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UN CHANGEMENT DANS LA VIE DE MADELEINE
ОглавлениеCe fut ainsi, sans avoir jamais eu de chagrin, que Madeleine entra dans sa huitième année.
Alors sa mère et Madame Dubois consultèrent ensemble sur le système d’éducation qu’il fallait adopter. Madame Dubois n’était pas d’avis qu’on l’envoyât à l’école.
— Montrez-lui vous-même à coudre et à faire le ménage, elle en saura toujours assez, disait-elle. Nous n’apprenions pas davantage de mon temps et nous étions de bonnes ouvrières et de bonnes mères de famille. Mon mari disait toujours qu’une femme n’a pas besoin de savoir autre chose que tenir son aiguille.
— Mon mari ne pensait pas ainsi, répondit la mère de Madeleine; il disait que l’ignorance est notre grand malheur à nous autres pauvres gens, et que nous devons tout faire pour donner à nos enfants une bonne éducation. Je conduirai demain Madeleine à l’école.
— Oui, pour qu’elle y apprenne à mépriser sa mère et sa vieille grand’mère Dubois, parce qu’elles n’en sauront pas si long qu’elle. A quoi ça lui servira-t-il de lire et d’écrire? est-ce qu’elle aura beaucoup de temps pour s’amuser à ces bêtises-là ? Non, non, moi je disque Madeleine n’a pas besoin de ça, et que c’est une folie de lui mettre toutes sortes d’idées en tête et de l’envoyer loin de nous tout le jour.
C’était là le fin mot de la résistance de Madame Dubois. Elle ne pouvait penser aux longues journées sans Madeleine; la présence de cette petite lui était devenue plus nécessaire que ne le lui avait jamais été celle de ses propres enfants. Sa gaieté réjouissait son vieux cœur et sa figure souriante lui rappelait toutes les joies du passé. Il lui semblait que les heures que l’enfant passerait à l’école n’auraient pas de fin et, sans se rendre compte de son égoïsme, elle voulait la garder auprès d’elle.
Mais la mère de Madeleine tint bon et le dimanche matin, seul jour où elle se permît de quitter son travail, elle mit un bonnet blanu qu’elle avait repassé avec soin, prit par la main sa petite fille propre et bien peignée, et se dirigea, non sans un battement de cœur, vers une grande maison qu’elle avait souvent regardée en passant.
C’était une école récemment bâtie dans le voisinage. Elle était gaie et avenante, cette maison neuve avec ses deux rangées de grandes fenêtres qui laissaient pénétrer tant de jour et de lumière, avec ses deux portes toujours ouvertes pour laisser entrer et sortir un petit monde éveillé et joyeux.
— C’est l’école où je voudrais t’envoyer, dit Madame Jacques en la regardant de loin.
— Est-ce que tu viendras toujours avec moi? demanda Madeleine en serrant la main de sa mère.
— Je t’amènerai et je viendrai te chercher jusqu’à ce que tu sois bien habituée.
— Tu me laisseras seule?...
— Je ne suis pas une petite fille, on ne me permettrait pas de rester avec toi.
— Oh! non, s’écria Madeleine avec effroi, oh! non, ne me laisse pas toute seule!...
— Attends d’avoir vu ce que c’est, répondit sa mère.
C’était dimanche, les enfants ne devaient pas être à l’école; cependant on entendait un bourdonnement joyeux comme celui d’une ruche pleine. La maison était ouverte et les deux visiteuses montèrent les marches du perron. Tout le bruit semblait partir d’une seule salle dont la porte aussi n’était pas entièrement fermée; elles s’approchèrent et virent un spectacle inattendu. Il y avait beaucoup d’enfants en effet dans cette salle, mais au lieu d’être réunis et assis par rangées dans les bancs d’école, ils étaient disséminés par petits groupes de huit ou dix. Dans chaque groupe on parlait, mais les voix étaient contenues en sorte que le bruit n’était pas trop assourdissant. Madeleine ayant poussé la porte sans le vouloir, quelqu’un se retourna et on leur fit signe d’entrer; elles obéirent et restèrent debout contre le mur, regardant de tous leurs yeux et écoutant de toutes leurs oreilles.
