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TROIS INTÉRIEURS

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En sortant de l’école, quelques jours après l’entrée de Madeleine, les deux nouvelles amies cheminèrent un moment ensemble. Madame Jacques n’était pas venue chercher sa petite fille, pensant que, maintenant qu’elle savait bien le chemin, il n’y avait rien à craindre pour elle.

— Où demeures-tu? demanda Madeleine à Lydie.

— Là-bas, dans cette grande maison noire, où il y a tant de fenêtres.

— Moi, je demeure bien plus près. Vois-tu, c’est cette petite maison au coin de la rue. Notre fenêtre est la plus haute; il y a des capucines tout autour.

— Comme c’est joli! dit Lydie avec un soupir. Nous n’ayons pas de fleurs chez nous. J’aimerais bien mieux demeurer dans ta maison que dans la nôtre.

— Pourquoi?

— Oh! c’est qu’il y a tant de méchants garçons qui me crient des injures et qui se moquent de moi quand je passe, et une fois même ils m’ont jeté de la boue.

— Les méchants!... pourquoi font-ils cela? Moi, s’ils me jetaient de la boue, je leur en jetterais aussi.

— Mais il ne faut pas rendre le mal pour le mal.

— C’est drôle, ça, dit Madeleine. Tu ne voudrais pas faire du mal à ceux qui t’en font, ni à Henriette, ni à ces vilains garçons?

— Non, répondit Lydie, parce que je sais que Dieu ne le veut pas.

Madeleine resta silencieuse.

— Adieu, dit-elle enfin; maman m’attend, il faut m’en aller vite, et toi?

— Personne ne m’attend, maman travaille dehors. J’irai chez la voisine.

A ce moment, Henriette passa près d’elles en courant, les cheveux au vent, les joues rouges, les yeux étincelants. Elle mordait à belles dents dans une poire énorme, reste de son déjeuner, et elle les salua d’un éclat de rire moqueur et d’une grimace.

Lydie rentra dans la sombre maison, regardant avec effroi autour d’elle, de peur de voir les mines effrontées des gamins qui se moquaient de son infirmité et poussaient même quelquefois la cruauté jusqu’à lui donner des coups, eux si forts à elle si chétive et si faible!

Pour l’honneur de l’humanité, je dirai que les enfants capables de tant de lâcheté ne sont pas nombreux; mais il y avait dans cette grande maison mal habitée un nid de petits mauvais sujets qui n’allaient pas à l’école, ne travaillaient jamais, et dont les parents ne s’inquiétaient guère. L’ignorance et la fainéantise sont de mauvaises conseillères.

Ils n’étaient pas là, heureusement, quand Lydie rentra. Elle traversa la cour, monta l’étroit escalier, si sombre et si sale, et chercha à tâtons la clef de la porte, bien qu’elle sût que sa mère devait l’avoir ôtée. Celle de la voisine aussi était fermée. Que faire? Retourner dans la rue?... Oh! non, car on entendait les voix redoutables des gamins, qui peut-être guettaient son retour. Elle n’avait pas d’autre parti à prendre que de rester sur l’escalier noir. Pauvre petite Lydie! elle s’assit sur la dernière marche et s’appuya contre le mur, car elle était faible et lasse. Quelques habitants de la maison passèrent tout à côté sans même la voir; un homme seulement trébucha contre elle et jura. Elle ne bougea pas, et il s’éloigna sans même savoir peut-être contre quoi il s’était heurté. Tout rentra dans le silence.

Lydie passa deux grandes heures dans l’obscurité, ainsi repliée sur elle-même; elle pensait à beaucoup de choses: à son père, si dur pour elle; à sa mère, qui semblait ne pas l’aimer, mais qu’elle aimait, elle, de toute la force de son petit cœur altéré d’amour; à l’école, où elle était plus heureuse qu’elle ne l’avait jamais été ailleurs, et où pourtant on l’accusait quelquefois de mauvaise volonté et de paresse. Elle savait bien que si elle n’apprenait pas facilement comme les autres, il n’y avait pas de sa faute; mais elle ne s’étonnait pas qu’on aimât mieux les plus intelligentes.

Elle pensait aussi à cette école du dimanche qui ne revenait qu’une fois par semaine, et qui était la grande joie de sa pauvre petite vie. De là, sa pensée alla naturellement plus loin. Elle se demanda si Jésus l’aurait aimée, lui, quand il était sur la terre, et s’il aurait dit de sa voix douce: Laissez-la venir près de moi. — Elle était encore plongée dans cette rêverie, qui était devenue un demi sommeil plein d’images vagues et à moitié fantastiques, quand sa mère rentra chargée d’un énorme paquet de linge qu’elle venait de laver.

