Читать книгу Chez grand'mère - Julie Gouraud - Страница 8
Une vieille maison
ОглавлениеEn fait d’habitations, les petits-enfants de Mme Decosne ne connaissaient guère que les hôtels d’ambassade. La maison de la grand’mère leur causa donc une surprise mélangée d’une certaine tristesse.
Comme la cour était très exiguë, on avait quelque peine à arriver en voiture devant un petit perron sur lequel donnait l’unique entrée de la maison. Chaque fois que Guillaume, le cocher, rentrait ou sortait, il avait comme une vague idée de jurer. Seule, la crainte de déplaire à sa maîtresse l’empêchait de s’octroyer cette satisfaction.
Guillaume était cocher et valet de chambre à la fois depuis trente ans; il respectait Madame autant qu’il l’aimait. Le brave garçon avait autrefois soigné M. Decosne jour et nuit sans laisser soupçonner la fatigue que lui causait un semblable service. La reconnaissance de Mme Decosne pour ce fidèle serviteur était si grande, que Guillaume eût pu en maintes circonstances en faire à sa tête; mais il ne faisait acte d’autorité que lorsqu’il s’agissait de découvrir ou de ne pas découvrir la calèche, selon qu’il jugeait que cela pouvait être propice ou nuisible à la santé de Madame.
Un escalier de pierre conduisait dans un appartement des plus modestes; rien n’y manquait, mais l’ameublement était d’une simplicité telle, que les enfants n’avaient jamais eu occasion de remarquer rien de pareil. Le buffet et les sièges - de la salle à manger étaient en noyer; au lieu d’un parquet ciré, des carreaux noirs et blancs; mais un bocal contenant des poissons rouges qui s’agitaient stupidement dans leur étang artificiel détourna immédiatement l’attention des enfants. Pélagie, la cuisinière, qui avait un faible pour les poissons rouges, sans doute parce qu’elle leur rendait le service de changer l’eau du bocal, se sentit tout d’abord bien disposée envers les enfants, qui n’avaient pas, comme tant d’autres personnes, passé devant ce précieux bocal sans y faire la moindre attention.
Le salon était meublé en velours d’Utrecht rouge; la pendule, préservée de la poussière par un globe, rappela la verrerie de Monlhermé. Mais Junon et son paon, cette dame et son paon, absorbèrent l’attention des frères et des sœurs jusqu’au moment où ils remarquèrent des portraits de dames et de messieurs poudrés, puis un paysage brodé en perles par grand’mère. La vue de ce travail donna immédiatement à Françoise le désir d’en faire un semblable pour sa mère; on l’enverrait à Pétersbourg, et peut-être n’y avait-il pas dans toute la Russie une petite fille capable d’en faire un pareil.
La chambre de Mme Decosne n’était pas plus élégante que les autres pièces; un grand fauteuil placé près de la fenêtre, un métier à broder, une bibliothèque, indiquaient que cette chambre était habitée par une femme laborieuse. Tout donnait à cette chambre cet air de vie qu’ont les pièces habitées.
Ce premier coup d’œil dans la maison de grand’mère prépara les enfants à la simplicité des chambres qui leur étaient destinées.
Le dîner fut un nouveau sujet d’étonnement: grand’mère découpait elle-même, ne consultait pas le goût de ses convives, et décidait de ce qui convenait le mieux à chacun d’eux.
Cette façon d’agir surprit beaucoup ces messieurs; toutefois le voyage ayant développé leur appétit, ils firent grand honneur au dîner de Pélagie.
«Nous verrons bientôt M. Berger, dit la grand’mère; il a profité de mon absence pour aller visiter une de mes fermes.
— Est-ce qu’il demeure toujours ici? demanda Pierre.
— Oui, mon chéri, depuis la mort de votre grand’père, dont il était l’ami et le secrétaire, il ne m’a pas quittée: c’est ma Dame de compagnie.
— C’est drôle, bonne maman, un monsieur qui est une dame de compagnie!
