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XVII

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Natacha devint plus calme, mais sa gaieté ne reparut pas. Elle évitait même tout ce qui aurait pu la distraire, les bals, les promenades, les théâtres et les concerts, et lorsqu’elle souriait, on devinait des larmes derrière son triste sourire. Chanter, elle ne le pouvait plus! Les pleurs l’étouffaient au premier son de sa voix, pleurs de repentir, pleurs causés par le souvenir de ce temps si pur, passé à tout jamais! Il lui semblait que le rire et le chant profanaient sa douleur! Quant à la coquetterie, elle n’y pensait guère: les hommes lui étaient tous aussi indifférents que le vieux bouffon Nastacia Ivanovna, et elle disait vrai. Un sentiment intime lui interdisait encore tout plaisir: elle ne retrouvait plus en elle-même les mille et un intérêts de sa vie de jeune fille, de cette vie insouciante, pleine de folles espérances. Que n’aurait-elle donné pour faire revivre un jour, un seul jour de l’automne dernier passé à Otradnoë avec Nicolas, vers qui son cœur se reportait à tout instant avec une douloureuse angoisse? Hélas! C’était fini, et fini à jamais!… et son pressentiment ne l’avait pas trompée! C’en était fait de sa liberté d’alors, de ses aspirations vers des joies inconnues, et cependant il fallait vivre!

Au lieu de se dire, comme autrefois, qu’elle était meilleure que les autres, elle trouvait du plaisir à s’humilier et se demandait souvent avec tristesse ce que le sombre avenir lui réservait. Elle s’efforçait de n’être à charge à personne; quant à son agrément personnel, elle n’y songeait plus. Se tenant souvent à l’écart des siens, elle ne se sentait à son aise qu’avec son frère Pétia, qui parvenait parfois à la faire rire. Elle sortait peu, et de tous ceux qui venaient la voir de temps à autre, Pierre était le seul qui lui fût sympathique. Il était difficile de se conduire avec plus de prudence, avec plus de tendresse et de tact, que ne le faisait à son égard le comte Besoukhow; elle le sentait sans se l’expliquer, et cela contribuait naturellement à lui rendre sa société agréable; mais elle ne lui en savait aucun gré, tant elle était persuadée que la bonté un peu banale de Pierre n’avait aucun effort à faire pour lui témoigner de l’affection. Elle remarquait cependant en lui, de temps à autre, un certain trouble, surtout lorsqu’il craignait que la conversation ne vînt lui rappeler de douloureux souvenirs, et elle l’attribuait à son bon cœur et à sa timidité habituelle. Il ne lui avait plus reparlé de ses sentiments, dont l’aveu lui était échappé un jour sous le coup d’une profonde émotion, et elle y attachait aussi peu d’importance qu’aux paroles sans suite avec lesquelles on essaye de calmer la douleur d’un enfant. N’y voyant que le désir de la consoler, il ne lui venait jamais en tête de supposer que l’amour, ou même une sorte d’amitié tendre et exaltée, comme elle savait qu’il en existe parfois entre un homme et une femme, pût naître de leurs relations, non point parce que Pierre était marié, mais parce qu’entre elle et lui s’élevait dans toute sa force cette barrière morale qui lui avait fait défaut en présence de Kouraguine.

Vers la fin du carême de la Saint-Pierre, une voisine d’Otradnoë, Agrippine Ivanovna Bélow, arriva à Moscou, pour y saluer les saints martyrs. Elle proposa à Natacha de faire ensemble leurs dévotions; Natacha y consentit avec joie, malgré l’avis du médecin, qui défendait les sorties matinales, et, pour s’y préparer autrement qu’on n’en avait l’habitude chez les siens, elle déclara qu’elle ne se contenterait pas de trois courts offices, mais qu’elle accompagnerait Agrippine Ivanovna à tous les services, aux vêpres, aux matines, à la messe, et cela durant toute la semaine.

Son zèle religieux plut à la comtesse: elle espérait, dans le fond de son cœur, que la prière serait pour elle un remède plus efficace que le traitement impuissant de la science; aussi elle se rendit, à l’insu du docteur, au désir de sa fille, et la confia à la bonne voisine, qui, à trois heures de la nuit, venait chaque matin réveiller Natacha et la trouvait déjà levée, tant elle avait peur d’être en retard.

Sa toilette une fois faite à la hâte, elle passait sa robe la plus défraîchie, mettait son plus vieux mantelet, et, frissonnant à la fraîcheur de la nuit, elles traversaient ensemble les rues désertes, éclairées par l’aurore naissante. Se conformant au conseil de sa pieuse compagne, elle ne suivait pas les offices de sa paroisse, mais ceux d’une autre église, où le prêtre se distinguait par une vie des plus austères et des plus pures.

Les fidèles y étaient peu nombreux: Natacha et Agrippine Ivanovna allaient se placer devant l’image de la très sainte Vierge, qui séparait le chœur de l’assistance, et la jeune fille, les yeux fixés, à cette heure inusitée, sur l’image noircie, éclairée par les cierges et par les premières lueurs de l’aube qui pénétrait à travers les fenêtres, écoutait l’office avec un profond recueillement. Il s’éveillait alors dans son âme une disposition à l’humilité, qui jusque-là lui avait été inconnue, et qui était causée par la présence de quelque chose de grand et d’indéfinissable! Lorsqu’elle comprenait les paroles prononcées par le chœur ou par l’officiant, ses sentiments intimes se mêlaient à la prière générale; lorsque le sens de ces paroles lui échappait, elle pensait avec soumission que le désir de tout savoir provenait de l’orgueil; qu’il fallait se borner à croire et à se confier au Seigneur, qu’elle sentait en cet instant régner en maître sur son âme. Elle priait, se signait et demandait à Dieu, avec une ferveur que redoublait l’effroi de son iniquité, de lui pardonner ses péchés. Elle se réjouissait de sentir se développer en elle la volonté de se corriger et d’entrevoir la possibilité d’une vie pure, d’une nouvelle et heureuse vie. En quittant l’église à une heure encore fort matinale, elle ne rencontrait sur sa route que des maçons qui allaient à leurs travaux et les dvorniks qui balayaient les rues devant les maisons endormies.

Le sentiment de sa régénération ne fit que s’accroître pendant toute la semaine, et le bonheur de communier, de s’unir à Lui, lui semblait si grand, qu’elle craignait de mourir avant ce bienheureux dimanche.

Mais ce jour si ardemment désiré arriva à son tour, et lorsque Natacha revint de la communion, vêtue d’une robe de mousseline blanche, elle se sentit, pour la première fois depuis bien longtemps, en paix avec elle-même et avec la vie qui l’attendait.

Le docteur, en lui faisant sa visite habituelle, lui ordonna de continuer les poudres prescrites par lui quinze jours auparavant.

«Continuez, il le faut, et bien exactement, je vous prie, dit-il en souriant; il était sincèrement convaincu de leur efficacité. – Soyez tranquille, madame la comtesse, continua-t-il en coulant adroitement dans la paume de sa main la pièce d’or qu’il venait de recevoir: elle chantera et dansera bientôt. Ce dernier remède a fait merveille, elle a beaucoup repris.»

La comtesse cracha en regardant ses ongles6, et retourna, toute joyeuse, au salon.

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