— Qu’est-ce que tu fais là à dormir, paresseuse, engourdie?... Allons vite, ouvre-moi la porte. Ne vois-tu pas que je suis abîmée? La clef est dans ma poche, prends-la; dépêche-toi.

Lydie, tirée brusquement de son beau rêve, prit la clef et fit ce qu’on lui commandait; mais elle était lente, et sa mère eut encore le temps de s’impatienter. Elles entrèrent enfin dans la chambre, où il faisait déjà nuit. Un misérable lit, dans un coin une paillasse pour Lydie, une vieille commode et deux chaises de paille défoncées, c’était tout l’ameublement, sauf pourtant les cordes tendues en travers, d’un mur à l’autre, pour faire sécher le linge.

— Ouf! dit la mère, en laissant tomber son lourd fardeau. Quand est-ce que tu pourras m’aider, toi, quand ce ne serait qu’en t’ôtant de mon chemin. Ah! faut-il que j’aie peu de chance de n’avoir gardé que celle-là !

Madame Lebrun avait perdu plusieurs enfants, dont deux ou trois beaux, vigoureux et déjà élevés; il ne lui était resté que la plus chétive de tous. Cette pensée l’exaspérait, et elle ne se rendait pas compte des tortures qu’elle infligeait au cœur aimant de sa fille, quand elle lui parlait ainsi. L’habitude d’être elle-même injuriée, maltraitée, l’avait endurcie pour les autres; elle n’avait d’ailleurs aucune idée des trésors de tendresse et de la faculté de souffrir que renfermait l’âme cachée dans ce corps frêle et difforme. Si elle l’avait su, elle n’aurait pas parlé comme elle venait de le faire; car elle n’était pas méchante. Elle aimait Lydie à sa manière, et travaillait sans relâche pour lui procurer le nécessaire; mais elle n’avait jamais le temps de s’occuper de ce qui se passait en elle, de ce qu’elle pouvait penser et sentir. Vraiment, la vie était si dure pour la pauvre femme, qu’on ne saurait s’étonner qu’elle, à son tour, fût un peu dure pour les autres.

Quand le linge fut étendu, le feu allumé, et que Lydie et sa mère eurent mangé, sans échanger une parole, la soupe réchauffée à la hâte, la petite s’étendit sur la paillasse, où elle passait souvent de longues heures sans sommeil. Mais cette fois, elle s’endormit et rêva que sa maîtresse de l’école du dimanche la prenait sur ses genoux et lui donnait un baiser.

Pendant ce temps, Madeleine était rentrée dans un intérieur bien différent. Ce n’est pas qu’il fût plus riche, mais l’ordre, le soin, la propreté lui donnaient un aspect agréable; le lit était couvert d’un vieux morceau de perse fané, mais bien raccommodé ; il y avait de petits rideaux à la fenêtre, et chaque chose occupait sa place. Madame Jacques était même parvenue à conserver quelques débris d’un temps plus heureux: une petite pendule et trois tasses de porcelaine ornaient la commode. Le fourneau était allumé, et la soupe y cuisait, répandant autour d’elle un fumet appétissant. Elle se hâtait de finir une camisole d’un travail très-fin et très-compliqué qu’elle devait rendre le lendemain; elle quitta pourtant son ouvrage pour embrasser sa fille, et lui fit raconter tous les événements de sa journée. Après cela, la petite mit le couvert: deux assiettes sur un bout de la petite table. Elle avait été accoutumée à faire tous ces petits arrangements avec gentillesse, et c’était plaisir de la voir mettre chaque chose à sa place avec une précision minutieuse.

Madame Dubois entra comme elle achevait; elle n’était plus la même depuis que Madeleine allait à l’école: rechignée, grondeuse, elle ne rendit même pas à la petite son baiser. Pour dire la vérité, Madeleine avait un peu peur d’elle, en la voyant de si mauvaise humeur, et elle se réfugiait tant qu’elle pouvait auprès de sa mère, dont la douce figure pouvait bien être triste, mais jamais sévère ou repoussante.

— Vous n’êtes pas venue me voir, aujourd’hui, dit Madame Jacques.

— Non. A quoi bon? Nous sommes aussi bien seules, chacune dans notre coin; nous n’avons rien de bien gai à nous dire.

— Je serais bien allée moi-même auprès de vous; mais vous savez que j’ai un ouvrage très-pressé à finir, et le jour est meilleur dans cette chambre que dans la vôtre.

— Je ne vous demande rien, vous le savez bien. Puisque le bon Dieu m’a ôté mes enfants, c’est sans doute pour que je sois seule. Si seulement j’avais encore mes yeux, je ne dirais rien.

