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RAPPORT A MONSIEUR LE MINISTRE DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE AU SUJET D’UNE ENQUÊTE SUR LES CHANSONS POPULAIRES DES ALPES FRANÇAISES

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Table des matières

(Savoie et Dauphiné)

MONSIEUR LE MINISTRE,

J’AI l’honneur de vous rendre compte des recherches que j’ai accomplies durant les cinq dernières années dans les Alpes françaises (Savoie et Dauphiné), en vue d’y recueillir les chansons populaires conservées par la tradition, recherches pour lesquelles vous avez bien voulu m’accorder votre bienveillant appui.

Et d’abord, permettez-moi de vous dire que, si j’ai paru tarder longtemps avant de m’acquitter auprès de vous de ce devoir, ce n’est pas que j’aie perdu de vue un seul instant une œuvre à l’exécution de laquelle vous vous étiez intéressé : c’est que la tâche était longue, et exigeait, pour être conduite à parfaite maturité, beaucoup de patience et de temps.

C’est, en effet, à la date du 25 juin 1895 que vous voulûtes bien m’écrire en ces termes:

«Voulant seconder vos intentions, autant qu’il m’est possible, et, en vous accordant mon appui, vous faciliter l’accomplissement de recherches dont j’apprécie l’intérêt, je vous remets, sous ce pli, une lettre par laquelle je vous recommande à la bienveillante sollicitude des Préfets de nos départements du Sud-Est.»

Et c’est encore à la même date que vous signâtes la lettre suivante destinée à m’accréditer auprès de MM. les Préfets de la Savoie, de la Haute-Savoie, de la Drôme, de l’Isère, des Hautes-Alpes, des Basses-Alpes et des Alpes-Maritimes:

«MONSIEUR LE PRÉFET,

«J’ai l’honneur de vous annoncer que M. Julien Tiersot, sous-bibliothécaire au Conservatoire National de musique et de déclamation, se propose de parcourir les communes de votre département en vue de recueillir et de publier les vieilles chansons et les traditions populaires.

«J’apprécie l’intérêt de ces recherches, et M. Tiersot, connu d’ailleurs par des travaux estimés sur cette matière, m’est désigné par de hautes autorités scientifiques et par des traditionnistes distingués comme possédant toutes les qualités désirables pour rapporter de son voyage des résultats excellents.

«En conséquence, j’ai l’honneur de recommander M. Julien Tiersot à votre bienveillante sollicitude, et je vous serais reconnaissant de lui faciliter par tous les moyens en votre pouvoir l’accomplissement de ses travaux.

«Recevez, etc.»

Or, quoique j’eusse consacré à une première exploration la plus grande partie de l’été de cette même année 1895, je me rendis si bien compte que j’étais loin d’avoir embrassé le sujet dans toute son étendue que je résolus de poursuivre mes recherches les années suivantes. A cet effet, j’ai fait plusieurs nouveaux séjours dans les Alpes, jusques et y compris l’année 1900.

Ces déplacements m’étaient particulièrement faciles. Sans être originaire de la région des Alpes françaises, du moins en suis-je voisin, étant né dans le département de l’Ain, que seul le Rhône sépare de l’Isère et des deux Savoies, et y habitant pendant une partie de l’année. Grâce à ce voisinage, j’ai voyagé fréquemment, depuis mon enfance, en Savoie et en Dauphiné. J’y vins pour la première fois en 1868, à l’occasion d’une fête musicale qui eut lieu à Grenoble sous la présidence de Berlioz, journée qui fut la dernière où l’illustre maître dauphinois (mort six mois plus tard) parut en public. Je dois avouer que je n’y venais pas encore pour recueillir des chansons populaires, et que, si par hasard j’en entendis, je ne songeai point à en tirer de grandes conséquences pour l’avenir! Mais de nombreux voyages, plus récents, me fournirent l’occasion d’observer les mœurs et les coutumes du pays. En 1889, ayant été nommé lieutenant dans l’infanterie territoriale, je fus affecté au régiment d’Annecy. J’accomplis en cette ville plusieurs périodes d’instruction; je fis les grandes manœuvres à travers les vallées et les massifs de la Savoie, vivant dans le milieu essentiellement populaire des montagnards appelés à remplir en même temps que moi le devoir militaire, fort bien placé, par là même, pour écouter leur langage et noter leurs chants.

Après plusieurs séjours, durant lesquels j’avais commencé, au hasard, quelques recherches, j’acquis la certitude qu’une enquête bien conduite sur les traditions et les chansons populaires de ce pays donnerait des résultats intéressants et inédits.

Ce fut alors que je résolus de demander votre appui, afin de me rendre possible l’accomplissement de la tâche.

Cet appui, Monsieur le Ministre, m’était en effet nécessaire. J’avais une suffisante expérience de ces sortes d’enquêtes pour savoir que, me présentant seul, j’aurais échoué. Car ici je me heurtais à un ordre de difficultés que les autres chercheurs ne connaissent pas. L’archéologue, le botaniste, le minéralogiste n’ont qu’à marcher et ouvrir les yeux: le monument, la plante, la pierre se présenteront d’eux-mêmes; leur plus grande peine sera de fouiller sous les broussailles ou de creuser le sol: la terre ne leur résistera pas. Pour la chanson, c’est autre chose; elle ne se laisse pas surprendre si facilement, car ce n’est pas la nature inerte qui la garde: c’est l’homme même, et nous savons combien jalousement l’homme, le paysan surtout, tient à conserver ses secrets.

Le premier soin du collectionneur de chansons populaires doit donc être de chercher à apprivoiser, en quelque sorte, l’habitant, et à lui inspirer confiance. Pour cela, le meilleur moyen est de se présenter sous les auspices de personnes qui connaissent ses mœurs et savent lui parler son langage. Je puis ajouter qu’en général le paysan a le respect de l’autorité, et que, sauf exception, le seul fait de venir à lui de la part du Préfet ou du Ministre le prédispose favorablement. Votre recommandation, répondant à cette double nécessité, devait donc être d’un effet décisif, puisqu’elle me permettait d’abord d’entrer en relations avec les habitants les plus notables et les mieux en situation pour me faire pénétrer dans l’intimité du pays, et que d’autre part, grâce à leurs bons offices, je me trouvais partout comme chargé d’une mission reconnue pour intéresser l’art et l’histoire de ceux mêmes au concours de qui je devais faire le plus directement appel.

