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XVIII
ОглавлениеDes bruits de plus en plus inquiétants sur la marche de la guerre se répandirent à Moscou, vers le commencement de juillet. On parlait d’une proclamation de l’Empereur à son peuple et de sa prochaine arrivée; on disait qu’il quittait l’armée parce qu’elle était en danger; que Smolensk s’était rendu; que Napoléon avait avec lui un million d’hommes, et qu’un miracle seul pouvait sauver la Russie.
On reçut le manifeste le 23 juillet; mais, comme il n’était pas encore imprimé, Pierre promit aux Rostow de revenir dîner le lendemain, et de l’apporter de chez le comte Rostoptchine avec la proclamation qui y était jointe.
Le lendemain était un dimanche, une vraie journée d’été, d’une chaleur déjà accablante à dix heures du matin, heure à laquelle les Rostow venaient d’habitude entendre la messe à la chapelle de l’hôtel Rasoumovsky. On éprouvait à la fois une grande lassitude, jointe à cette plénitude de sensations et de vague malaise que provoque presque toujours une journée de forte chaleur dans une grande ville. Ces différentes impressions se reflétaient partout: dans les couleurs claires des vêtements de la foule, dans les cris des marchands de la rue, dans les feuilles couvertes de poussière des arbres du boulevard, dans le bruit du pavé, dans la musique et les pantalons blancs d’un bataillon qui allait à la parade, et encore plus dans l’ardeur brûlante d’un soleil de juillet. Toute l’aristocratie moscovite se trouvait réunie à la chapelle de l’hôtel, car la plupart des grandes familles, dans l’attente d’événements graves, étaient restées à Moscou au lieu de se rendre dans leurs terres.
La comtesse Rostow descendit de voiture, et un laquais en livrée la précéda, afin de lui frayer un passage à travers la foule. Natacha, qui la suivait, entendit tout à coup un jeune homme inconnu dire assez haut à son voisin:
«Oui, c’est la comtesse Rostow, c’est bien elle!… Elle a beaucoup maigri, mais elle est très embellie!…» Elle crut comprendre, ce qui lui arrivait du reste constamment, qu’il prononçait les noms de Kouraguine et de Bolkonsky; car il lui semblait que chacun, en la voyant, devait parler de son aventure. Touchée au vif, douloureusement émue, elle continuait à avancer dans sa toilette mauve avec le calme et l’aisance de la femme qui s’applique à en témoigner d’autant plus, qu’elle se meurt de honte et de chagrin au fond de l’âme. Elle se savait belle, et ne se trompait pas; mais sa beauté ne lui causait plus la même satisfaction que par le passé, et par cette journée si lumineuse et si chaude, elle n’en était au contraire que plus vivement tourmentée: «Encore une semaine de passée, se disait-elle, et ce sera toujours ainsi, toujours la même existence triste et morne…! Je suis jeune, je suis belle, je le sais… J’étais mauvaise et je suis devenue bonne, je le sais aussi… et mes plus belles années vont ainsi se perdre sans profit pour personne!» Se plaçant à côté de sa mère, elle enveloppa d’un regard les personnes et les toilettes qui l’entouraient, critiqua par habitude la tenue de ses voisines et leur manière de se signer: «Elles me jugent aussi sans doute?» se disait-elle pour s’excuser. Mais aux premiers chants de la messe, elle frémit de terreur, en comparant ces futiles pensées à celles que le jour de sa communion aurait dû lui inspirer… N’en avait-elle pas à tout jamais terni la radieuse pureté?
Un digne et respectable vieillard officiait avec la douce onction qui pénètre et repose l’âme de ceux qui prient. Les portes saintes se refermèrent, et derrière le rideau lentement tiré une voix mystérieuse murmura quelques paroles. Les yeux de Natacha se remplirent involontairement de larmes, et une douce et énervante émotion envahit tout son être.
«Enseigne-moi ce que j’ai à faire, enseigne-moi à me résigner, enseigne-moi surtout à me corriger pour toujours,» pensait-elle.
