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XXV

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La santé et le caractère du vieux prince Bolkonsky ne firent qu’empirer pendant l’absence de son fils. De plus en plus irritable, ses explosions de colère, sans rime ni raison, retombaient le plus souvent sur sa pauvre fille. On aurait dit qu’il se faisait un vrai plaisir de chercher et de découvrir dans son cœur les endroits sensibles et douloureux, pour la torturer bien à son aise. Deux passions, par conséquent deux joies, remplissaient la vie de la princesse Marie: son petit neveu et la religion. Aussi étaient-ce là les deux thèmes favoris des plaisanteries de son père, qui ramenait toujours la conversation sur les vieilles filles et leurs superstitions, ou sur sa trop grande indulgence pour les enfants: «Si ça continue, tu feras de lui (du petit Nicolas) une vieille fille comme toi… un joli résultat, ma foi! Le prince André a besoin d’un fils, et non pas d’une fille!» Et, s’adressant parfois à MlleBourrienne, il lui demandait ce qu’elle pensait de nos prêtres, de nos images, etc., et ses railleries continuaient de plus belle.

Il blessait cruellement et à tout propos la pauvre princesse Marie, qui ne songeait même pas à lui en vouloir. Comment aurait-il pu avoir des torts envers elle? Comment aurait-il été injuste, lui qui, malgré tout, avait certainement de l’affection pour elle?… Et puis qu’était-ce d’ailleurs que l’injustice? Jamais la princesse n’avait eu le moindre sentiment d’orgueil. Tout le code des lois humaines se résumait pour elle en une seule loi simple et précise: celle de la charité et du dévouement, telle que nous l’a enseignée Celui qui, étant Dieu, a souffert par amour pour les hommes. Que lui importait après cela la justice ou l’injustice d’autrui, lorsqu’elle ne connaissait d’autre devoir que d’aimer et de souffrir?… et ce devoir, elle le remplissait sans se plaindre!

Le prince André passa pendant l’hiver quelques jours à Lissy-Gory; sa gaieté et sa tendresse affectueuse, si rares dans le passé, firent pressentir à sa sœur une cause à cette transformation; mais, sauf un long entretien qu’elle avait surpris entre le père et le fils au moment du départ de ce dernier, et qui lui avait paru les laisser tous deux mécontents, elle n’en sut pas davantage.

Peu de temps après, elle envoya à son amie Julie Karaguine, qui était en deuil de son frère, tué en Turquie, une longue lettre. Comme toutes les jeunes filles, elle avait toujours caressé un rêve, celui de voir Julie devenir sa belle-sœur. Cette lettre était ainsi conçue:

«Chère et tendre amie, les chagrins sont, je le vois, la part de chacun en ce monde. Votre perte est si cruelle que je ne puis la comprendre autrement que comme une grâce particulière du Seigneur, qui, dans son amour pour vous et votre excellente mère, tient à vous éprouver! Ah! Chère amie, la religion, la religion seule, peut, je ne dis point nous consoler, mais nous sauver du désespoir; elle peut seule nous expliquer ce qui sans son aide reste impénétrable à l’homme; pourquoi Dieu appelle-t-il justement à lui des êtres bons, nobles, heureux, et qui font le bonheur des autres, tandis que les êtres méchants, nuisibles, continuent à vivre et à être un fardeau pour tous? La première mort que j’ai vue a été celle de ma chère belle-sœur… elle produisit sur moi une impression profonde, et je ne l’oublierai jamais! Comme vous, qui demandez aujourd’hui au sort pourquoi votre charmant frère vous a été enlevé, je me demandais aussi alors pourquoi Lise, ce pauvre ange, dont toutes les pensées étaient la pureté même, nous avait quittés. Et que vous dirai-je, mon amie? Cinq ans se sont écoulés depuis lors, et ma faible intelligence commence seulement à pénétrer le mystère de sa mort; j’y vois un témoignage manifeste de la miséricorde infinie de Dieu, dont tous les actes, trop souvent incompris, sont les preuves constantes de l’amour sans bornes qu’il porte à sa créature. Il me semble que dans son angélique pureté elle aurait manqué de la force nécessaire pour remplir dignement ses devoirs de mère, tandis, que comme épouse elle a été irréprochable. Elle aura sans doute obtenu là-haut une place que je n’ose espérer pour moi et, nous a laissé, à mon frère surtout, le plus tendre regret et le plus doux souvenir. Sans parler de ce qu’elle y aura gagné, cette mort si précoce, si effrayante, a eu, malgré son amertume, la plus bienfaisante influence sur le prince André et sur moi! Ces pensées, que j’aurais chassées avec terreur à cette époque fatale, ne se sont développées en moi que plus tard, et à présent leur clarté a dissipé le doute dans mon cœur. Je vous écris tout cela, chère amie, pour qu’à votre tour vous ouvriez vos yeux et votre âme à la vérité évangélique, qu’est devenue la règle de ma vie. Il ne tombe pas un cheveu de notre tête sans la volonté de Dieu, et sa volonté est guidée par un amour sans limites, qui ne veut que notre bien dans toutes les circonstances de notre vie.