Avant de vous faire connaître en détail le résultat de mes travaux, laissez-moi vous rappeler que l’appui que vous leur avez accordé n’est pas le premier témoignage d’intérêt que le Ministère de l’Instruction publique ait donné aux études concernant la chanson populaire. Aucun folk-loriste n’a oublié qu’il y a bientôt cinquante ans — c’était du temps de la seconde République — le même Ministère décida qu’une vaste enquête serait entreprise par toute la France pour rechercher les chansons conservées par la tradition orale. Les résultats de cette tentative ne furent pas complètement satisfaisants, et cela ne saurait surprendre personne: il est certain qu’à cette époque les travaux en une matière si nouvelle n’étaient pas assez avancés pour qu’on pût raisonnablement espérer d’arriver du premier coup à une solution définitive. Mais, depuis lors, bien des recherches de détail ont été accomplies, qui ont fait grandement avancer l’étude de la Chanson populaire française, et ont témoigné avec évidence de son intérêt. Encore reste-t-il beaucoup à glaner aujourd’hui, tandis que, d’autre part, il faut que l’étude soit complète et définitive avant qu’on en puisse tirer toutes les conséquences qu’elle renferme, soit au point de vue de la philologie, soit des mœurs nationales, ou bien de l’histoire locale, de celle de la poésie, de la musique, etc.

Ce qui m’a déterminé particulièrement à entreprendre ce travail, c’est l’observation que voici: tandis que les provinces de l’ouest de la France, Normandie, Bretagne, Vendée, Poitou, Saintonge, Angoumois, etc. ont été fort explorées et qu’il existe pour elles de nombreux et souvent remarquables recueils de chansons populaires, rien d’analogue n’avait été tenté dans cette vaste région du Sud-Est où la nature est si magnifique et la population si grandement digne d’intérêt. C’était une lacune qu’il fallait combler: j’ai voulu apporter ma pierre à l’édifice, aider à compléter le tableau d’ensemble, — heureux si cette nouvelle contribution se trouvait être jugée de quelque utilité et de quelque intérêt.

Je ne m’astreindrai pas, dans le récit de mes explorations successives, à suivre l’ordre des dates auxquelles j’ai parcouru les diverses régions de la Savoie et du Dauphiné. Qu’il me suffise de dire que mon principal voyage fut celui de 1895, durant lequel je visitai, outre les chefs-lieux des quatre départements de la Savoie, la Haute-Savoie, Isère et Hautes-Alpes, les régions suivantes: Faucigny (jusqu’au fond de la vallée de Chamonix), Tarentaise, vallée du Grésivaudan, Oisans, Trièves, et le Briançonnais, avec ses vallées latérales de Névache, de Cervières, et l’importante région du Queyras.

Dans ce premier voyage, le Dauphiné fut donc plus particulièrement l’objet de mon attention. Dans les années suivantes, je m’attachai à connaître plus à fond les principales parties de la Savoie; je fis plusieurs voyages dans la Maurienne, puis jusqu’au fond de la vallée du Giffre (Samoëns et Sixt), enfin je poursuivis mon enquête auprès des personnalités compétentes d’Annecy, Chambéry, et autres localités voisines de ces villes.

Antérieurement, j’avais recueilli quelques chansons, tout au moins quelques renseignements sur les traditions et chansons populaires, dans le Genevois (Saint-Julien), le Chablais (Thonon) et la haute vallée de la Romanche (la Grave). J’avais aussi reçu d’importantes communications du Vercors et de certaines autres parties du département de la Drôme. D’autres communications, provoquées par ma présence et mes recherches personnelles, me vinrent encore du Champsaur, de la région d’Aspres-lès-Veynes (vallée du Buech) et du haut Diois (partie supérieure du cours de la Drôme).

Enfin j’ai étudié tous les écrits qui m’ont été signalés comme concernant mon sujet dans la région qui faisait l’objet de mes recherches.

Par ce rapide aperçu, vous pouvez vous rendre compte de la zone exacte dans laquelle je me suis tenu. Cette zone est limitée: au nord par le lac Léman; à l’ouest, par la ligne du chemin de fer de Genève à Annecy, Chambéry, Grenoble, Aspres-lès-Veynes; au sud, par la ligne qui va de cette dernière station à Gap; Embrun, Mont-Dauphin et la vallée du Queyras, jusqu’à Saint-Véran; à l’est, par la ligne de faîte des Alpes formant la frontière entre la France et l’Italie ou la Suisse. Quelques légères pointes ont été poussées un peu en dehors de la limite ouest, cela plutôt du fait de mes correspondants que de moi-même.

J’ai donc limité mon exploration à la partie la plus élevée des Alpes françaises, me tenant de préférence le plus près possible des frontières, dont j’ai visité toutes les vallées avec le plus grand soin, pensant avec raison que c’est dans les hameaux les plus reculés que les vieux usages ont été le mieux conservés.

Enfin, bien que la région des Alpes françaises comprenne encore deux départements, Basses-Alpes et Alpes-Maritimes, je les ai tenus en dehors de mon cercle d’exploration, par la raison que ces départements appartiennent à la Provence, et que la notation des textes poétiques que la tradition y a maintenus eût exigé, au point de vue de la langue, une compétence particulière qui n’est pas la mienne. Déjà mes recherches faites aux environs de Gap et dans le sud de l’Isère (Trièves) ont suffi pour me révéler une influence provençale bien caractérisée.

C’est d’ailleurs dans les Basses-Alpes, à Manosque, qu’a été compilé le principal recueil que nous possédions des chansons populaires de la Provence, celui que Damase Arbaud a publié dès 1862, et qui, soit dit en passant, attend encore un complément qu’il serait si intéressant, si utile, et si facile de lui donner. Mais, je le répète, ce n’est pas à moi qu’il appartenait de pénétrer sur ce terrain: aussi, sans négliger de noter les idiomes locaux lorsque l’occasion s’en présentait, m’en suis-je tenu principalement aux chansons françaises, d’ailleurs en très grande majorité dans l’ensemble du pays parcouru.

Il me reste à présent, Monsieur le Ministre, à accomplir la principale partie de ma tâche, qui consiste à vous rendre compte du détail de mes recherches et de leur résultat général.

Ma manière de procéder fut simple, et je m’y conformai dès le premier jour.

Chambéry fut le premier point où je touchai.

