veux pas à ma fille, quoiqu’elle semble avoir oublié la simplicité dans laquelle je l’ai élevée elle-même; c’est la faute des circonstances, et non la sienne, à cette chère enfant. Le monde ne lui a pas ôté les sentiments de foi et de charité dont elle a eu l’exemple à notre foyer. C’est assez pour que je puisse me dire une heureuse mère.