Le diacre, sortant de l’iconostase, se plaça devant les portes saintes, retira ses longs cheveux de dessous la dalmatique, et, faisant un grand signe de croix, dit avec solennité:
«Prions en paix le Seigneur!…» Et Natacha ajoutait mentalement:
«Prions, sans différence de conditions, sans haine, unis tous ensemble dans l’amour fraternel!
— Prions, afin qu’il nous accorde la paix du ciel et le salut de nos âmes,» disait le diacre, et Natacha lui répondait du fond du cœur: «Prions pour obtenir la paix des anges, la paix de tous les êtres spirituels qui vivent au-dessus de nous.»
À la prière pour l’armée, elle invoqua le Seigneur pour son frère et pour Denissow; à la prière pour les voyageurs sur terre et sur mer, elle pria pour le prince André, et demanda à Dieu pardon du mal qu’elle lui avait fait; à la prière pour ceux qui nous aiment, elle pria pour les siens, et comprit, pour la première fois, les torts qu’elle avait eus envers eux; à la prière pour ceux qui nous haïssent, elle se demanda quels pouvaient être ses ennemis et n’en trouva pas d’autres que les créanciers de son père. Un nom pourtant, celui d’Anatole, lui venait toujours aux lèvres à ce moment, et, bien qu’il ne fût pas de ceux qui l’avaient haïe, elle priait pour lui avec un redoublement de ferveur comme pour un ennemi. Il ne lui était possible de penser avec calme à lui et au prince André que lorsqu’elle se recueillait, car alors seulement la crainte de Dieu l’emportait sur ses sentiments à leur égard. À la prière pour la famille impériale et le saint synode, elle se signa plus dévotement encore, se disant que, puisque le doute lui était interdit, elle devait, sans comprendre le but de cette prière, prier avec amour pour «le synode dirigeant».
«Recommandons-nous tous, chacun de nous mutuellement et à chaque instant de notre vie, à Jésus-Christ, notre Dieu!» continua le diacre, et Natacha, s’abandonnant complètement à son élan religieux, répétait avec exaltation: «Prends-moi, mon Dieu, prends-moi!»
On aurait dit, à voir son attitude, qu’elle se sentait sur le point d’être enlevée au ciel par une force invisible, et délivrée de ses regrets, de ses défauts, de ses espérances et de ses remords.
La comtesse, qui avait observé son visage recueilli et ses yeux brillants, demandait à Dieu, de son côté, qu’il daignât venir en aide à sa fille chérie.
Au milieu de l’office, et contrairement à toutes les habitudes, le sacristain plaça devant les portes saintes le petit escabeau sur lequel on posait ordinairement le livre contenant les prières que le prêtre récitait à genoux, le jour de la Pentecôte; l’officiant, sa calotte de velours violet sur la tête, descendit de l’autel, et s’agenouilla péniblement; son exemple fut aussitôt suivi par l’assistance étonnée. Il se préparait à lui lire la prière composée et envoyée par le saint synode pour demander à Dieu de délivrer la Russie de l’invasion étrangère.