Les enfants paraissaient heureux et attentifs; personne ne bâillait, personne ne semblait s’ennuyer. Au bout d’un moment, à un signal donné, tous quittèrent leurs places et se rangèrent dans les bancs, les plus petits devant, les plus grands derrière eux. Puis ils chantèrent tous ensemble; ensuite on leur adressa des questions, et de petites voix impatientes de répondre partaient à la fois de tous les coins de la salle.
— Qu’avez-vous appris dans la leçon d’aujourd’hui? demanda le Monsieur qui leur parlait.
— Qu’il faut aimer nos ennemis, répondirent un certain nombre d’enfants.
— Avez-vous des ennemis?
Les enfants se taisaient. Tout à coup, une voix partit du milieu des garçons:
— Oui!
— Qui a dit: Oui?
— C’est moi, dit un petit blondin joufflu.
— Toi, Jean! et qui est ton ennemi?
— C’est lui!...
Et il montrait du doigt un garçon plus grand.
— Pourquoi donc est-il ton ennemi?
— Parce qu’il m’a déchiré mon image qu’on m’avait donnée.
— Eh bien! l’aimes-tu?
Jean baissa la tête sans répondre.
— Voudrais-tu lui faire du mal?
— Non.
— Lui ferais-tu plaisir si tu le pouvais?
La tête frisée se baissa de nouveau: l’esprit de pardon n’allait pas jusque-là.
— Eh bien, mon ami, souviens-toi que lorsque quelqu’un t’a fait du mal, il faut être disposé à lui faire du bien. Dieu nous aime et nous fait du bien; pourtant nous ne l’aimons pas, nous.
Madeleine ne perdait pas une des paroles qu’elle entendait.
Les enfants, quand l’école fut finie, commencèrent à défiler, non sans que la plupart d’entre eux fussent venus réclamer un baiser ou une poignée de main de leurs instituteurs et de leurs institutrices. Madame Jacques, la main de Madeleine dans la sienne, restait debout à la même place, si absorbée par ce qu’elle venait de voir et d’entendre qu’elle en oubliait ce qu’elle était venue faire.
— Vous venez nous amener votre petite fille? lui dit une voix.
Elle tressaillit et répondit qu’elle voudrait bien faire recevoir sa fille à l’école.
— Quel âge a-t-elle? demanda l’institutrice. Sait-elle quelque chose?
— Rien, Madame.
— Pas même ses lettres?...
— Non, elle n’a encore rien appris...
Et Madame Jacques, croyant qu’on la blâmait, ajouta tout bas d’un air honteux:
— Je ne sais pas lire et je travaille tout le jour...
— Pauvre femme! dit l’institutrice avec compassion en regardant cette figure encore si jeune mais toute creusée déjà par la fatigue et la souffrance, vous êtes donc veuve?
— Mon mari est mort avant la naissance de ma petite fille. Il est tombé d’un échafaudage...
— Maman, dit Madeleine tout bas, ne parle pas de papa; ça te fait toujours pleurer.
L’institutrice entendit ces paroles et posa la main sur la tête blonde de l’enfant.
— Amenez-moi votre petite fille demain matin, dit-elle; nous l’inscrirons, et si elle veut se donner de la peine, dans trois mois elle saura lire. Je crois que nous nous aimerons. A demain, ma fillette.
— Oh! maman, dit la petite avec un grand soupir quand elles furent dans la rue, comme c’était beau quand tous les enfants chantaient! Est-ce que ce n’est pas comme cela au ciel?
Pauvre petite Madeleine, ses oreilles n’étaient pas bien délicates pour qu’elle pût parler ainsi, car ce chant qui lui avait inspiré tant d’admiration laissait beaucoup à désirer; les voix étaient un peu dures et criardes; ni la mesure ni l’expression n’étaient bien observées, mais les anges du ciel sont peut-être de son avis. Qui sait s’ils ne préfèrent pas les chants de ces pauvres petits à la musique la plus étudiée et la plus parfaite?