Je me rendis chez M. le Préfet de la Savoie, et lui fis part de l’objet de ma démarche. Il me mit tout aussitôt en communication avec M. l’Inspecteur d’Académie Gilles, en le priant de m’indiquer, s’il y avait lieu, ceux des membres du personnel enseignant du département qui, par leurs capacités reconnues, pouvaient être désignés comme capables de m’aider utilement. Cette méthode était parfaitement conforme avec les premières traditions établies pour la recherche des chansons populaires. C’est en effet au corps enseignant de toute la France que le Ministre de l’Instruction publique Hippolyte Fortoul s’était adressé directement lorsqu’il prescrivit l’enquête à laquelle je faisais allusion tout à l’heure. M. l’Inspecteur Gilles (aujourd’hui Inspecteur général de l’Enseignement primaire, et un des meilleurs amis de la musique à l’école) me donna les noms de plusieurs instituteurs et institutrices en fonctions dans diverses parties du département. Plusieurs d’entre eux m’adressèrent d’intéressantes communications: je les mentionnerai en détail tout à l’heure. M. le Préfet et M. l’Inspecteur d’Académie eurent aussi la bienveillance de me faire connaître quelques personnes de la ville qu’ils pensaient devoir s’intéresser à mes recherches; mais ici le résultat fut moins favorable. Il faut en effet avouer, et je le dis une fois pour toutes, que, sauf de très rares exceptions, je n’ai trouvé aucun concours efficace parmi les habitants des villes, tout particulièrement chez les musiciens professionnels: ceux-ci, en général, ignorent profondément tout ce qui a trait aux traditions populaires des pays au sein desquels ils vivent, et même je soupçonne qu’ils professent au fond du cœur, à leur égard, le plus parfait dédain.

Mais voici que précisément, dès la seconde étape, je vais trouver une de ces «rares exceptions» dont j’ai reconnu l’existence. Après Chambéry, j’allai à Annecy où je retrouvai un artiste qui m’était bien connu, M. Jean Ritz, compositeur de musique. Dès 1893, c’est-à-dire deux ans avant que j’entreprisse résolument mon enquête, il m’avait, sur ma demande, envoyé les paroles et la musique de dix-huit chansons recueillies par lui dans l’arrondissement d’Annecy: il voulut bien m’aider à continuer les recherches sur place, et d’abord vint m’accompagner dans la visite que je fis à M. le Préfet de la Haute-Savoie ainsi qu’à M. l’Inspecteur d’Académie. Celui-ci, procédant d’une façon quelque peu différente de son collègue du département voisin, mais toujours d’après les mêmes principes, inséra dans le BULLETIN ACADÉMIQUE de la Haute-Savoie une note dans laquelle il recommandait aux instituteurs et institutrices de noter les chansons populaires qu’ils pourraient recueillir dans leurs résidences et de les adresser à son bureau d’Inspection; M. Ritz était chargé de centraliser les documents. Je dois ajouter que, dans son impatience à révéler au public des trésors si longtemps cachés, M. Ritz ne prit pas le temps de me communiquer le résultat de recherches faites à ma demande, mais que, dès la fin de 1895, il entreprit de publier dans la REVUE SAVOISIENNE les CHANSONS POPULAIRES DE LA HAUTE-SAVOIE.

«Nous faciliterons ainsi, disait-il dans une préface (qui a disparu du tirage à part) la tâche de M. Tiersot, chargé officiellement, depuis le mois d’août dernier, de recueillir les chansons populaires de la Savoie et du Dauphiné.» (REVUE SAVOISIENNE, 1895, p. 331.)

L’ensemble de cette publication représente soixante-quatre chansons (dont les dix-huit premières sont celles qui m’avaient été envoyées en 1893), la plupart avec musique; elles pourront être utilisées pour des confrontations avec les textes que j’ai recueillis moi-même.

Dans la même ville d’Annecy, j’ai consulté encore M. Aimé Constantin, lequel m’a fourni d’utiles renseignements sur les chansons patoises, qu’il a fort étudiées.

Mais ce qu’Annecy m’a fourni de plus précieux, c’est l’ancienne collection de la REVUE SAVOISIENNE, organe périodique de la Société Florimontane, la plus vieille Académie de France. Là, de 1864 jusqu’en 1870, a été publiée, par M. Alph. Despine, une longue et fort intéressante étude intitulée: RECHERCHES SUR LES POÉSIES EN DIALECTE SAVOYARD: c’est le document le plus intéressant, à coup sûr, qui ait été publié jusqu’à ce jour, dans toutes les Alpes françaises, sur la poésie populaire. Il m’aidera grandement à compléter certaines chansons dont j’ai recueilli les mélodies sans avoir pu toujours m’en procurer les textes complets.

Après avoir, dans ces deux chefs-lieux, accompli les visites et formalités nécessaires, je commençai mon action personnelle.

Je me rendis d’abord à Bonneville, où un de mes collègues de la Société des Traditions populaires, M. Ad. Oudin, m’avait adressé à M. Morel-Frédel, président du Conseil d’arrondissement. Celui-ci, assisté de son fils ainsi que de MM. J. Mouchet et Pachtod, me fit connaître plusieurs habitants de la ville et des environs sachant des chansons: les nommés Fanny Roux (une vieille femme de plus de quatre-vingt-dix ans), Veuve Gros, Marie Gantin, Pierre Gantin dit Pallot, Paccard Pierre et Moenne Loccoz dit Mayabet. Ils me conduisirent aussi au village voisin, Ayse, célèbre par ses vins blancs, où je fis chanter une autre vieille femme, Josette Monnet. En outre, je trouvai dans un cahier manuscrit du XVIIIe siècle, dont M. Morel-Frédel avait, en ma faveur, obtenu communication d’un habitant de la ville, deux chansons en dialecte, dont une surtout est intéressante.

J’emportai de cette première visite à Bonneville un total de vingt-sept chansons.

Remontant la vallée de l’Arve, je m’arrêtai à Sallanches, où je visitai M. le docteur Bonnefoi. Celui-ci me communiqua des airs de la danse la plus populaire du pays, la MONFÉRINE.

Mais je ne m’attardai guère ici, ayant hâte d’arriver au Mont-Blanc.