— Est-ce que vos yeux vous font mal?

— Non; ils ne me servent plus à rien, voilà tout. J’y vois encore pour me conduire; mais regardez mon ouvrage d’aujourd’hui, et vous me direz ce que vous pensez de mes yeux.

Madame Jacques jeta un coup d’œil sur l’ouvrage de sa pauvre voisine; elle fut consternée de le voir si irrégulier, si mal fait.

— Qu’est-il donc arrivé ? dit-elle; il y a huit jours, ce n’était pas ainsi, n’est-ce pas?

— Non, ce n’était pas ainsi, sans doute. Voilà pourtant plusieurs semaines que ma vue baisse d’une manière effrayante. Je voulais me le dissimuler, mais il n’y a plus moyen. Samedi dernier, on m’a dit qu’on ne pourrait plus me donner d’ouvrage s’il était aussi mal fait. Croyez-vous qu’on acceptera celui-ci? Non, c’est bien fini; ils me diront poliment de ne plus revenir. C’est tout simple. Qu’est-ce que ça leur fait, une pauvre vieille femme qui meurt de faim? Le bon Dieu ne peut pas tarder à me prendre, puisqu’il m’ôte les moyens de gagner mon pain; car je n’ai personne au monde qui puisse me venir en aide, et quant à aller vivre d’aumône dans un établissement de charité, j’aimerais mille fois mieux mourir de faim!

Le jour commençait à baisser; Madame Jacques avait fini son travail; elle le secoua, le plia, regarda un moment, sans rien dire, du côté du ciel que doraient faiblement les lueurs du couchant; puis, se tournant tout à coup vers sa vieille amie:

— Vous n’irez pas dans un établissement de charité, et vous ne mourrez pas de faim, dit-elle; avec l’aide de Dieu, je vous soutiendrai par mon travail.

— Pauvre enfant! dit la vieille femme émue, vous ne pouvez pas vous charger de moi, quand vous avez à peine assez pour vous et Madeleine.

— Nous pouvons nous passer de bien des petites choses... D’ailleurs, vous mangez comme un oiseau, Madame Dubois. Quant au loyer, il est certain que je ne pourrais pas le payer; il faut venir loger ici. Nous pouvons mettre votre lit dans le coin, derrière la porte, votre fauteuil à côté. La commode, il n’y faut pas songer; mais je connais une personne qui vous l’achètera à un prix raisonnable. Nous saurons bien nous arranger.

— Mais il n’y aurait plus moyen de remuer dans cette petite chambre!

— Maintenant que Madeleine va à l’école, nous n’avons plus besoin de tant de place. Il ne m’en faut pas beaucoup, à moi.

Après un moment de silence, Madame Dubois reprit, les yeux pleins de larmes et la voix toute tremblante:

— Avez-vous bien réfléchi à ce que vous voulez faire? Je ne vous suis rien.

— Vous avez été ma seule amie depuis que j’ai perdu mon mari. Si nous devons souffrir un peu, nous souffrirons ensemble; ce ne sera rien de bien nouveau. N’avez-vous pas souvent partagé avec moi votre morceau de pain, quand moi je n’avais rien?

— Et Madeleine?

— Eh bien, Madeleine sera contente d’avoir sa bonne amie toujours avec elle. Embrasse Madame Dubois, Madeleine, et dis-lui que tu prendras soin d’elle.

Madame Dubois resta un moment la tête dans ses mains.

— Je ne sais, dit-elle enfin, si mes propres enfants feraient pour moi ce que vous faites. Que Dieu vous le rende!

Son cœur plein d’amertume quelques instants auparavant débordait de reconnaissance et d’émotion.

Madeleine mit sans qu’on le lui dît une troisième assiette sur la table, et la soupe qui avait été préparée pour deux servit pour trois.

Pendant que cette petite scène avait lieu dans la chambre de Madame Jacques, Henriette était rentrée chez elle longtemps après l’heure, car elle n’aimait rien tant que de courir les rues avec de petits compagnons mal élevés comme elle, qu’elle rencontrait sur son chemin.

— Allons! te voilà enfin, dit la mère en la voyant rentrer. Où as-tu été courir? tu es sale à faire peur! Pourquoi n’es-tu pas rentrée tout de suite?

Henriette ne se crut pas obligée de répondre. Elle n’avait pas grand respect pour sa mère qui la grondait beaucoup et criait sans cesse après elle, mais qui n’exigeait guère d’obéissance. Elle se mit donc, sans paraître l’écouter, à fureter dans la boutique, pour voir ce qu’elle pourrait prendre. Son choix se fixa sur une corbeille de prunes.

