Читать книгу Mémoires d'un caniche - Julie Gouraud - Страница 11

Ma réputation grandit. — Je me pose dans le pays. — Les chiens des Esquimaux. — Les chiens contre les cavaliers.

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Cette aventure tragique eut naturellement l’effet de m’attacher encore davantage à Henriette. Je ne la quittais plus. Pendant les huit jours qu’elle fut malade, je restai couché près de son lit, montant dessus dès qu’elle m’y invitait. Je me laissais tourner et retourner, répondant à ses caresses et faisant mille enfantillages pour la distraire. Je poussai même la complaisance jusqu’à boire dans une petite tasse dorée et fleurie!

A partir de ce moment, je compris toute mon importance. Eh bien! non, enfants, je ne profitai pas de la position que mon courage m’avait faite dans la famille pour donner un libre cours à mes caprices. — Pas si bête! — Quand un bon chien se voit chéri, gâté, il s’applique à justifier la tendresse de ses maîtres au lieu d’en abuser. D’ailleurs M. Nelville ne gâte pas ses enfants, et je ne doute pas que si j’avais pris de mauvaises manières, il ne m’eût mis à la porte.

Je me disais: Henriette est confiée à ma garde; j’en réponds. Je vous avoue même que sa bonne, la grosse Sylvie, me paraissait une bien mince protection depuis l’événement.

J’étais rempli d’attention pour ma petite amie et sa mère; à la promenade, je portais son panier, quelquefois son parasol (fermé, bien entendu), son châle, tout ce qui pouvait lui faire plaisir. Si Paul et Louis me mettaient dans la gueule un bâton ou une balle, je comprenais qu’il s’agissait de jouer, et je me mettais bien vite de la partie.

Quand, par hasard, je ne sortais pas avec Henriette, j’étais d’une agitation extrême; j’allais et venais d’une pièce à l’autre. Je regardais par la fenêtre, et si, pour tromper l’absence, je m’endormais, aux premiers pas que faisait la petite fille dans la grande cour du château, je m’éveillais en aboyant et je courais lui souhaiter la bienvenue.

Nous avions repris nos habitudes. Nous sortions tous les jours et je dois avouer que partout la population rendait hommage à mon dévouement.

«Vois-tu, disait une mère à son garçon, c’est César, le fameux chien du château: il a sauvé la petite demoiselle!»

Chez le garde Sureau, ou chez le meunier Le-jean on faisait cercle autour de moi. Mon histoire était racontée, amplifiée, tant il est difficile d’être historien fidèle! On m’appelait, on me touchait, on m’offrait des rafraîchissements. Je refusais, car Henriette refusait. C’était aussi un beau moment, lorsque, assis à côté du cocher, la tête haute, blanc comme neige, j’entendais dire aux passants: «Voilà César!»

J’étais heureux, très-heureux, mes enfants, non pas seulement d’être loué et admiré, mais de compter déjà une belle et noble action dans ma vie. Oh! que ma mère eût été fière de la connaître! Elle qui m’avait dit tant de fois: «Mon petit, ce que je redoute le plus, c’est que tu entres dans une famille où la mollesse et la vanité anéantissent les nobles instincts que je t’ai transmis. Si je savais qu’il fût dans ta destinée d’être un chien de salon, un chien à robe de chambre, à coussin et à sucre, ô mon amour, mieux vaudrait t’étrangler! Tu appartiens à la race la plus intelligente et la plus aimante; tu peux rendre des services éclatants à tes maîtres. Parmi tes ancêtres, plusieurs ont figuré dans la galerie des chiens célèbres, et j’espère, ô mon fils! que ta place y est marquée.

«Je te permets toutefois d’accepter les soins d’une femme de chambre, ou d’un valet de chambre; nous nous crottons beaucoup, et je ne puis te cacher que de cette imperfection est né le proverbe: Crotté comme un Barbet.

«Du reste, tu trouveras sur ton chemin des petits garçons et des petites filles tout aussi crottés, et moins excusables que toi.

«Tu te laisseras donc savonner et peigner à fond. Tu pourras, par ta patience pendant ces opérations un peu fatigantes, acquérir une certaine supériorité sur les enfants de la maison, leur servir d’exemple. Ta bonne tenue préviendra les étrangers en ta faveur. Je te défends toutefois de te laisser parfumer, ce serait du plus mauvais genre: mords au besoin plutôt que de condescendre à une pareille faiblesse.

Après cet entretien, toujours présent à ma mémoire, je léchai tendrement ma mère en poussant de petits cris qu’elle m’avait appris dans ses joies maternelles.

Jusqu’ici je me suis montré fidèle aux leçons de cette bonne mère. Au grand mécontentement d’Henriette et de ses frères, je n’ai jamais voulu sauter pour un morceau de sucre, ni marcher sur deux pattes comme un grand niais. J’ai préféré m’entendre appeler lourdeau. Bien plus, j’aurais résisté au martinet si les enfants eussent été assez cruels pour me le faire sentir.