A Chamonix, je crus d’abord que je ne trouverais rien. Je vis plusieurs habitants que l’on m’avait désignés comme familiers avec tout ce qui concerne les mœurs du pays: M. Tairraz, ancien maire, vice-président du Club-Alpin Français; M. Simond, notaire, et M. le curé de Chamonix: tous m’assurèrent que l’on ne chantait pas dans la vallée; que les paysans, tout occupés à servir de guides aux touristes, n’avaient pas le temps d’apprendre des chansons. Je ne me tins pourtant pas pour battu. On m’avait donné un dernier nom: M. Charlet-Straton, renommé parmi ceux qui connaissent le plus intimement tous les secrets de la montagne; il habite pendant la belle saison tout au fond de la vallée, entre le village d’Argentière et celui du Tour. Je ne perdis pas mes peines en allant le chercher si loin, car je découvris enfin ce qui m’était resté caché jusqu’alors. Grâce à M. Charlet-Straton, je fus mis en communication avec MM. Ravanel, instituteur aux Frasserans, et Mugnier Clément, au Tour (derniers hameaux avant la montée du col de Balme et la frontière suisse): ceux-ci, cherchant dans leur mémoire, encore très bien meublée, en firent sortir nombre de chants dont je pris note. Mieux encore, Clément Mugnier me communiqua deux vieux cahiers manuscrits, conservés dans sa famille, et dont l’un avait été commencé en 1794, l’autre en 1810. J’y trouvai les paroles de plus de cent chansons anciennes, dont un bon tiers appartenant au genre que je recherchais; et cela eut un double avantage, car, tandis que ces cahiers me fournissaient des textes remontant à une tradition plus que centenaire, d’autre part, en rafraîchissant la mémoire des chanteurs qui les avaient, pour la plupart, entendus dans leur enfance, puis oubliés, ils leur permettaient de retrouver les mélodies, dont je pus ainsi noter un certain nombre, complétant par la musique les chansons dont l’écriture avait seulement conservé les poésies

Je revins donc du fond de la vallée de Chamonix après avoir copié dans les cahiers les textes de vingt-sept chansons, pris des notes sur plusieurs autres, enfin recueilli oralement quinze chansons avec les mélodies.

Pour compléter le résumé de mes trouvailles dans la Haute-Savoie, j’ajouterai que, plusieurs années avant d’entreprendre l’enquête définitive, j’avais recueilli plusieurs chansons du Genevois à Saint-Julien, où j’avais reçu l’hospitalité de M. F. Verne, sous-préfet; que, pour le Chablais, j’ai noté plusieurs chansons sous la dictée d’une personne, originaire de cette région, dont le nom est bien connu à Paris dans le monde de la littérature et des théâtres, Mme Paul Ginisty; j’en ai noté une autre encore, qui me fut chantée à Annecy par un officier en garnison à Thonon. A Samoëns, j’ai reçu, de M. Riondel, quelques renseignements intéressants sur les chansons en patois du pays, et j’ai, dans un voyage récent, provoqué sur les chansons populaires proprement dites des recherches dont, à la vérité, j’attends encore le résultat. Des chansons de Rumilly et du pays environnant m’ont été envoyées par M. Servettaz, professeur à l’école primaire supérieure de cette ville, de qui j’en tiens une vingtaine, paroles et musique, et par M. Ferroud, instituteur à Chambéry-le-Vieux (Savoie), sur les communications duquel je reviendrai bientôt. Les recherches de M. Ritz ont porté particulièrement sur la ville même d’Annecy et les villages situés sur les bords du lac (notamment Sevrier), les flancs du Parmelan (Naves), et la vallée de Thônes. De cette dernière localité ont été envoyées aussi par Mlle Valentine Leirens, à la REVUE DES TRADITIONS POPULAIRES, quelques communications qui viendront s’ajouter à mes propres recherches. J’ai moi-même, pendant mes périodes d’instruction militaire à Annecy, entendu souvent chanter, par les soldats, des chansons populaires, sans toujours pouvoir, à la vérité, en prendre note: je ne pense d’ailleurs pas avoir, de cette provenance, rien laissé échapper d’essentiel. Enfin, si je n’ai pas fait de suffisantes stations dans la région dé Sallanches, Saint-Gervais et Mégève, pour en avoir moi-même rien rapporté de notable, cette lacune a été remplie en partie grâce à M. Gilliéron, professeur à l’École des Hautes-Études, à Paris, qui m’a communiqué seize chansons, paroles et musique, recueillies pour lui dans la vallée supérieure de Sallanches.

Tout récemment enfin (1888) a paru à Annecy un petit recueil des Chansons savoyardes de l’aveugle Collombat, qui s’intitulait lui-même, peut-être avec quelque exagération, l’Homère de la Haute-Savoie. Bien que ne se rapportant pas directement à l’objet de mes recherches, cette œuvre, éminemment populaire, ne lui est pas tellement étrangère que je ne puisse avoir l’occasion de m’y référer maintes fois.

Par ce rapide exposé, vous pouvez juger, Monsieur le Ministre, que le département de la Haute-Savoie a été, de ma part et de celle de mes correspondants, l’objet d’une attention toute particulière, et qu’il a fourni à mon enquête les résultats les plus appréciables.

Je reviens à la Savoie, dont j’avais visité le chef-lieu dès le premier jour.

Me conformant aux indications de M. l’inspecteur Gilles, je m’adressai, pour les environs de la ville, à M. Ferroud, instituteur à Chambéry-le-Vieux. M. Ferroud m’était déjà connu par la part qu’il avait prise au concours ouvert par la CORRESPONDANCE GÉNÉRALE DE L’INSTRUCTION PRIMAIRE pour la composition d’un recueil de CHANTS POPULAIRES POUR LES ÉCOLES, concours dont j’avais établi la partie musicale, et dont le poète lauréat fut M. Maurice Bouchor. Le travail de M. Ferroud avait été très remarqué et mentionné dans les termes les plus honorables dans le rapport élaboré par M. Romain Rolland et lu par lui à la séance de la Sorbonne présidée par M. Gréard. J’étais donc certain de le trouver très bien préparé pour la recherche que je souhaitais; en effet, M. Ferroud se mit tout aussitôt à la besogne, et aidé dans son enquête par M. François Terrier, il ne tarda pas à m’envoyer une collection de vingt-deux chansons, paroles et musique, recueillies à Chambéry-le-Vieux, à Saint-Jean-de-Chevelu (village situé sur le flanc de la Dent-du-Chat), et dans le canton de Rumilly (Haute-Savoie), particulièrement à Marigny. Il y joignit un certain nombre de chants scolaires qu’il a composés, la plupart sur des airs populaires de la Savoie, travail d’un fort bon esprit pédagogique, et que je suis heureux de pouvoir mentionner dans ce rapport.

Mais voulant surtout pénétrer dans les régions les plus reculées de la montagne, je ne me tins pas longtemps dans les parties basses, et m’en allai sans tarder au fond de la Tarentaise.