«Ô Seigneur tout-puissant, Seigneur qui es notre délivrance», dit le prêtre lisant sans emphase, d’une voix douce et claire, la voix des ecclésiastiques du rite grec, dont l’effet est si puissant sur les cœurs russes: «Nous nous adressons humblement à Ta miséricorde infinie, nous confiant en Ton amour. Écoute notre prière, et viens à notre secours! L’ennemi jette le trouble parmi Tes enfants, et veut transformer le monde en un désert; lève-Toi contre lui! Ces hommes criminels se sont réunis pour détruire Ton bien, pour réduire à néant Ta fidèle Jérusalem, Ta Russie bien-aimée, pour souiller Tes temples, renverser Tes autels, et profaner nos sanctuaires. Jusques à quand, Seigneur, les pécheurs triompheront-ils? Jusques à quand auront-ils le pouvoir d’enfreindre Tes lois? Seigneur, écoute ceux qui prient: que Ton bras soutienne Notre très pieux et autocrate Empereur Alexandre Pavlovitch! Que sa loyauté, sa douceur, trouvent grâce à Tes yeux! Récompense ses vertus, qui sont le rempart de Ton Israël bien-aimé! Bénis et inspire ses résolutions, ses entreprises et ses œuvres; affermis son règne de Ta main puissante, et donne-lui la victoire sur l’ennemi, comme à Moïse sur Amalek, à Gédéon sur Madian, à David sur Goliath! Protège ses armées, soutiens l’arc des Mèdes sous l’aisselle de ceux qui se sont soulevés en Ton nom, et ceins-les de Ta force pour le combat. Arme-toi aussi du bouclier et de la lance, et lève-Toi pour nous secourir! Que la confusion retombe sur ceux qui nous veulent du mal, qu’il en soit d’eux devant Tes armées fidèles, comme de la poussière que le vent disperse, et donné à Tes Anges le pouvoir de les abattre et de les poursuivre! Que leurs desseins secrets se retournent contre eux au grand jour! Qu’ils tombent dans un réseau inextricable, qu’ils tombent devant Tes esclaves, qui les fouleront aux pieds! Seigneur, Tu peux sauver les grands et les petits, car Tu es Dieu, et l’homme ne peut rien contre Toi!
«Dieu de nos pères, Ta grâce et Ta miséricorde sont éternelles; ne nous repousse pas loin de Ton visage à cause de nos iniquités, mais accorde-nous le pardon de nos péchés dans Ta bonté infinie. Élève en nous un cœur pur et un esprit droit; raffermis notre foi et notre espoir; souffle-nous l’amour mutuel, et unis-nous tous dans la défense du patrimoine que Tu nous as donné, à nous et à nos pères, afin que le sceptre des méchants ne règne pas sur la terre de ceux que tu as bénis.
«Seigneur Dieu, nous croyons en Toi: ne nous couvre pas de honte, et que notre attente dans Tes bienfaits ne soit pas déçue. Fais un signe, afin que nos ennemis et ceux de notre sainte religion puissent le voir, et périr de confusion! Que tous les peuples puissent se convaincre que Ton nom est le Seigneur, et que nous sommes Tes enfants! Témoigne-nous Ta miséricorde, et accorde-nous la délivrance! Réjouis-en le cœur de Tes esclaves, frappe nos ennemis et renverse-les aux pieds de Tes fidèles. Car Tu es le secours, l’appui et la victoire de ceux qui se confient en Toi. Gloire au Père, au Fils et au Saint-Esprit maintenant et dans les siècles des siècles «Amen!»
Impressionnable et fortement troublée comme elle l’était en ce moment, Natacha fut profondément remuée par cette prière. Elle en écouta religieusement les passages où il était question des victoires de Moïse, de Gédéon, de David, de la destruction de Jérusalem, et pria Dieu, d’un cœur attendri et ému, mais sans se rendre bien compte de ce qu’elle lui demandait. Lorsqu’il s’agissait pour elle d’en obtenir un esprit pur, le raffermissement de sa foi, de lui rendre l’espoir et de lui inspirer l’amour fraternel, elle y mettait toute son âme; mais comment pouvait-elle demander à Dieu de lui laisser fouler aux pieds ses ennemis, lorsque peu d’instants auparavant elle avait souhaité d’en avoir beaucoup, afin de pouvoir les aimer tous et de prier pour eux? Comment, d’un autre côté, douterait-elle de la vérité de la prière qu’on venait de lire à genoux? Une terreur pleine de recueillement la pénétra à la pensée des punitions qui frappent les pécheurs; elle pria avec élan, afin d’obtenir leur pardon et le sien, et il lui sembla que Dieu avait entendu sa prière et qu’il lui accorderait le repos et le bonheur en ce monde.