Pendant que Madame Redel avait le dos tourné pour servir une pratique, la petite en fourra plusieurs poignées dans sa poche. Comme elle y mettait la dernière, la mère se retourna tout à coup.

— Ah! cria-t-elle, je t’y prends encore, petite voleuse! Est-ce que tu ne pourrais pas m’en demander si tu as faim? Dieu merci, ce n’est pas que je regarde à quelques prunes de plus ou de moins, mais tu peux bien prendre la peine de les demander pour les avoir. Puisque tu les as prises, attrape ça avec.

Et Madame Redel ajouta à la leçon un soufflet qui retentit sur la joue ronde d’Henriette et qu’elle reçut sans sourciller, comme un accompagnement nécessaire de sa bonne aubaine.

— Où vas-tu encore?

— Devant la porte.

— Ne t’éloigne pas. Nous allons bientôt manger la soupe.

— Elle n’aura pas faim pour la soupe, dit l’acheteuse qui avait vu le bel approvisionnement fait par Henriette aux dépens du panier de prunes.

— Ah bah! les enfants, ça a toujours faim.

La pauvre femme qui en tenait un dans ses bras et qui savait que trois autres petits affamés l’attendaient à la maison, tira son porte-monnaie pour payer la mince provision qu’elle venait de prendre au retour de son travail.

— Les miens ne mangent pas souvent à leur faim, dit-elle en donnant son dernier sou.

Madame Redel ne répondit rien. Elle se gardait de la compassion comme d’une maladie.

— C’est bien assez de prendre soin des miens, disait-elle quelquefois. Je ne suis pas plus riche que ces gens qui viennent toujours se plaindre, mais je travaille et je donne à mes enfants tout ce qu’il leur faut. Personne ne peut m’en demander davantage.

Henriette profitait bien des leçons de sa mère. Elle mangea toutes ses prunes jusqu’à la dernière au nez de plusieurs pauvres petits qui la regardaient faire, la bouche ouverte, comme s’ils espéraient qu’il y tomberait par miracle quelque chose, mais la petite fille qui remplissait la sienne dès qu’elle était vide, supporta vaillamment jusqu’au bout leurs regards suppliants et ne leur donna rien.

Quand le père fut rentré on l’appela pour dîner. Ses frères et sa grande sœur étaient tous réunis autour de la table. Chacun but et mangea autant qu’il le put sans échanger beaucoup de paroles. C’était une famille active et énergique, cette famille Redel. La fille aînée était déjà demoiselle de magasin; deux garçons étaient en apprentissage, le père gagnait de son côté de bonnes journées d’ouvrier, la mère s’entendait fort bien à son petit commerce, tout chez eux était en pleine prospérité, mais il y manquait une chose sans laquelle toute la prospérité du monde ne saurait être du bonheur: l’amour. La table était abondamment servie, mais on s’y disputait souvent et les Redel n’avaient entre eux aucun de ces égards, aucune de ces attentions qui donnent du charme à la vie de famille. On n’entendait guère que le cliquetis des fourchettes et des couteaux, et des paroles telles que celles-ci:

— Tu as pris le meilleur morceau!

— Eh bien, et après?

— Tu es un égoïste.

— Qu’est-ce que ça me fait.

— Allons, enfants, ne vous chamaillez pas toujours, disait la mère.

— Avec ça que vous n’en faites pas autant! répondait un des fils respectueux.

Et dès qu’on avait fini le repas, chacun en ayant pris la plus large part qu’il avait pu, on se dispersait pour retourner aux affaires ou aux plaisirs.

Ce soir-là Henriette se mit au lit fatiguée et de mauvaise humeur. Elle avait mal à l’estomac, ce qui n’était pas étonnant, et elle n’avait pas appris sa leçon pour le lendemain. Elle était mécontente d’elle-même et des autres, mais elle ne savait pas bien pourquoi. En s’endormant avec peine, elle pensait à ses petites compagnes et aux paroles de sa maîtresse qui lui revenaient plus distinctement qu’au moment même où elle les avait entendues sans essayer de les comprendre.

— Mère, dit-elle tout-à coup à Madame Redel qui, devant se rendre de grand matin à la Halle, se mettait au lit en même temps que sa fille, Madame Martel nous a dit ce matin que nous devons tâcher de ne jamais nous coucher sans avoir rendu service à quelqu’un.

— Bah! dit la mère en soufflant sa bougie, c’est des bêtises toutes ces belles paroles-là. Ne te mets pas en peine de ça et dors vite. Chacun pour soi et les siens dans ce monde. Je n’ai pas le temps de m’inquiéter des autres, tant mieux pour Madame Martel si elle l’a.

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