Je m’arrêtai d’abord à Moûtiers, où j’étais attendu par M. Carquet, député de l’arrondissement. Celui-ci m’introduisit auprès des personnes compétentes, et me procura d’abord l’occasion de recueillir quelques chansons dans les deux communes d’Hautecour et Le Bois; puis il voulut bien m’accompagner lui-même dans des régions plus reculées. Nous allâmes, remontant la haute vallée de l’Isère, d’abord à Aime, où M. Montmayeur, conseiller d’arrondissement, me dicta des chansons du pays. Mlle Cressend, institutrice (qui m’avait été désignée par l’Inspecteur d’Académie), m’en copia elle-même quelques autres. A Bourg-Saint-Maurice, nous mandâmes un vieux ménétrier, le père Tantet, un véritable virtuose dans son genre, en vérité : il me joua les plus beaux airs de danse du pays: huit monférines, deux branles, deux marches pour cortèges. Remontant encore plus loin, nous nous arrêtâmes à Séez.

Ici, je trouvai un des hommes qui ont le plus efficacement coopéré à mes recherches, et, je puis le dire, un véritable collaborateur. Il se nomme Favre (Joseph); il est originaire de la vallée d’Aoste, mais, Français de cœur et d’esprit, il est venu depuis longtemps se fixer à Séez. Un séjour fait à Paris il y a une quinzaine d’années, au moment où commençaient les études de folk-lore, avait attiré vivement son attention sur cet ordre de travaux qui lui parut d’un haut intérêt: revenu en sa Tarentaise, il avait commencé à recueillir et à noter les chansons populaires, pour sa propre et unique satisfaction, et sans avoir la pensée d’en pouvoir jamais faire profiter personne. Quelle fut donc ma surprise quand, étant entré chez lui et ayant exposé le but de mon voyage, j’entendis ce montagnard me parler de M. de Puymaigre, de M. Sébillot, de M. Gaston Paris, et manifester une joie extrême de ma venue! Les cahiers furent tôt tirés des tiroirs, et j’y vis toute une collection, inédite et des plus intéressantes, de chansons recueillies dans toutes les parties de la Tarentaise, et aussi de l’autre côté de la frontière, dans la vallée d’Aoste, terre italienne où les traditions françaises ont été maintenues par le peuple avec une énergie qui ne laisse aucune chance de succès à la tendance contraire. Les airs, à la vérité, n’étaient pas notés; mais M. Favre les chantait très clairement, et il me fut facile de les écrire sous sa dictée; lui-même, sans vouloir se dessaisir de ses précieux cahiers, me promit de copier les poésies à mon intention, — même il tint parole! Mieux encore, il s’occupa, les années suivantes, d’épuiser la matière, en recueillant tout ce que la mémoire des chanteurs populaires avait retenu dans la Haute-Tarentaise, et m’adressa de nombreuses communications. A ma première visite, en 1895, j’avais noté environ quarante mélodies; je revins en 1896, et en notai une trentaine d’autres. Lui-même se mit à perfectionner pour de nouveaux envois les connaissances élémentaires qu’il avait en musique. Au total, je tiens de lui cent vingt-cinq textes de chansons populaires, avec cent dix-neuf mélodies, — sans compter un vieux cahier de chansons, écrit à la fin du siècle dernier, découvert par lui dans quelque tiroir, et qu’il m’a confié. N’avais-je donc pas raison de dire que Joseph Favre avait été pour moi un véritable collaborateur? Grâce à son initiative, voilà toute une partie de la Savoie, et l’une des plus caractéristiques, explorée jusque dans ses derniers recoins, et, par là même une contribution des plus efficaces fournie au répertoire général des chansons populaires des Alpes françaises. Qu’il me soit permis de lui en témoigner ici ma plus amicale gratitude .

J’aurai terminé le récit de mes recherches dans la Tarentaise en disant que j’ai exploré encore le canton de Bozel, malheureusement sans grand succès, et qu’en outre j’ai trouvé plusieurs textes de chansons patoises dans un volume de l’abbé G. Pont: ORIGINES DU PATOIS DE LA TARENTAISE (Paris, 1872), ainsi que dans une publication plus récente et de prétentions moins savantes, quoique aussi utile à mon point de vue: l’ALMANACH DU TARIN POUR 1890.

Enfin j’ai eu encore en Tarentaise une autre chance, et non la moins appréciable: celle d’y trouver un éditeur. Une discrétion bien naturelle m’interdit ici de trop couvrir de fleurs M. F. Ducloz, de Moûtiers, qui a imprimé ce rapport et publiera incessamment l’ensemble de mon livre de CHANSONS POPULAIRES RECUEILLIES DANS LES ALPES FRANÇAISES; du moins puis-je dire que je m’estime heureux d’avoir trouvé dans le pays même l’homme d’initiative, en même temps qu’habile en son art, qui a tenu à honneur de présenter à ses compatriotes l’ouvrage d’ensemble destiné à faire survivre la plus savoureuse partie d’une production artistique qui a fleuri sur leur sol natal.

Je passe en Maurienne.

Là, mon principal guide fut M. Truchet, maire et conseiller général de Saint-Jean-de-Maurienne, que je trouvai d’avance tout préparé pour ce genre de recherches. Déjà, en effet, M. Truchet avait publié des noëls patois et des textes de Mystères trouvés par lui dans d’anciens manuscrits locaux. Il commença par réunir à mon intention, dans la ville même, des habitants d’une des plus curieuses régions de la Maurienne (Saint-Colomban-des Villards et lieux voisins), particulièrement un vieux ménétrier qui me joua des airs de danse et me chanta des chansons; M. Truchet lui-même aida, par ses propres souvenirs, à compléter plusieurs textes. De deux courts séjours faits à Saint-Jean-de-Maurienne, je rapportai vingt chansons et danses.

Mais, conformément à mon principe, ce n’est pas dans la ville que je poussai le plus activement les recherches; et si, à mon grand regret, les circonstances ne m’ont pas permis d’explorer moi-même la partie de la Maurienne qui confine au Dauphiné (Saint-Colomban et Saint-Alban-des-Villards, Saint-Jean-d’Arves, Saint-Sorlin-d’Arves), région où je crois que mon enquête eût produit des résultats efficaces, par contre, suivant mon principe de me rapprocher le plus possible des frontières, je suis monté vers la Haute-Maurienne, dans le canton de Lanslebourg, au pied du mont Cenis, — le plus vaste canton de France, près de 64.000 hectares, — prenant particulièrement pour centre d’exploration l’importante commune de Bessans. Je connaissais déjà ce pays, l’ayant autrefois parcouru, en touriste, à la suite des bataillons alpins, et déjà j’avais été frappé par l’originalité de son aspect. Aussi ne fus-je pas étonné quand M. Truchet me donna le conseil de me diriger vers cette localité.