Tout le reste de ce dimanche, Madeleine ne pensa qu’à ce qu’elle avait vu et entendu le matin. Elle le raconta à Madame Dubois, qui dit qu’il n’en était pas moins vrai que les enfants étaient toujours mieux chez eux que partout ailleurs et que Madame Jacques se repentirait d’avoir voulu se débarrasser de sa fille. Madame Jacques, forte du sentiment de son amour maternel, ne répondait rien et n’en était pas moins bien résolue à conduire la petite le lendemain à cette source de science.
— La dame a dit que je saurai bientôt lire, répétait l’enfant.
— Eh bien! disait Madame Dubois, la belle affaire de savoir lire! est-ce que tu en vaudras mieux que nous?
— Elle en sera peut-être au moins plus heureuse, dit Madame Jacques.
— Ah bah! elle en sera plus vaniteuse, voilà tout.
On se sépara sans avoir pu arriver à une entente, et le lendemain Madame Dubois resta obstinément enfermée dans sa chambre jusqu’après le départ de la mère et de la fille.
C’était tout plaisir d’aller à l’école par cette belle matinée; Madeleine sautait et jasait tout le long du chemin. Elle était proprement vêtue d’une robe bien rapiécée avec un tablier de cotonnade tout neuf par-dessus. Sa mère avait fait le sacrifice de ses beaux cheveux pour qu’il fût plus facile de la tenir en ordre, mais la petite figure de Madeleine n’en paraissait que plus gentille ainsi découverte, et la maîtresse d’école ne put s’empêcher de la caresser en la recevant.
— Je viendrai te chercher à midi, lui dit sa mère en l’embrassant et en dégageant sa robe de la petite main qui la serrait convulsivement, car Madeleine avait tout à coup compris qu’elle allait réellement rester seule au milieu de cette foule d’enfants bruyants et remuants, et le cœur lui manquait. Sa mère s’éloigna à la hâte pour ne pas laisser voir qu’elle avait elle-même les yeux pleins de larmes, mais elle se retourna encore pour lui faire de loin un signe d’encouragement: la porte se referma sur elle et la petite fille se trouva perdue au milieu de ce monde nouveau, inconnu et plein pour elle de terreurs en même temps que d’attraits.
— A vos places! dit la maîtresse d’une voix ferme.
En parlant ainsi elle prit Madeleine par la main et la fit entrer dans le banc le plus rapproché de son pupitre à elle. Le cœur de la petite était gonflé et ses lèvres tremblaient, mais elle se contint et ne laissa pas couler une larme. Quand elle put voir ce qui se passait autour d’elle, elle s’aperçut que sa voisine de gauche la regardait avec intérêt et tenait sa main tout près de la sienne, comme si elle avait voulu la caresser mais ne l’osait pas. Madeleine retira d’abord sa main, puis ayant jeté un coup d’oeil à la dérobée sur le visage de la petite fille, elle se rapprocha d’elle comme si elle se fût subitement apprivoisée. C’était, il est vrai, une douce figure que celle que son regard rencontra, une figure souffrante et maladive mais dont l’expression gagnait le cœur. Madeleine la regarda à plusieurs reprises et chaque fois elle se sentit plus attirée vers sa petite compagne. De l’autre côté était assise une brune aux joues rebondies qui lui donnait sans cesse des coups de pied avec ses gros souliers qu’elle balançait au bout de ses jambes remuantes.
— Sais-tu tes lettres? demanda cette dernière à Madeleine, pendant que la maîtresse s’occupait un moment des plus grandes.
— Non, dit la petite un peu honteuse.
La grosse brunette parut ravie.
— Oh! dit-elle, moi je sais toutes mes lettres. Je sais aussi compter jusqu’à cent, et toi?
— Non, dit encore Madeleine en baissant la tête.
— Eh bien, moi, je ne voudrais pas être toi, dit la fillette avec dédain.
