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XIII
ОглавлениеRostow passa cette nuit-là avec son peloton aux avant-postes du détachement de Bagration. Ses hussards étaient en vedette deux par deux; lui-même parcourait leur ligne au pas de son cheval, pour vaincre l’irrésistible sommeil qui s’emparait de lui. Derrière, sur une vaste étendue, brillaient indistinctement à travers le brouillard les feux de nos bivouacs, tandis qu’autour de lui et devant lui s’étendait la nuit profonde. Malgré tous ses efforts pour percer la brume, il ne voyait rien. Il croyait parfois entrevoir une lueur indécise, quelques feux tremblotants, puis tout s’effaçait, et il se disait, qu’il avait été le jouet d’une illusion; ses yeux se refermaient, et son imagination lui représentait tantôt l’Empereur, tantôt Denissow, tantôt sa famille, et il ouvrait de nouveau les yeux et n’apercevait devant lui que les oreilles et la tête de son cheval, les ombres de ses hussards et la même obscurité impénétrable.
«Pourquoi ne m’arriverait-il pas ce qui est arrivé à tant d’autres? Se disait-il. Pourquoi ne me trouverais-je pas sur le passage de l’Empereur, qui me donnerait une commission comme à tout autre officier et, une fois la commission remplie, me rapprocherait de sa personne! Oh! S’il le faisait, comme je veillerais sur lui, comme je lui dirais la vérité, comme je démasquerais les fourbes!»
Et Rostow, pour mieux se représenter son amour et son entier dévouement à l’Empereur, se voyait aux prises avec un traître allemand, qu’il souffletait et tuait sous les yeux de son souverain. Un cri éloigné le fit tressaillir.
«Où suis-je? Ah! Oui, aux avant-postes! Le mot d’ordre et de ralliement: «Timon et Olmütz!» Quel guignon d’être laissé demain dans la réserve! Si du moins on me permettait de prendre part à l’affaire! Ce serait peut-être la seule chance de voir l’Empereur. Je vais être relevé tout à l’heure, et j’irai le demander au général.»
Il se raffermit sur sa selle pour aller inspecter encore une fois ses hussards. La nuit lui parut moins sombre: il distinguait confusément à gauche une pente douce, et vis-à-vis, s’élevant à pic, un noir mamelon, sur le plateau duquel s’étalait une tache blanche dont il ne pouvait se rendre compte. Était-ce une clairière éclairée par la lune, des maisons blanches, ou une couche de neige? Il crut même y apercevoir un certain mouvement:
«Une tache blanche? Se dit Rostow, c’est de la neige à coup sûr; une tache!» répéta-t-il, à moitié endormi.
Et il retomba dans ses rêves…
«Natacha! Murmura-t-il, elle ne voudra jamais croire que j’ai vu l’Empereur!
— À droite, Votre Noblesse, il y a là des buissons!» lui dit le hussard devant lequel il passait.
Il releva la tête, et s’arrêta. Il se sentait vaincu par le sommeil de la jeunesse:
«Oui, mais à quoi vais-je penser? Comment parlerai-je à l’Empereur?… Non, non, ce n’est pas ça…»
Et sa tête s’inclinait de nouveau, lorsque dans son rêve, croyant qu’on tirait sur lui, il s’écria en se réveillant en sursaut:
«Qui va là?…»
Et il entendit au même instant, là où il supposait devoir être l’ennemi, les cris retentissants de milliers de voix; son cheval et celui du hussard qui marchait à ses côtés dressèrent les oreilles. À l’endroit d’où ces cris partaient brilla et s’éteignit un feu solitaire, puis un autre scintilla, et toute la ligne des troupes ennemies échelonnées sur la montagne s’éclaira subitement d’une traînée de feux, pendant que les clameurs allaient en augmentant. Rostow pouvait reconnaître, par les intonations, que c’était du français, bien qu’il fût impossible de distinguer les mots à cause du brouhaha.
«Qu’est-ce que c’est? Qu’en penses-tu? Demanda-t-il à son hussard. C’est pourtant bien chez l’ennemi?… Ne l’entends-tu donc pas? Ajouta-t-il, en voyant qu’il ne lui répondait pas.
— Eh! Qu’est-ce qui peut le savoir, Votre Noblesse?
— D’après la direction, ce doit bien être chez lui.
— Peut-être chez lui, peut-être pas! Il se passe tant de choses la nuit! Hé, voyons, pas de bêtises,» dit-il à son cheval.
Celui de Rostow s’échauffait également et frappait du pied la terre gelée. Les cris augmentaient de force et de violence et se confondaient en une immense clameur, comme seule pouvait la produire une armée de plusieurs milliers d’hommes. Les feux s’allumaient sur toute la ligne. Le sommeil de Rostow avait été chassé par le bruit des acclamations triomphantes:
«Vive l’Empereur! Vive l’Empereur! Entendait-il distinctement.
— Ils ne sont pas loin, ils doivent être là, derrière le ruisseau,» dit-il à son hussard.
Celui-ci soupira sans répondre et fit entendre une toux de mauvaise humeur.
Le pas d’un cheval approchait, et il vit, surgissant tout à coup devant lui du milieu du brouillard, une figure qui lui parut gigantesque: c’était un sous-officier, qui lui annonça l’arrivée des généraux. Rostow, se dirigeant à leur rencontre, se retourna pour suivre du regard les feux de l’ennemi. Le prince Bagration et le prince Dolgoroukow, accompagnés de leurs aides de camp, étaient venus voir cette fantasmagorie de feux et écouter les clameurs de l’ennemi. Rostow s’approcha de Bagration et, après lui avoir fait son rapport, se joignit à sa suite, prêtant l’oreille à la conversation des deux chefs.