— Mes enfants, vous aimerez beaucoup cette Dame, elle est très aimable, sait beaucoup d’histoires, et elle sera très contente de vous les raconter; et puis elle vous fera faire de belles promenades. »
Vincent allait à son tour commencer une série de questions, lorsque, sur l’ordre de Mme Junon, sans doute, la pendule sonna huit heures. Grand’mère se leva et dit:
«La prière, mes enfants, et allez vous coucher. »
On se leva sans faire la moindre réclamation; mais on n’en pensait pas moins.
Mme Decosne embrassa ses petits-enfants et leur dit:
«Rangez bien vos affaires avant de vous coucher; que les grands aident les petits. J’irai voir comment vous vous en serez tirés. Il faut apprendre à se servir soi-même, et puisque Angèle est restée à Paris pour mettre la maison en ordre, profitez de son absence pour montrer de quoi vous êtes capables.»
Voilà du nouveau, pensèrent les petits garçons.
«J’espère, dit Pierre lorsqu’ils furent seuls, qu’Angèle nous aidera un peu.
— N’y compte pas trop. Bonne maman a des idées à elle.
— Pourquoi demeure-t-elle dans celte vieille maison? Je la croyais très riche.
— Et moi aussi.
— Si elle est riche, pourquoi ne demeure-t-elle pas dans une belle maison? Je lui demanderai; crois-tu que cela la fâchera?
— Non, grand’mère ne se fâche jamais; papa l’a dit. Oh! ce cher papa et cette chère maman, que je voudrais les voir! Où sont-ils maintenant? «
Vincent ne répondit pas, car il était à moitié endormi. Pierre suivit immédiatement un si bon exemple.
Le matin amena une nouvelle surprise: Guillaume, qui était valet de chambre d’occasion, vint prendre les vêtements et les chaussures de ces messieurs, et les rapporta sans offrir ses services.
«Peut-être s’attendait-il à ce que nous lui demandions de nous aider, dit Vincent; mais nous sommes trop fiers, n’est-ce pas, Pierrot?
— Je crois bien.... Tiens! j’ai mis mon pantalon tout de travers!
— Attends, je vais le remettre droit. Aurait-il ri, ce Guillaume, s’il t’avait vu! allons! tu pleures? que t’arrive-t-il encore?
— J’ai mal boutonné ma bottine, et voilà un bouton décousu!
— On ne pleure pas pour si peu de chose; viens ici.... voilà qui est fait; Françoise recoudra le bouton de l’autre bottine. Il faut que Guillaume ne sache rien de nos petites affaires.
— D’autant plus qu’elles ne sont pas brillantes.
— Moi, je ne peux pas faire ma raie.
— Attends: c’est ce que je sais faire le mieux.»
Que se passait-il dans la chambre de ces demoiselles?
Françoise s’est levée de bonne heure pour s’habiller sans le secours de Marianne et pour habiller Jeanne. La chose eût été assez simple, si Mlle Jeanne n’avait pas eu la prétention de se tirer d’affaire toute seule. Mais elle mit deux fois de suite ses bas à l’envers. Il faut lui pardonner, car c’était son coup d’essai.
La sœur aînée fit une longue démonstration sur la manière de mettre ses bas, et après avoir montré une patience quasi maternelle, la petite fille déclara à Jeanne qu’une demoiselle de cinq ans devait savoir mettre ses bas et ses jarretières.
Si Françoise l’eût osé, elle eût arraché et jeté au vent la moitié de ses cheveux; la pauvre enfant ne savait que faire de cette chevelure qu’Angèle nattait avec tant de complaisance.
Enfin, elle finit par se coiffer tant bien que mal, et lorsque Marianne vint voir comment ces demoiselles s’en tiraient, elle ne put dissimuler sa surprise de les trouver habillées de la tête aux pieds.
Cette surprise récompensa largement la bonne petite fille de ses peines. Les deux sœurs entrèrent triomphantes chez grand’mère, qui était assise devant sa toilette et faisait ses belles boucles blanches.
«Oh! bonne maman, s’écria Jeanne en sautant sur les genoux de sa grand’mère, je vous en prie, laissez-moi vous coiffer. Je coiffe très bien ma poupée.
— Allons, coiffe-moi.»
La petite s’empara du peigne et commença l’opération avec tant de grâce, que Marianne ne put lui refuser des éloges.