Mon attente ne fut pas déçue. J’aurai à signaler, dans le développement de cet ouvrage, maint détail curieux sur mon séjour à Bessans: je me borne ici à en énoncer le résultat général. Sur la recommandation de M. le curé de Bessans, qui voulut bien me servir d’introducteur auprès de ses paroissiens, j’obtins d’abord communication de quatre cahiers, dont l’un, un recueil manuscrit de noëls portant des dates échelonnées de 1820 à 1855, est une véritable œuvre d’art populaire, avec des enluminures d’un goût très rustique, mais essentiellement original en leur maladresse et leur naïveté. Un second cahier, plus moderne, ne renferme pas moins de cent deux textes de chansons, la plupart populaires; les deux autres m’ont fourni encore une cinquantaine de textes. Tout cela était sans musique, naturellement; mais réunissant un soir quelques personnes de bonne volonté, je pus me faire chanter une trentaine de mélodies, la plupart appartenant aux chansons dont les textes étaient dans les cahiers, d’autres et non les moins intéressantes, purement orales, qui vinrent augmenter ma collection de textes poétiques et musicaux.

Pour en finir avec la Maurienne, je dois signaler encore l’envoi spontané qui m’a été fait de trois chansons par M. Déballe, professeur de dessin à Bourges, originaire de ce pays.

Me voici maintenant dans le Dauphiné. Première station, ainsi qu’il convient, dans la capitale, Grenoble, où je me présente à M. le Préfet de l’Isère, et à M. l’Inspecteur d’Académie, Rey: le concours que j’ai trouvé auprès de ce dernier fut doublement efficace, puisqu’à sa situation universitaire M. Rey ajoute l’avantage, à mes yeux non moins appréciable, d’être originaire d’une des parties les plus intéressantes du département; il y fut pour moi l’introducteur le plus obligeant et le plus autorisé. D’autre part, de très anciennes relations d’amitié m’unissent à M. Paul Morillot, professeur à la Faculté des lettres de Grenoble: il me fut donc facile d’être mis en relations avec ceux des habitants, tenant d’une manière quelconque à la vie intellectuelle de la ville, dont les indications étaient de nature à m’éclairer. Parmi ceux-ci j’ai à mentionner particulièrement M. Maignien, bibliothécaire de la ville, et M. Prudhomme, archiviste du département. Je travaillai plusieurs jours à la Bibliothèque et dépouillai les collections que me fit connaître M. Maignien (particulièrement un recueil factice composé de textes patois empruntés principalement à la revue: LE DAUPHINÉ, et quelques recueils anciens de textes en patois dauphinois). Déjà un obligeant correspondant, M. Clément, avocat général à Poitiers, m’avait envoyé spontanément les paroles et la musique d’un noël qu’il avait recueilli à Rives.

Mais bientôt je me remis en campagne pour des lieux où je pensais arriver à la connaissance plus intime de l’esprit populaire et de la chanson en Dauphiné.

Des circonstances fortuites, que je raconterai en leur temps, m’ont procuré l’occasion de recueillir à Meylan, non loin de Grenoble, six chansons populaires, par voie orale

Négligeant les sentiers battus du massif de la Grande-Chartreuse, je m’enfonçai sans tarder dans les rudes montagnes de l’Oisans. Quelques recherches ébauchées plusieurs années auparavant à La Grave m’avaient fait entrevoir que cette partie du Dauphiné ne me fournirait pas une contribution très importante: je voulus toutefois m’en assurer définitivement, et ne pas négliger un si vaste territoire. Donc, sous la conduite et avec l’assistance de M. le docteur Prompt, du Bourg d’Oisans, j’entrepris des recherches dont le résultat, il faut l’avouer, ne fit que confirmer mes premières appréhensions. Bien que ce fût jour de «vogue» au Bourg d’Oisans, je n’y entendis pas une seule chanson populaire; les danses étaient jouées par le cornet à pistons, ce qui en indique surabondamment la nature. Enfin, dans un voyage fait tout exprès au village d’Ornon, je ne pus, à force de recherches, arriver à noter que cinq chansons populaires, et non des meilleures.

Les résultats devinrent plus favorables à mesure que j’avançai davantage vers le sud du département. Après avoir, du Bourg d’Oisans, traversé la région abrupte du col d’Ornon et le canton de Valbonnais, j’arrivai à La Mure, où, sur l’invitation de M. l’Inspecteur d’Académie Rey, je me mis sous la conduite de M. Schmidt, inspecteur primaire. Celui-ci me conduisit d’abord chez un professeur de musique de la ville, M. Giraud, un des rares musiciens professionnels que j’aie trouvés disposés à s’intéresser à la recherche des chansons populaires. Il avait déjà noté, avec le plus grand soin, quelques airs de rigodons, qu’il eut l’obligeance de me communiquer. Puis M. Schmidt réunit à mon intention quelques chanteurs sous la dictée desquels je pus noter quinze chansons, avec les mélodies, la plupart particulières au pays, quelques-unes provenant d’une autre région du Dauphiné, le Champsaur.

A Mens, où je me présentai encore sous les auspices de M. Rey, je me trouvai au centre d’une région des plus intéressantes, le Trièves. Là fleurit comme danse nationale le rigodon, dont j’avais relevé les premières traces à La Mure. Déjà quelques-unes des poésies sur lesquelles se chantent ces airs de danse avaient été recueillies et imprimées par un enfant du pays, M. Guichard, dans une revue du Dauphiné dont j’avais eu connaissance à Grenoble; mais les mélodies n’avaient jamais encore été notées. Introduit par M. le docteur Sénebier, et, grâce au concours de Mme Guichard mère et de M. Betoux et sa famille, je pus noter d’abord environ vingt mélodies et chansons. Enfin M. Guichard, qui habite loin de son pays natal, mais avec qui j’entrai en correspondance, prit la peine de m’envoyer encore la musique de dix-sept rigodons et de cinq chansons populaires, dont quatre avec la mélodie, ce qui porte à quarante-deux le total de ma récolte à Mens.

A Clelles, toujours sur la recommandation de M. Rey, je vis M. Freychet, maire, qui, avec une grande obligeance, réunit le soir un groupe de chanteurs populaires, desquels je tiens l’air et les paroles de quatorze chansons.

Tel est le résultat de mes recherches dans le département de l’Isère, dont je n’ai visité qu’une faible partie (l’arrondissement de Grenoble, et non pas même dans son entier), voulant me tenir dans les limites que je m’étais fixées et ne pas sortir des régions de la haute montagne.