Madeleine avait bien envie de pleurer. Elle allait donc être, au milieu de toutes ces petites savantes, un sujet d’étonnement et de risée à cause de son ignorance. Elle se retourna vers son autre voisine pour reprendre un peu de courage. Cependant la petite aux doux yeux ne lui disait rien, elle la regardait seulement à la dérobée et se détournait bien vite comme si elle eût peur d’être surprise. L’une de ses voisines était si timide, l’autre si hardie, pauvre petite Madeleine!...
— Au tableau, le premier banc! dit la maîtresse.
Aussitôt les huit petites filles du premier banc se levèrent et se réunirent dans un coin de la salle autour d’un tableau de lecture.
— Henriette, c’est toi qui donnes la leçon.
Et Madeleine vit sa voisine de droite s’armer d’une baguette et d’un air assuré se placer au centre du groupe et montrer la première lettre du tableau. Six petites voix un peu criardes répétèrent le son, six petites mains se levèrent et imitèrent le geste avec plus ou moins de grâce. Madeleine seule, étonnée, restait muette et immobile.
— Fais comme moi, lui cria Henriette.
Elle ne répondit pas. Alors la baguette, tenue par une main qui n’était ni douce ni légère, tomba sur sa petite tête et la frappa rudement. Il y eut un murmure de désapprobation dans le groupe; Madeleine recula en poussant un cri.
— Qu’est-ce qu’il y a? demanda Madame Martel, la maîtresse d’école.
— Madame, c’est la nouvelle qui ne veut pas lire.
— Eh bien! est-ce qu’on la frappe au lieu de lui parler doucement? Je ne veux pas de coups ici. Allez à votre place, Henriette; vous ne serez plus monitrice aujourd’hui.
Madame Martel regarda Madeleine et vit qu’elle était toute pâle.
— T’a-t-elle fait mal, mon enfant?
— Pas beaucoup, Madame.
Mais en essayant d’être ferme, sa voix tremblait et elle avait bien de la peine à ne pas sangloter.
— Viens, ma pauvre petite, dit Madame Martel, je vais te montrer tes lettres moi-même et je suis sûre que tu feras de ton mieux pour apprendre vite.
Quand Madeleine retourna à sa place, elle trouva celle de ses petites voisines qu’elle aimait déjà tout en larmes. Elle lui demanda ce qu’elle avait; Lydie ne répondit pas, mais ses sanglots soulevaient sa pauvre petite poitrine.
— Elle pleure parce que je lui ai dit qu’elle est comme un chameau, dit Henriette en avançant sa méchante petite figure; je ne puis pas la regarder sans rire et ça la fâche.
Madeleine se rendit alors compte pour la première fois de l’infirmité de sa petite compagne. Elle se rapprocha d’elle et passa son bras autour de son cou.
— Je t’aime bien, moi, lui dit-elle.
Alors Lydie essuya ses yeux et sourit.
Oh! quel sourire que celui qui venait illuminer cette pâle figure lorsqu’une parole d’affection avait réjoui ce pauvre cœur. Il fallait être bien dur pour ne pas aimer Lydie quand elle vous regardait en souriant ainsi.
A ce moment, là maîtresse frappa sur son pupitre pour attirer l’attention de toute la classe. Elle allait donner une leçon générale, et l’esprit de Madeleine fut bientôt si absorbé parce qu’elle entendait de nouveau, qu’elle en oublia ses deux compagnes et tout ce qui se trouvait autour d’elle.
A midi, sa mère vint la chercher et Lydie la regarda s’en aller d’un air de regret.
— Tu ne retournes pas chez toi? lui demanda Madeleine.
— Non, il n’y a personne.
Elle avait l’air si triste toute seule dans un coin pendant que les autres se réunissaient pour jouer et babiller ensemble, que Madeleine avait le cœur un peu serré de ne pas rester avec elle.
Après la classe du soir, elles sortirent ensemble; Madeleine donnait la main à sa mère et la pauvre petite, s’arrêtant sur le seuil de la porte, les regardait s’en aller.
— Elle n’a peut-être pas de mère, dit Madame Jacques avec compassion.
Madeleine quitta sa main et revint auprès de Lydie pour l’embrasser.