«N’y touchez pas! bonne maman, n’y touchez pas!»
La grand’mère promit de respecter l’œuvre de sa petite-fille, et elle tint parole.
Lorsque Mme Decosne fut habillée, elle demanda Vincent et Pierre; elle inspecta leur toilette, et se déclara satisfaite.
Les enfants se demandaient ce qu’ils auraient à leur premier déjeuner, lorsque Marianne étant sortie de la chambre, une odeur de chocolat répondit à cette question.
«Quel bonheur, s’écria Jeanne, du chocolat, comme à la maison!»
«Pauvres chéris! pensa grand’mère, croyaient-ils donc que j’allais les mettre au pain sec?»
Mme Decosne résistait généralement aux faiblesses auxquelles succombe si facilement une aïeule; fidèle aux traditions de simplicité de sa famille, elle n’avait pas recherché un mariage brillant pour sa chère Aline; mais M. D’Hyver réunissait toutes les conditions capables d’assurer le bonheur de sa fille, et elle n’avait pas hésité à conclure cette alliance. D’ailleurs, Mme Decosne ne s’était pas attendue à voir son gendre faire un chemin si rapide.
Le luxe qui commençait à gagner la province n’avait rien changé à ses habitudes. M. Decosne était un savant dont l’étude remplissait la vie; il recevait souvent ses amis et allait rarement chez eux; sa femme avait accepté sans regret cette façon de vivre, faisant avec beaucoup de bonne grâce les honneurs de sa maison.
Devenue veuve, elle n’avait presque rien changé à ses habitudes; M. Berger était un ami fidèle dont elle ne voulut pas se séparer; il était habile à écarter tout ce qui aurait pu attrister Mme Decosne en lui rappelant que le chef de famille n’était plus là.
A l’époque où grand’mère avait accepté les offres de service de M. Berger, elle était loin de penser de quel secours il serait pour les enfants de sa fille. Qu’elle était heureuse, cette bonne grand’mère, d’avoir ses petits-enfants sous son toit, de les sentir loin du luxe d’un hôtel d’ambassade! Ils ne paraîtraient pas dans un salon pour recevoir des compliments, être admirés en toutes choses, même dans leurs sottises, s’ils en faisaient.
D’autres réflexions succédaient à celles-ci: «Que ma fille est triste en ce moment, et ce cher Léon, qui se plaisait tant à jouer avec ses enfants.»
Le grand événement de cette première journée fut le retour de M. Berger. Il arriva à cheval, ce qui permit aux enfants de l’observer tout d’abord de la fenêtre. Le cavalier ayant caressé son cheval comme pour le remercier du service qu’il lui avait rendu, Pierre dit à son frère:
«Il a l’air bon, M. Berger.
— C’est ce que nous verrons quand il nous apprendra le latin. Ce latin m’ennuie déjà rien que d’y songer, mais, puisqu’il faut le savoir, ce que nous avons de mieux à faire, c’est de bien nous appliquer, mon pauvre Pierre.
— Tu as raison, tu me donnes toujours de bons conseils.
— Il le faut bien, je suis l’aîné ! Papa m’a fait un beau sermon là-dessus, avant de partir. Tout dépend de l’aîné, m’a-t-il dit, c’est lui qu’on devrait récompenser quand tout marche bien, et qu’on devrait punir quand la mutinerie se met dans les rangs.
— Mon pauvre Vincent, s’il en est ainsi, je ne voudrais pas être à la place.
— Attends, ce n’est pas tout: l’aîné a le droit de gronder les petits, et au besoin de les faire punir.
— Je n’ai pas peur de cela, mon frère, puisque nous faisons toujours des bêtises ensemble!»
Sur ce, les deux garçons firent des bonds et des sauts jusqu’au moment où Guillaume vint leur dire que leur grand’mère les demandait.
«Voici le moment, Pierre, n’ayons pas peur.»
Françoise et Jeanne avaient déjà fait connaissance avec M. Berger; on causait, on riait, comme avec un vieil ami. Il n’en fallait pas davantage pour rassurer les petits garçons. Ils saluèrent respectueusement, et mirent leur main dans celle que leur tendait M. Berger.