«Vous voulez savoir si nous passons l’hiver prochain à Moscou? Je ne le pense pas, et, malgré toute la joie que j’aurais à vous voir, je ne le désire point: Buonaparte en est la cause! Vous voilà bien étonnée, mais voici l’explication: la santé de mon père faiblit visiblement; il ne peut supporter la moindre contradiction, et son irascibilité naturelle est surtout excitée par la politique. Il ne peut admettre que Buonaparte soit devenu l’égal de tous les souverains de l’Europe et du petit-fils de la grande Catherine en particulier. Je suis, comme toujours, fort indifférente à ce qui se passe dans le monde, mais les conversations de mon père avec Michel Ivanovitch m’ont mise au courant de la politique et des honneurs rendus à Buonaparte, auquel Lissy-Gory seul me paraît persister à refuser le titre de grand homme et d’Empereur des Français. Aussi, grâce aux opinions de mon père, grâce à son franc parler qui ne s’embarrasse de personne, grâce aux violentes discussions qui en seraient l’inévitable conséquence, prévoit-il qu’il aurait à Moscou des désagréments qui lui en rendraient le séjour difficile. Le bon résultat du traitement qu’il a entrepris se trouverait détruit, je le crains, par sa haine contre Buonaparte. Du reste, tout se décidera sous peu. Rien n’est changé dans notre intérieur, sauf que l’absence de mon frère s’y fait vivement sentir. Je vous ai déjà écrit qu’il était devenu tout autre. Repris son malheur, il n’est pour ainsi dire revenu à la vie que maintenant; bon, tendre, affectueux, c’est un cœur d’or, et je ne lui connais point d’égal. Il a compris que sa vie ne pouvait être finie, mais, d’un autre côté, sa santé s’est affaiblie au profit du moral, qui s’est relevé. Il est maigri, nerveux… et je m’en inquiète! Aussi ai-je fort approuvé son voyage, et j’espère qu’il se rétablira. Vous me dites qu’il a fait sensation à Pétersbourg, qu’il y est cité comme un des jeunes gens les plus distingués, les plus intelligents et les plus travailleurs. Je n’en ai jamais douté, et vous excuserez cet orgueil de sœur, justifié par le bien qu’il a su répandre autour de lui, tant parmi ses paysans que parmi la noblesse de notre district: ces éloges lui revenaient donc de droit. Je suis fort étonnée des inventions qui ont cours chez vous et qui parviennent de là à Moscou, sur son mariage, par exemple, avec la petite Rostow. Je ne crois pas qu’André se décide jamais à se marier; en tout cas, ce n’est pas la petite Rostow qu’il choisirait. Je sais, quoi qu’il n’en parle point, que le souvenir de sa femme est profondément enraciné dans son cœur, et il ne voudra jamais remplacer sa chère défunte, ni donner une belle-mère à notre petit ange; la jeune fille en question n’est pas de celles qui pourraient lui plaire et lui convenir comme femme; à vous dire vrai, je ne le désire pas. Mais j’ai honte de mon bavardage; me voilà à la fin de la seconde feuille. Adieu, chère amie; que Dieu vous ait en sa sainte et puissante garde! Mon aimable compagne MlleBourrienne vous embrasse.

«Marie.»

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