«Croyez-moi, disait Dolgoroukow, ce n’est qu’une ruse de guerre: il s’est retiré, et il a donné l’ordre à l’arrière-garde d’allumer des feux et de faire du bruit afin de nous tromper.
— J’ai peine à le croire, reprit Bagration; ils occupent ce mamelon depuis hier soir; s’ils se retiraient, ils l’auraient aussi abandonné. Monsieur l’officier, dit-il à Rostow, les éclaireurs y sont-ils encore?
— Ils y étaient hier au soir, Excellence, mais maintenant je ne pourrais vous le dire. Faut-il y aller voir avec mes hussards?»
Bagration faisait de vains efforts pour distinguer la figure de Rostow.
«Bien, allez-y» dit-il après un moment de silence.
Rostow lança son cheval en avant, appela le sous-officier et deux hussards, leur donna l’ordre de l’accompagner, et descendit au trot la montagne dans la direction des cris. Il éprouvait un mélange d’inquiétude et de plaisir à se perdre ainsi avec ses trois hussards dans les ténèbres pleines de vapeurs, de mystères et de dangers. Bagration lui enjoignit, de la hauteur où il était placé, de ne pas franchir le ruisseau, mais Rostow feignit de ne pas l’avoir entendu. Il allait, il allait toujours, prenant les buissons pour des arbres et les ravines pour des hommes. Arrivé au pied de la montagne, il ne voyait plus ni les nôtres ni l’ennemi. En revanche, les cris et les voix étaient plus distincts. À quelques pas devant lui, il crut apercevoir une rivière, mais en approchant il reconnut une grande route, et il s’arrêta indécis sur la direction à prendre: fallait-il la suivre ou la traverser pour continuer à travers champs vers la montagne opposée? Suivre cette route, qui tranchait dans le brouillard, était plus sage, parce qu’on y pouvait voir devant soi.
«Suis-moi,» dit-il.
Et il la franchit pour monter au galop le versant opposé, occupé depuis la veille par un piquet français.
«Votre Noblesse, le voilà!» lui dit un de ses hussards.
Rostow eut à peine le temps de remarquer un point noir dans le brouillard, qu’une lueur parut, un coup partit, et une balle siffla comme à regret bien haut dans la brume et se perdit au loin. Un second éclair brilla, le coup ne partit point. Rostow tourna bride et s’éloigna au galop. Quatre coups partirent sur différents points, et les balles chantèrent sur tous les tons. Rostow retint un moment son cheval, excité comme lui, et le mit au pas:
«Encore, et encore!» se disait-il gaiement.
Mais les fusils se turent. Arrivé au galop auprès de Bagration, il porta deux doigts à sa visière.
Dolgoroukow défendait toujours son opinion:
«Les Français se retiraient et n’avaient allumé leurs feux que pour nous tromper. Ils ont parfaitement pu se retirer et laisser des piquets.
— En tout cas, ils ne sont pas tous partis, Prince, dit Bagration. Nous ne le saurons que demain.
— Le piquet est sur la montagne, Excellence, et toujours là au même endroit, dit Rostow, sans pouvoir réprimer un sourire de satisfaction, causé par sa course et par le sifflement des balles.
— Bien, bien, dit Bagration, je vous remercie, monsieur l’officier.
— Excellence, dit Rostow, permettez-moi de…
— Qu’y a-t-il?
— Notre escadron sera laissé dans la réserve, ayez la bonté de m’attacher au 1er escadron.
— Comment vous appelez-vous?
— Comte Rostow.
— Ah! C’est bien, bien! Je te garde auprès de moi comme ordonnance.
— Vous êtes le fils d’Élie Andréïévitch, dit Dolgoroukow. Mais…»
Rostow, sans lui répondre, demanda au prince Bagration: «Puis-je alors espérer, Excellence?…
— J’en donnerai l’ordre.
— Demain, qui sait, oui, demain on m’enverra peut-être porter un message à l’Empereur. Dieu soit loué!» se dit-il.
Les cris et les feux de l’armée ennemie étaient causés par la lecture de la proclamation de Napoléon, pendant laquelle l’Empereur faisait lui-même à cheval le tour des bivouacs. Les soldats l’ayant aperçu, allumaient des torches de paille et le suivaient en criant: Vive l’Empereur! L’ordre du jour contenant la proclamation de Napoléon venait de paraître; elle était ainsi conçue:
«SOLDATS!
«L’armée russe se présente devant vous pour venger l’armée autrichienne d’Ulm. Ce sont ces mêmes bataillons que vous avez battus à Hollabrünn, et que depuis vous avez constamment poursuivis jusqu’ici.
«Les positions que nous occupons sont formidables, et, pendant qu’ils marcheront pour tourner ma droite, ils me présenteront le flanc. Soldats, je dirigerai moi-même vos bataillons. Je me tiendrai loin du feu, si, avec votre bravoure accoutumée, vous portez le désordre et la confusion dans les rangs ennemis; mais, si la victoire était un moment incertaine, vous verriez votre Empereur s’exposer aux premiers coups, car la victoire ne saurait hésiter, dans cette journée surtout où il s’agit de l’honneur de l’infanterie française, qui importe tant à l’honneur de toute la nation.
«Que, sous prétexte d’emmener les blessés, on ne dégarnisse pas les rangs, et que chacun soit bien pénétré de cette pensée, qu’il faut vaincre ces stipendiés de l’Angleterre, qui sont animés d’une si grande haine contre notre nation!
«Cette victoire finira la campagne, et nous pourrons reprendre nos quartiers d’hiver, où nous serons joints par les nouvelles armées qui se forment en France, et alors la paix que je ferai sera digne de mon peuple, de vous et de moi.
«NAPOLÉON.»