Si Vincent et Pierre dévoraient des yeux leur futur professeur, celui-ci ne considérait pas avec moins d’attention la physionomie de ses élèves. «Ce sont de bons enfants, pensait-il, tout va bien.
Je vais reprendre mes bouquins avec plaisir; je ne serai même pas fâché de revoir mon De Viris; cela me rajeunira. Cette grand’mère est-elle bonne et intelligente! Certes, ils sont mieux dans notre vieille maison qu’ils ne seraient dans un palais. Et ces petites filles! ce ne seront pas les élèves les moins intéressantes de ma classe.»
Quand M. Berger eut pensé tout cela, il laissa les enfants avec leur aïeule.
«N’est-il pas vrai, mes chéris, que l’ami de votre grand-père est aimable?
— Moi, je l’aime déjà beaucoup,» dit Jeanne.
Tout le monde rit de la vivacité des sentiments de la petite fille; elle ne faisait toutefois que justifier la sympathie qu’elle avait inspirée, ce je ne sais quoi qui nous dit: «Aie confiance.»
Dès que la porte fut fermée, Françoise dit en rougissant un peu:
«Bonne maman, nous voudrions savoir pourquoi vous demeurez dans cette petite maison. puisque vous en avez une belle dans la Grande-Rue?
— Mes enfants, je vais vous le dire; mais peut-être ne comprendrez-vous pas mes raisons.
— Oh! si, bonne maman, répliqua Jeanne d’un air convaincu.
— Je reste dans cette maison parce que je l’ai toujours habitée avec votre grand’père. Jamais ces murs n’ont été témoins d’une discussion entre nous; nos deux volontés n’en faisaient qu’une! Cette vieille maison, mes chéris, me rappelle les moindres circonstances de notre vie; ce vieux mobilier me plaît; je le soigne comme on soigne quelque chose de très précieux
— Oh! alors, il nous faut faire bien attention!»
Cette interruption valut un baiser à Jeanne.
«Ici, mes enfants, je suis toujours chez nous; ailleurs, il n’en serait pas de même.
— Je comprends, bonne maman, dit Françoise.
— Et nous aussi, répliquèrent les autres.
— C’est drôle, ajouta Vincent, cette vieille maison ne me paraît déjà plus si laide!
— Ni à moi non plus,» s’écria Pierre.
Et tous ensemble ils embrassèrent leur grand’mère, qui s’attendrit sous leurs baisers.
Angèle est arrivée; elle trouve tout sens dessus dessous; mais elle se contente de le penser.
Cette vieille maison lui déplaît; le bruit de la mer l’agace; ce qui la choque, la blesse même, c’est que les enfants ont pris l’habitude de se passer d’elle pour s’habiller, et ils s’en tirent très bien, encore!
Toutefois, elle se croit obligée de passer la main sur le col de Vincent, de le mettre de travers quand il est droit, et de tirer les bas de Pierre, qui, déjà habitué à l’indépendance, rue comme un jeune poulain.
C’est pourtant heureux que Françoise ne puisse pas démêler sa belle chevelure, si Madame ne lui permet pas d’essayer, c’est qu’elle craint que la petite ne la gâle; et dame! ce serait toute une histoire!
Angèle avait rapporté de Paris les vêtements d’hiver: robes de velours, étoffes de fantaisie, fourrures et manteaux élégants.
«Il ne faut peut-être pas, madame, dit-elle, attendre que le froid soit vif pour vêtir les enfants plus chaudement.
— Vous avez raison, ma bonne Angèle.»
Le lendemain était un dimanche; ce n’était pas par hasard qu’Angèle avait parlé de changer la toilette des petites filles; elle avait eu le temps d’observer qu’il y avait grand étalage de toilette ce jour-là dans la bonne ville de Dieppe.
«Je vais, se dit Angèle, habiller mes enfants à mon goût; justement l’air est vif, le manteau fourré ne sera pas de trop.»
Angèle était ravie; lorsque Françoise et Jeanne eurent mis leur chapeau à plumes, elle leur dit:
«Allez, mes chéries, vous montrer à votre grand’mère.