Mais, avant de pénétrer dans les Hautes-Alpes, je dois signaler un concours des plus efficaces qui m’a permis de connaître les chansons populaires d’une région que je n’ai point étudiée par moi-même, et qui s’étend sur les bords de trois départements alpestres: Isère, Drôme et Hautes-Alpes. Déjà, il y a plusieurs années, M. J. de la Laurencie, inspecteur des forêts à Valence, que d’étroits liens de famille unissent à un des musiciens les plus renommés de la moderne école française, M. Vincent d’Indy, avait recueilli et communiqué à ce dernier les chansons d’un massif qui, situé en dehors de la ligne que je m’étais tracée comme limite, n’en appartient pas moins aux Alpes françaises, le Vercors. M. V. d’Indy y joignit des chansons recueillies sur l’autre versant du bassin du Rhône, le Vivarais, et me communiqua le tout, dont je formai un petit recueil. Plus récemment, M. de la Laurencie, ayant inspecté le pays situé dans la haute vallée de la Drôme et celle du Buech (Glandage et La Bâtie des Fonds, dans le haut Diois, Aspres-sur-Buech, Veynes, La Beaume, La Faurie, Saint-Pierre-d’Argençon, dans les Hautes-Alpes), voulut bien, par deux fois, en recueillir à mon intention les chansons. Il put ainsi m’en communiquer cinquante-neuf, qui, jointes aux onze déjà recueillies dans le Vercors, portent à soixante-dix le chiffre de sa contribution à la recherche de la chanson populaire des Alpes françaises.

J’entre enfin moi-même dans les Hautes-Alpes.

A Gap, après avoir fait ma visite, en l’absence de M. le Préfet des Hautes-Alpes, à MM. le Chef de cabinet et le Secrétaire général de la Préfecture, je fus remis aux soins obligeants de M. l’abbé Guillaume, archiviste du département. Nul guide ne pouvait m’être plus précieux ni plus instructif. Sans s’être spécialement occupé de la chanson populaire, M. Guillaume a du moins étudié tout ce qui a pu être retrouvé dans le pays comme ancienne poésie et littérature locale; il a publié plusieurs volumes de Mystères qui étaient autrefois représentés dans les paroisses de la haute montagne. Il me communiqua divers documents conservés aux Archives, notamment des chansons populaires provenant précisément de l’enquête de 1851, et qui, fort heureusement pour moi, s’étaient trouvées arrêtées en route. Puis il me conduisit chez M. Jaussaud, professeur de musique, lequel put me faire chanter quelques chansons populaires. Mais je ne cherchai pas à prolonger beaucoup mon séjour à Gap, par la double raison que, suivant l’habitude, je vis bientôt que la ville ne fournirait pas une bien grande contribution à mon enquête, et que, d’autre part, il m’apparut que les chansons populaires qu’on chante à Gap appartiennent décidément à la chanson provençale, qui n’était pas ce que je venais chercher. En tout, je n’emportai de Gap (sans parler de quelques notes et des imprimés de M. l’abbé Guillaume) que huit chansons, dont cinq seulement avec musique.

Je me dirigeai donc promptement vers Briançon.

Là, mon expédition était préparée à l’avance par le mieux éclairé et le plus hospitalier de tous les guides, M. Raphaël Blanchard, professeur à la Faculté de Médecine de Paris, et mon collègue à la Société des Traditions populaires. Passant chaque année une partie de la belle saison à Sainte-Catherine, quartier de Briançon au pied de la chaussée en pente raide qui monte à la vieille ville, il connaît parfaitement les ressources de tout genre qui existent dans tout le Briançonnais, et me prêta obligeamment l’appui de toute son expérience. Après m’avoir conduit chez M. le Sous-préfet de Briançon, lequel m’indiqua, particulièrement pour la région du Queyras, plusieurs personnes qui me furent en effet fort utiles, il m’introduisit chez ceux des habitants de la ville qu’il savait avoir des lumières particulières sur l’histoire, les mœurs et la langue du pays: M. le docteur Chabrand, M. Aristide Albert. Puis il m’accompagna lui-même dans toute la campagne environnante. Le jour du 16 août, nous assistâmes ensemble, au Pont de Cervières, à la célèbre danse du Bacchu-Ber, dont je pris la notation musicale, tandis que M. Blanchard photographiait les groupes. Nous allâmes par deux fois au village reculé de Cervières, où une vieille femme, Mme Faure (Vincent), me chanta quinze chansons que je notai; le même nombre de fois à Névache, où je ne pus recueillir qu’un petit nombre de chansons de la bouche des habitants du pays (deux seulement), mais où j’eus une autre chance, celle de trouver les chansons du Champsaur. C’est à un gendarme, M. Espitallier, que je dus cette communication; il avait écrit lui-même autrefois les chansons de son pays natal; il me communiqua son cahier, contenant une cinquantaine de textes dont je copiai une trentaine, en même temps que je notai sous sa dictée les mélodies correspondantes. Je pus ainsi avoir connaissance du répertoire lyrique d’une vallée que je n’ai pas visitée, répertoire dont j’avais trouvé déjà quelques échantillons à La Mure. J’en aurai fini avec Briançon et ses environs quand j’aurai dit que je reçus encore quelques indications, à Névache, de M. Rostollend, professeur au collège de Valence, que, toujours sous la conduite de M. Blanchard, je recueillis encore quelques textes et quelques mélodies à Saint-Chaffrey ainsi qu’au hameau de Reguignier, qu’enfin je pris des notes sur les ouvrages antérieurs, notamment le livre de Ladoucette sur les Hautes-Alpes, qui renferme d’intéressantes observations sur les mœurs, coutumes et traditions, et même quelques textes de chansons et notations musicales.

Au total, mes recherches dans le canton de Briançon me procurèrent cinquante-sept chansons, dont trente provenant du Champsaur.

Enfin je visitai la vallée infiniment intéressante du Queyras, où, grâce aux indications de M. le Sous-préfet de Briançon, je reçus le meilleur accueil dans les trois communes suivantes: Château-Queyras, où M. le maire Puy et M. le docteur Bonnet réunirent à mon intention, dans une salle de la mairie, tout ce qu’ils purent trouver dans le pays comme chanteurs populaires; — Molines, où M. le Maire et plusieurs personnes convoquées par lui me fournirent également d’intéressants renseignements; — Saint-Véran enfin, le plus haut village de France, à plus de 2000 mètres d’altitude, où une dernière et nombreuse réunion, également due aux soins de M. le Maire, me procura des indications que personne n’avait songé à venir chercher si haut!