— N’as-tu pas de maman? lui dit-elle.
— Oh! si, j’en ai une.
— Est-ce qu’elle ne vient pas te chercher?
— Non, elle est au lavoir.
— Mais elle reviendra pour prendre soin de toi?
— Oh! oui.
Il n’y avait pas de rayon dans ses yeux quand elle dit cela.
— A demain, lui dit Madeleine en l’embrassant encore.
Elle se retourna plusieurs fois pour la regarder. Lydie restait toujours immobile, et semblait n’avoir pas le courage de se mettre en route. Qu’est-ce qui l’attendait donc à la maison, pour qu’elle eût si peu de hâte d’y retourner? Cela fait bien mal de voir un enfant triste et seul, surtout quand cet enfant est infirme comme l’était Lydie, et qu’il lui faudrait une double mesure d’amour; mais, sauf Madeleine, qui l’aimait déjà, personne ne semblait porter beaucoup d’intérêt à la pauvre petite.
Peu de jours après son entrée à l’école, Madame Jacques voyant que Madeleine ne redoutait plus d’y aller, et qu’elle savait son chemin, lui donna son déjeuner dans un petit panier, afin qu’elle pût y rester à midi, comme les autres. La petite fut très-fière de cette innovation. Elle montra son panier à Lydie, dont la figure rayonna.
— Tu resteras!... dit-elle comme en extase.
— Oui, maman a dit que je pouvais rester si seulement je lui promettais de ne pas jouer avec les petites filles mal élevées. Elle m’a dit de rester avec toi.
Pauvre petite Lydie! quelle joie et quel honneur pour elle, qui n’était guère accoutumée qu’à être oubliée ou traitée avec dédain! Elle releva la tête et sourit à Madeleine.
Quand la classe fut finie, elles s’en allèrent ensemble s’asseoir dans un coin du préau; Madeleine ouvrit son petit panier et en sortit un grand morceau de pain et une petite tranche de viande soigneusement enveloppée.
— Qu’as-tu pour ton déjeuner? demanda-t-elle à Lydie, qui la regardait faire et qui n’avait, elle, pas de panier.
Lydie mit sa main dans sa poche et en retira un morceau de pain si sec, qu’il semblait difficile que la pauvre enfant pût le manger.
— Tu n’as que ça?
— Il n’y avait rien chez nous ce matin. C’est une voisine qui m’a donné ce morceau de pain.
— Tiens! dit Madeleine, et elle mit sur les genoux de Lydie la moitié de ses provisions.
Les yeux de la pauvre petite brillèrent. Elle n’avait pas mangé de viande depuis si longtemps! Mais un scrupule l’arrêta.
— Peut-être que ta maman ne voudrait pas... dit-elle.
— Oh! maman dit toujours qu’on est bien heureux de pouvoir donner, et souvent elle porte sa soupe à une voisine malade, et elle ne mange rien. Tu vois bien qu’elle ne me gronderait pas.
Rassurée, Lydie goûta la viande d’un air de satisfaction, et les deux petites se mirent, en riant et en causant, à leur repas fraternel. Elles n’avaient plus que le reste de leur pain, lorsque Henriette arriva en courant et en sautant.
— Comment! vous avez déjà fini, vous deux! Voyez, moi, ce qui me reste encore. En voilà un déjeuner!... qu’en dites-vous?
Et elle leur montrait dans son tablier un mélange de viande, de fromage blanc et de gâteaux, bien fait pour exciter l’envie.
— Ah! mais, c’est que, moi, on me donne tout ce que je veux. Ma maman à moi est riche. Quand je rentrerai, je prendrai dans la boutique tout ce dont j’aurai envie; on ne me dira rien. Je ne voudrais pas manger du pain sec comme vous autres.
Elle les quitta pour aller tâcher d’exciter l’envie d’autres petites filles moins bien partagées qu’elle.