La bonne avait vraiment bon goût: la toilette des petites était du meilleur effet, et en voyant entrer ses petites-filles, Mme Decosne ne put leur refuser une secrète admiration; elle les embrassa et dit:
«Allez sur la plage, mes chéries, vous irez un autre jour au bois avec vos frères.
— Oh! bonne maman!...
— Un autre jour, demain s’il fait beau.»
Le refus de la grand’mère éclaira Angèle. C’est à cause dé leur jolie toilette, se dit-elle. Si j’avais pensé à cela! Il faut pourtant être juste, les filles d’un ambassadeur ne peuvent pas être mises comme celles de M. Pinsart, l’huissier de la Grande-Rue!»
Le lendemain réservait d’autres déceptions à Angèle:
«Voyons ensemble, dit grand’mère, les vêtements des petites.»
Sur cet ordre, la bonne s’empressa de sortir d’élégants costumes, ajoutant:
«Ces jupes courtes ont l’avantage de permettre aux enfants de courir et de sauter à la corde, sans souci de leur toilette.
— Il n’y a pas une tache, reprit Angèle, impatientée du silence de Mme Decosne.
— Essayons ces robes; je vais donner pour modèle à Mlle Couseau celle qui me plaira le mieux; toutefois, j’entends que mes petites-filles portent des robes plus longues; j’ai assez souffert de les voir vêtues comme des sauteuses de corde. Lorsque leur mère reviendra, elles auront grandi, l’on n’aura plus à se demander comment il convient de les vêtir.
— Ces robes courtes sont pourtant bien commodes, risqua Angèle; les enfants auront bien le temps de s’empêtrer dans des robes longues!
— Angèle, les filles ne sauraient prendre trop tôt l’habitude de la modestie; toutes ces exhibitions de mollets et d’épaules me déplaisent souverainement. Votre maîtresse, que vous admirez tant, était habillée dans son enfance comme le seront désormais Françoise et Jeanne. La position de mon gendre a fait en quelque sorte une obligation à ma fille de suivre la mode; mais aujourd’hui, ma bonne Angèle, nous sommes maîtresses d’habiller nos enfants comme bon nous semble.»
Ce nous sommes maîtresses produisit un effet magique. Angèle vit tout à coup les choses sous un tout autre aspect: la grand’mère était une femme sage, et, après tout, les petites auraient-elles de moins beaux yeux, un teint moins frais parce que leurs robes seraient plus longues? Cette grand’mère avait bien du bon sens.
Mme Decosne se rendit dès le lendemain chez le marchand le mieux assorti en étoffes; elle acheta du fin mérinos bleu pour faire des robes à ses petites-filles, et de la lustrine noire à l’usage des tabliers de classe, et sans perdre de temps elle retint Mlle Couseau pour toute la semaine; cette bonne fille était enchantée de travailler pour les enfants de Mme d’Hyver, qu’elle avait aussi habillée autrefois.
Mlle Couseau allait en journée à raison d’un franc par jour depuis trente ans, sans avoir jamais songé à élever ses prix.
C’était une grande fille grave, silencieuse, mais à vrai dire la parole eût été superflue chez Mlle Couseau; son nez était l’interprète de ses impressions et de ses sentiments: essayait-elle un corsage, son nez se dilatait de satisfaction lorsque ce corsage ne laissait rien à désirer; mais à la vue d’un pli, de la plus petite erreur de coupe, ce nez, si joyeux quelques instants auparavant, se contractait et devenait d’une tristesse profonde. En un mot, l’ouvrière avait autant de nez différents qu’elle avait d’émotions différentes.
La mobilité de ce nez était bien connue. Il y avait même des personnes assez malignes pour se donner le plaisir de faire passer le nez de la bonne Couseau par des alternatives de joie et de tristesse.
Le langage de l’ouvrière amusait beaucoup les enfants: triste ou gai, ce langage était toujours le même:
«Mon petit chat, levez le bras; allongez-le maintenant, mon petit chou, marchez, mon petit lapin.»
Mlle Couseau était aimée de tous les domestiques, par l’excellente raison qu’elle ne regardait pas à tailler un corsage quand sa journée était finie.
Angèle conserva toute sa dignité et ne daigna adresser la parole à l’ouvrière qu’en cas de nécessité absolue.