L’ensemble de mes notes prises dans le Queyras se chiffre par un total de trente-six morceaux, dont plusieurs sont de simples airs de danse chantés sur un seul couplet, ou même purement instrumentaux.

Là s’est terminée mon enquête, qui, je le reconnais, aurait pu être encore plus complète et plus approfondie. J’ai passé à côté de mainte vallée alpestre sans y pénétrer; j’ai connu les noms de mainte personne compétente que, faute de temps, il ne me fut pas permis de consulter. Tel qu’il s’acheva, cependant, il me semble que mon effort ne fut pas trop infructueux: vous en pourrez juger par l’énoncé du résultat général, que voici:

J’ai recueilli moi-même, au cours de mes voyages, un total de quatre cent quarante-deux chansons.

De mes divers correspondants, j’en ai reçu exactement deux cent quarante-deux.

Il m’a été communiqué une dizaine de cahiers manuscrits, les uns commencés depuis un siècle et plus, d’autres plus récents, même contemporains, ainsi que des chansons copiées sur des feuilles séparées, le tout représentant au moins trois cents chansons, dont un tiers environ intéressant pour l’étude de la chanson populaire.

Enfin, dans les divers imprimés parus depuis le commencement du XVIe siècle, en passant par l’importante étude de la REVUE SAVOISIENNE sur les chansons en dialecte savoyard, jusqu’aux recueils Ritz et Collombat publiés postérieurement à mon enquête et sans doute déterminés par elle, j’ai trouvé environ 300 textes — encore ai-je négligé de nombreux livres de noëls et autres poésies semi-populaires, généralement étrangers à mon sujet.

Si nous additionnons ces divers chiffres, nous arrivons à un total de douze cents à treize cents pièces, dont plus de la moitié émane directement de moi et de mes correspondants, un troisième quart provenant de documents complètement inédits et que j’ai tirés de la poussière.

Vous voyez, Monsieur le Ministre, que mon temps n’a pas été trop mal employé, et que les personnes de mauvais augure, — généralement des habitants des villes, — qui, au commencement de mon expédition, me prédisaient que je ne trouverais rien du tout, se sont quelque peu trompées!

Vous imaginez bien que ces douze cents à treize cents chansons ne constituent pas un nombre égal de chefs-d’œuvre, et qu’il y a, dans tout cela, beaucoup de fatras. Même chaque numéro ne représente pas toujours une pièce unique dans la collection, mais beaucoup ne sont que des versions différentes d’une seule et même chanson qui se retrouve plusieurs fois dans l’ensemble: pour quelques-unes, j’ai retrouvé jusqu’à dix ou quinze variantes. Il importait néanmoins de les noter toutes, afin de pouvoir comparer les textes et les contrôler ou compléter les uns par les autres. De l’examen approfondi auquel je me suis livré, il ressort que ce nombre considérable peut être réduit à cinq cents types, dans lesquels sont compris près de cent airs de danse particuliers au pays (quelques-uns purement instrumentaux), mais en dehors desquels reste un nombre au moins égal d’anciennes chansons imprimées et non conservées par la tradition populaire. Ce chiffre de cinq cents, soit dit en passant, ne représente même pas encore la totalité des types de la Chanson populaire française, car s’il est vrai que je connaissais déjà, par les autres provinces, la plupart des chansons que j’ai retrouvées dans les Alpes, il ne l’est pas moins que ce pays ne m’en a pas fourni le répertoire complet: il y manque surtout le genre, si populaire dans les provinces de l’Ouest, de la ronde à danser, ici presque entièrement inconnue. Cette observation nous fait pressentir quelle sera l’importance du Recueil général des Chansons populaires françaises le jour où quelqu’un se décidera à l’établir.

Sans songer à publier intégralement un si grand nombre de documents, du moins, les ayant dépouillés avec le plus grand soin, ai-je l’intention de les mentionner tous, en résumant ceux qui ne sembleront pas dignes d’être entièrement conservés.

Quant au recueil proprement dit, je m’attacherai à faire un choix des types les plus intéressants et les plus caractéristiques et des textes les plus purs. Je les grouperai suivant un ordre logique basé sur l’observation des mœurs, des coutumes et de l’histoire locale, ainsi que sur la nature et le genre des chansons.

La mélodie (sauf pour les cas, très rares, où il ne m’a pas été possible de me la procurer) sera toujours jointe aux paroles, et de nombreux airs de danse purement instrumentaux seront notés.

Pour les textes patois (en nombre relativement restreint) que j’ai recueillis, j’ai, grâce à la bienveillante recommandation de M. Gaston Paris (à qui cette enquête doit des obligations de toutes les espèces), eu d’abord la bonne fortune de m’assurer l’aide de M. Gilliéron, professeur de dialectologie à l’École des Hautes-Études, et assurément l’un des plus doctes hommes qu’il y ait en ces matières. Et, comme il n’est rien tel que la véritable science pour être modeste, M. Gilliéron, après avoir marqué l’intérêt qu’il prenait à mon travail en me communiquant les manuscrits de plusieurs chansons populaires recueillies dans la vallée de l’Arve ainsi que dans la Suisse romande, ne se jugeant pas encore suffisamment éclairé sur la question spéciale des patois dauphinois et savoyards, m’a adressé à un de ses confrères, M. A. Devaux, professeur à la Faculté catholique des Lettres de Lyon, qu’il jugea le plus compétent de tous Je ne saurais en effet trop me louer de l’extrême obligeance que j’ai rencontrée chez ce savant qui, en m’aidant à donner des textes correctement écrits et des traductions exactes, me fut un véritable collaborateur.

J’espère qu’ainsi le recueil des CHANSONS POPULAIRES DES ALPES FRANÇAISES (Savoie et Dauphiné), premier travail d’ensemble qui ait été tenté sur une si vaste matière, méritera l’attention de ceux qui, à un point de vue quelconque, s’intéressent à cet ordre de recherches. Je serai heureux pour ma part si, le livre paru, ceux qui le liront veulent bien reconnaître que j’ai apporté une contribution de quelque importance à une étude dont l’intérêt n’est plus méconnu, en prenant l’initiative d’une recherche collective à laquelle tant de gens si divers ont coopéré, depuis le chef de l’Université de France, de hautes personnalités de l’ordre politique et administratif, des savants et des artistes des plus éminents, jusqu’à la plus simple bergère des Alpes et au plus humble montagnard.

Veuillez agréer, Monsieur le Ministre, l’assurance de ma haute et respectueuse considération.

JULIEN TIERSOT.

Paris, le 1er octobre 1900.


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