Henriette était la fille d’une fruitière qui pouvait, sans se priver, lui donner non-seulement tout ce qu’il lui fallait, mais bien plus encore. La pauvre enfant n’avait jamais vu autour d’elle que des exemples d’égoïsme brutal. Quand il arrivait qu’une malheureuse mère de famille implorât de Madame Redel un secours pour ses enfants, elle répondait durement:
— Est-ce pour vous que je travaille? Chacun pour soi, dans ce monde. Si vous vous étiez donné autant de mal que moi, vous n’auriez pas besoin de mendier.
Elle recommandait toujours à Henriette de ne pas partager, et, en vérité, c’était une recommandation bien inutile, car Henriette n’était pas généreuse de sa nature. Mieux habillée, mieux nourrie que la plupart des autres petites filles de l’école, elle se croyait infiniment supérieure à elles, et saisissait toutes les occasions de les humilier.
Henriette avait une aversion particulière pour Lydie, dont la faiblesse et l’infirmité faisaient contraste avec sa vigueur, et qui était si misérable, qu’elle apportait bien rarement autre chose qu’un morceau de pain. Jamais l’idée ne lui était venue d’offrir à la pauvre petite un peu de son superflu; elle trouvait plus simple de se moquer de sa misère. Et cependant Henriette entendait chaque jour lire les paroles de l’Evangile; elle les apprenait par cœur et les répétait d’un air dégagé, mais son cœur était fermé et elle n’en comprenait pas le sens.
— Je ne l’aime pas, dit Madeleine, quand elle se fut éloignée.
— Ni moi non plus, répondit Lydie.
Puis, se reprenant:
— Mais c’est mal de ne pas l’aimer.
— Comment, mal!... elle qui est si méchante!
— Oui, elle est bien méchante; mais tu sais qu’il faut aimer ceux qui nous font du mal, et elle me fait du mal très-souvent.
— Oui, j’ai entendu qu’on disait cela l’autre jour, dit Madeleine d’un air pensif. Mais pourquoi faut-il aimer ceux qui nous font du mal?
— C’est Jésus qui l’a dit. Est-ce que tu ne le sais pas? Nous voulons tâcher d’aimer Henriette, n’est-ce pas, Madeleine?
Madeleine sentait l’influence du doux regard de Lydie, mais elle n’était pas convaincue encore. Comment aimer ce qui était si peu aimable? Elle ne répondit pas.
Lydie était plus âgée que sa nouvelle amie. Elle avait plus de dix ans, tandis que Madeleine n’en avait pas encore huit; mais elle était si petite, si chétive, qu’on lui eût à peine donné le même âge. La pauvre enfant avait déjà beaucoup souffert dans sa vie. Son père, qui était ivrogne et brutal, lui reprochait durement son infirmité ; elle avait peur de lui, et lorsqu’il était à la maison, ce qui n’arrivait pas souvent, elle se tenait dans un coin et tâchait de se faire oublier. Sa mère, souvent malade elle-même, et tout usée par l’excès de travail et les mauvais traitements, ne lui témoignait aucune tendresse. Elle pourvoyait à ses besoins dans la mesure où elle le pouvait, mais elle la regardait comme un fardeau. Lydie avait un grand besoin d’affection, et n’en trouvait aucune autour d’elle. Son intelligence n’était pas vive; elle ne donnait pas beaucoup de satisfaction à ceux qui s’occupaient de l’instruire, et bien qu’elle fût douce et attentive, elle recevait rarement un éloge ou un encouragement. La souffrance physique qui ne la quittait jamais la rendait un peu triste et apathique. Il fallait avoir le loisir de l’observer de près et de la bien connaître pour deviner un peu de ce qu’il y avait en elle.
Ce n’était qu’à l’école du dimanche que Lydie était entièrement heureuse. Là, son apathie disparaissait; elle était tout yeux et tout oreilles; et quand on lui parlait de Jésus, qui aimait les petits, les faibles, les misérables, ses yeux se remplissaient de larmes. Elle aimait aussi à entendre parler du ciel, de ce ciel qui s’ouvrirait pour elle un jour; elle avait alors une figure attentive et ravie qui faisait plaisir à voir. Mais personne ne prenait la peine de pénétrer ce qui se passait dans cette petite âme solitaire et aimante.