Mlle Couseau était donc obligée de garder le silence pendant la journée entière, ce qui ne lui arrivait jamais. La bonne créature conclut du silence d’Angèle, que c’était l’usage des domestiques de grande maison de ne pas desserrer les dents.
Les robes des enfants étaient irréprochables; Angèle en convint, et ne risqua qu’une petite observation sur la longueur de la jupe.
«Ma bonne fille, répondit Mme Decosne, vous vous y habituerez.»
Effectivement, quinze jours plus tard, Angèle levait les épaules en voyant les demoiselles Pinsart avec leurs robes écourtées.
Cependant les enfants regrettaient de ne pas être à Paris pour voir passer le bœuf gras et les cavalcades.
«Il n’est pas nécessaire, dit Angèle, d’être à Paris pour s’amuser pendant les jours gras. Ce serait vraiment bien triste de se mettre à courir les grands chemins pour se distraire. J’ai une idée! si je vous déguisais en Polletais?
— Oui, oui, ce sera très amusant, grand’mère ne nous reconnaîtra pas. Oh! ma bonne, faites-nous des costumes, dit Jeanne, en sautant sur les genoux d’Angèle.
— Eh! bien, c’est convenu; soyez sages.»
Avant de faire cette proposition aux enfants, la prudente Angèle s’était assurée que son projet serait du goût de la grand’mère. Elle se procura le modèle des vêtements que portent garçons et filles habitants du Pollet. Ce n’était pas une petite entreprise que de confectionner ces costumes.
Mme Decosne proposa à Angèle de s’adjoindre Mlle Couseau; mais cette proposition fut repoussée.
Angèle, l’auteur d’un si beau projet, voulait en avoir le mérite à elle seule. Elle se mit à l’ouvrage, et travailla si bel et bien que les costumes furent prêts la veille du dimanche gras.
Vincent et Pierre revêtirent avec enthousiasme la large cotte de grosse toile de navire. La joie de ces messieurs fut au comble lorsqu’ils endossèrent une camisole de gros drap bleu plucheux, ornée de gros boutons de corne noire; le bonnet bleu complétait le costume. Qu’ils étaient donc charmants, ces petits Polletais!
Françoise et Jeanne portaient de courtes jupes de drap rouge et un corsage de drap bleu lacé par devant; un bonnet formant une espèce de diadème et de larges brides qui tombaient sur les épaules. De petites corbeilles contenant des poissons en carton peint complétaient le costume des petites filles.
Pélagie, qui s’associait volontiers aux plaisirs des enfants, alla demander à Madame si elle voulait recevoir des enfants du Pollet.
«Certainement, Pélagie; je leur donnerai de petites pièces pour acheter des beignets.»
Vincent et Pierre saluèrent respectueusement et offrirent des coquillages avec un sérieux qui les déguisait encore plus que leur costume. Grand’mère acheta les coquillages; puis elle marchanda les poissons, mais comme elle mettait ses lunettes pour mieux voir la marchandise, Jeanne mit fin à cette petite scène si bien jouée, en éclatant de rire. Alors grand’mère reconnut ses petits enfants, admira leur costume et loua Angèle de son adresse et de sa complaisance.
Pierre dit un mot à l’oreille de Vincent.
«Je n’ose pas, répondit le frère, assez haut pour que grand’mère entendit.
— Puisque c’est toi qui as eu l’idée, parle.
— De quoi s’agit-il, mes enfants?
— Grand’mère, dit Jeanne, toujours prête à prendre la parole, nous voudrions aller nous promener en costume; M. Berger veut bien venir avec nous.
— Je ne vois pas d’obstacle à votre désir, mes enfants.
— Quel bonheur!» s’écrièrent les garçons.
Françoise se déclara trop vieille pour être de la partie.
«Tu as raison, ma petite belle; mais tu m’accompagneras, car je veux être témoin des succès de tes frères.»
De petites corbeilles contenant des poissons en carton peint.
Les choses étant ainsi convenues, on déjeuna, on fit honneur aux crêpes de Pélagie, et lorsque les petits Polletais parurent dans la Grande-Rue, ils furent admirés par ceux qui les reconnaissaient et par ceux qui ne les connaissaient pas.