Je réfléchis quelquefois sur la vie inutile d’un tas de chiens de ma connaissance: bichons, roquets épagneuls, et king’s-charles. Dormir, manger et aboyer. Telle est leur vie. Belle vie, vraiment! à celui-ci, on ne parle que de la beauté de ses oreilles, à cet autre, de ses longues soies et des taches de feu qui le distinguent. Les visiteurs sont abasourdis des aboiements de tous ces paresseux. Ils dorment et se promènent dans les bras d’une dame esclave de leurs mille caprices jusqu’au jour où, étant mis sur leurs pattes, ils sont en laisse et conduits par les rues comme des enfants à la lisière. 0 honte!

Ces pensées enflammaient mon courage. Je ne rêvais plus que voleurs et naufrages; je faisais le programme de mes exploits futurs; sans négliger, comme il arrive trop souvent, les petites occasions quotidiennes de me distinguer. Bref, je devenais un chien très-remarquable.

PAUL.

Maman, Henriette pleure, parce que je lui ai dit qu’il y a des chiens plus extraordinaires que César.

MADAME NELVILLE.

Pourquoi faire de la peine à ta petite sœur?

PAUL.

Puisque c’est vrai, maman, que les chiens de Terre-Neuve sont plus étonnants!

MADAME NELVILLE.

D’abord, tu serais fort embarrassé de nous en citer des preuves, ensuite, je m’étonne que tu ne sois pas de l’avis d’Henriette, César lui ayant sauvé la vie.

PAUL.

Maman, c’est vrai. Mais il n’y a pas de quoi pleurer!

MADAME NELVILLE.

A cinq ans, il n’y a pas de petits chagrins, tu l’as déjà oublié ; mais les larmes d’Henriette ne sont pas un enfantillage comme tu sembles le croire, mon cher Paul, elles sont une marque de reconnaissance.

PAUL, tout bas.

Maman, je regrette d’avoir fait de la peine à ma petite sœur; ce soir je mettrai la conversation sur les chiens, et, semblant de rien, je dirai que les Barbets sont les premiers chiens du monde.»

Mon gentil camarade tint parole; profitant d’un moment où sa sœur était encore bien éveillée, il se mit à faire mon éloge d’une façon un peu exagérée même selon moi. Cependant M. Nelville, loin de modérer le langage de Paul, ajouta de nouveaux éloges à ceux de son fils: «Oui, c’est à un Barbet que je dois le bonheur d’embrasser encore ma petite fille.»

Henriette sauta sur les genoux de son papa, je suivis son exemple en jetant de petits cris, et le bon père nous pressa tous les deux sur son cœur.

La petite fille étant allée se coucher tout gentiment, les garçons voyant leur papa en train de causer lui tirent des questions sur moi et sur les chiens en général.

LOUIS (L’AÎNÉ).

Je ne comprends pas qu’on maltraite les chiens; est-il rien de plus agréable que de voir César, même lorsqu’il dort, comme en ce moment?

Je sommeillais, il est vrai, mais entendant mon nom j’ouvris un œil, puis deux; car M. Nelville avait pris la parole pour dire des choses dont l’intérêt n’était pas moindre pour moi que pour ses enfants.

M. NELVILLE.

Mon ami, tu as raison, et pourtant tu es encore loin de connaître toutes les qualités de ce brave animal, les services qu’il rend à son maître. Tu as déjà pu juger par toi-même de sa fidélité, de son obéissance, de son dévouement. Mais tu n’as pas encore réfléchi à l’importance de cette race fidèle pour nous autres hommes: le chien nous garde; au moindre bruit sa voix avertit qu’un étranger passe ou s’introduit dans la maison; il commande à la tête d’un troupeau et tu as vu comme il sait se faire obéir. Dès qu’il entend le bruit des armes, le son du cor, il est prêt à partir (je fermai les yeux) et témoigne son ardeur pour le combat. Il est rusé et emploie mille stratagèmes pour échapper à l’ennemi: il fuit, va et vient, saute les haies, passe les rivières. Son odorat lui tient lieu de mémoire; il sait par où son ennemi ou son maître a passé et il arrive au dénoûment heureux des plus grandes difficultés. Si nous menions César (je m’éveillai en sursaut) à pied jusqu’à Tours, sois sûr qu’il retrouverait parfaitement son chemin.

PAUL.

C’est égal; papa, il ne faut pas essayer.

M. NELVILLE.

Le chien est pour nous d’une société aimable et amusante; il n’en est pas ainsi dans tous les pays, mes enfants. Ces bonnes bêtes rendent de véritables services.

Il y a des pays où les chiens remplacent les chevaux. Ces chiens sont, comme vous pouvez le croire, bien malheureux; toujours soumis à des travaux très-rudes, à peine nourris; aussi volent-ils tout ce qu’ils peuvent trouver.

PAUL.

Ils font bien, pourquoi ne les nourrit-on pas

M. NELVILLE.

Par la raison, mon ami, que les peuples qui en font des bêtes de trait habitent des climats tellement froids que la terre produit à peine de quoi les nourrir eux-mêmes.

PAUL.

Comment, papa, il y a des pays comme cela? M. NELVILLE.

Certainement, quand tu seras plus fort en géographie tu apprendras chaque jour des choses intéressantes. Tu regarderas, par exemple, sur la grosse boule, comme dit Henriette, et tu verras tout au nord le détroit de Behring et le détroit de Davis. C’est là qu’habitent les Esquimaux; peuple infortuné, entouré de glaces éternelles et qui mourrait de faim sans le secours de leurs chiens. Ils les attellent à des traîneaux et vont chasser le renne. L’ardeur des chiens esquimaux est telle, qu’il est impossible de les gouverner lorsqu’ils sentent un renne, un ours ou un veau marin, ils se dirigent eux-mêmes avec impétuosité du côté où ils savent trouver leur proie.

Cependant ces chiens s’adoucissent sous la main des femmes qui leur donnent à manger et les soignent. Ils se laissent atteler par elles à des traîneaux.

En été ces pauvres bêtes font un peu moins maigre chère; on leur donne les débris de baleine et de veau marin dédaignés par leurs maîtres; mais, en hiver, ils sont réduits à se nourrir des choses les plus sales.

PAUL.

Papa, ces chiens sont-ils bien grands.

M. NELVILLE.

Ils sont à peu près de la taille de nos chiens de bergers; mais plus forts et couverts d’un poil très-épais.

PAUL.

Pauvres bêtes! au moins ils n’ont pas froid.

MADAME NELVILLE.

Mon ami, raconte donc aux enfants ce que nous lisions l’autre jour dans un manuscrit de l’art militaire au quatorzième siècle.

LOUIS.

Oh! oui, papa, racontez.

Ils les attellent à des traîneaux et vont chasser le renne. (Page 46.)


M. NELVILLE.

Au fait, c’est une bonne histoire pour Paul: un chien sonnant la cloche dans une forteresse!

PAUL.

C’est un conte, n’est-ce pas?

M. NELVILLE.

Non, mon ami, ce stratagème a été employé dans un cas de détresse, et voici comment:

«Lorsque de deux gardiens, qui étaient dans une tour, l’un avait péri et que l’autre était pressé par la faim, que faisait le pauvre homme qui avait survécu pour se procurer des subsistances? Il attachait son chien à une corde dont l’extrémité répondait à la cloche de la tour; puis il plaçait de l’eau et du pain hors de sa portée. Les efforts que le chien faisait pour atteindre les aliments faisaient sonner la cloche et le gardien profitait de ce moment pour sortir.

LOUIS ET PAUL.

C’étaient des chiens savants, papa?

M. NELVILLE.

C’étaient des chiens qui avaient faim, et rien de plus; mais ce fait est une nouvelle preuve des services que le chien peut rendre à l’homme.

LA GRAND’MÈRE.

Et que diriez-vous des chiens qui font la guerre, armés comme des soldats?

LOUIS.

Grand’mère, c’est trop fort!

LA GRAND’MÈRE.

J’ai pourtant lu de mes quatres yeux que dans un temps, fort éloigné de nous, il est vrai, on employait les chiens contre la cavalerie.

Le chien était dans une cuirasse sur laquelle était fixée une faux, la pointe en avant, et un vase plein de feu.

Par ce moyen, on mettait en fuite les chevaux et les cavaliers.

LOUIS.

De quels chiens se servait-on pour cela?

M. NELVILLE.

De chiens dogues; ils mordaient l’ennemi avec fureur.

LA GRAND’MÈRE.

Ces chiens étaient bardés de fer: d’abord pour que le feu qu’ils portaient dans un vase d’airain ne les blessât pas, et ensuite pour qu’ils fussent moins exposés aux coups des hommes d’armes.

Ces vases d’airain, enduits d’une substance résineuse et garnis d’une éponge remplie d’esprit-devin, produisaient un feu très-ardent. Les chevaux, harcelés par les morsures des chiens et par les brûlures, fuyaient. C’est ce qu’on appelait la guerre des chiens contre les cavaliers.»

Les enfants furent ravis de cette histoire que je trouvai pitoyable dans mon petit jugement de Barbet. Je m’indignais à la pensée que des hommes pussent avoir pour adversaires des chiens. Allons donc! comme j’ai absolument renoncé à la science, et que je ne daignerais pas plus regarder les manuscrits militaires du quatorzième siècle que ceux d’aujourd’hui, je trouve plus commode de donner le nom de contes aux récits de la respectable grand’mère. D’ailleurs, si j’allais sur un champ de bataille, moi, César, dussé-je en mourir de peur, je voudrais entendre le canon.

Il attachait son chien à une corde dont l’extrémité répondait à la cloche de la tour. Page 49.)


Si M. Nelville l’avait jugé à propos, la conversation sur le chien, ce noble animal, se serait prolongée au delà de l’heure à laquelle les enfants se retiraient. Il fallut une promesse solennelle d’y revenir une autre fois pour dissiper les regrets de mes petits amis.

Ces soirées de famille avaient bien du charme. J’accompagnai les enfants jusqu’au vestibule, et sur leur invitation j’entrai paisiblement dans ma niche, bien décidé à y mourir ignoré plutôt que de me mesurer avec la cavalerie française.


Mémoires d'un caniche

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