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CHAPITRE II
TENSION DIPLOMATIQUE

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Table des matières

Les ambassadeurs des deux puissances ont échangé des vues au sujet de la question du Maroc.

Les journaux (été 1911).

Quand «le second» eut sonné au clocher du village, une demi-heure avant le dernier coup de cloche annonçant la messe du dimanche, le grand Lebrac, vêtu de sa veste de drap taillée dans la vieille anglaise de son grand-père, culotté d’un pantalon de droguet neuf, chaussé de brodequins ternis par une épaisse couche de graisse et coiffé d’une casquette à poil, le grand Lebrac, dis-je, vint s’appuyer contre le mur du lavoir communal et attendit ses troupes pour les mettre au courant de la situation et les informer du plein succès de l’entreprise.

Là-bas, devant la porte de Fricot l’aubergiste, quelques hommes, le brûle-gueule aux dents, se préparaient à aller «piquer une larme»[10] avant d’entrer à l’église.

Camus arriva bientôt avec son pantalon limé aux jarrets et sa cravate rouge comme une gorge de bouvreuil: ils se sourirent; puis vinrent les deux Gibus, l’air flaireur; puis Gambette, qui n’était pas encore au courant, et Guignard et Boulot, La Crique, Guerreuillas, Bombé, Tétas et tout le contingent au grand complet des combattants de Longeverne, en tout une quarantaine.

Les cinq héros de la veille recommencèrent au moins dix fois chacun le récit de leur expédition, et, la bouche humide et les yeux brillants, les camarades buvaient leurs paroles, mimaient les gestes et applaudissaient à chaque coup frénétiquement.

Ensuite de quoi Lebrac résuma la situation en ces termes:

—Comme ça ils verront si on en est des couilles molles!

Alors, sûrement, cette après-midi ils viendront se rétrainer par les buissons de la Saute, histoire de chercher rogne, et on y sera tous pour les recevoir «un peu».

Faudra prendre tous les lance-pierres et toutes les frondes. Pas besoin de s’embarrasser des triques, on veut pas se colleter. Avec les habits du dimanche il faut faire attention et ne pas trop se salir, parce que, on se ferait beigner, en rentrant.

Seulement on leur dira deux mots.

Le troisième coup de cloche (le dernier), sonnant à toute volée, les mit en branle et les ramena lentement à leur place accoutumée dans les petits bancs de la chapelle de saint Joseph, symétrique à celle de la Vierge, où s’installaient les gamines.

—Foutre! fit Camus en arrivant sous les cloches; et moi que je dois servir la messe aujord’hui, j’vas me faire engueuler par le noir!

Et sans prendre le temps de plonger sa main dans le grand bénitier de pierre où les camarades gavouillaient[11] en passant, il traversa la nef en filant tel un zèbre pour aller endosser son surplis de thuriféraire ou d’acolyte.

Quand, à l’Asperges me, il passa entre les bancs, portant son baquet d’eau bénite où le curé faisait trempette avec son goupillon, il ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil sur ses frères d’armes.

Il vit Lebrac montrant à Boulot une image que lui avait donnée la sœur de Tintin, une fleur de tulipe ou de géranium, à moins que ce ne fût une pensée, soulignée du mot «souvenir» et il clignait de l’œil d’un air don juanesque.

Alors Camus songea lui aussi à la Tavie[12], sa bonne amie, à qui il avait offert dernièrement un pain d’épices, de deux sous s’il vous plaît, qu’il avait acheté à la foire de Vercel, un joli pain d’épices en cœur, saupoudré de bonbonnets rouges, bleus et jaunes, orné d’une devise qui lui avait semblé tout à fait très bien:

Je mets mon cœur à vos genoux,

Acceptez-le, il est à vous!

Il la chercha de l’œil dans les rangs des petites filles et vit qu’elle le regardait. La gravité de son office lui interdisait le sourire, mais il eut un choc au cœur et, légèrement rougissant, se redressa, le bidon d’eau bénite à son poignet raidi.

Ce mouvement n’échappa point à La Crique, qui confia à Tintin:

—«Ergarde» donc Camus s’il se rebraque[13]! On voit bien que la Tavie le reluque.

Et Camus en lui-même pensait: Maintenant que c’est l’école, on va se revoir plus souvent!

Oui... mais la guerre était déclarée!

A la sortie de l’office de vêpres, le grand Lebrac réunit toutes ses troupes et parla en chef:

—Allez mettre vos blousons, prenez un chanteau de pain et rappliquez au bas de la Saute à la Carrière à Pepiot.

Ils s’écampillèrent comme une volée de moineaux et, cinq minutes après, l’un courant derrière l’autre, le quignon de pain aux dents, se rejoignirent à l’endroit désigné par le général.

—Faudra pas dépasser le tournant du chemin, recommanda Lebrac, conscient de son rôle et soucieux de sa troupe.

—Alors tu crois qu’ils vont venir?

—Autrement, ça serait rien foireux de leur part, et il ajouta pour expliquer son ordre:

—Il y en a qui sont lestes, vous savez, les culs lourds: t’entends Boulot! hein! s’agit pas de se faire chiper.

Prenez des godons[14] «dedans» vos poches; à ceusses qu’ont des frondes à «lastique» donnez-y les beaux cailloux et attention de pas les perdre. On va monter jusqu’au Gros Buisson.

Le communal de la Saute, qui s’étend du bois du Teuré au nord-est au bois de Velrans au sud-ouest, est un grand rectangle en remblais, long de quinze cents mètres environ et large de huit cents. Les lisières des deux forêts sont les deux petits côtés du rectangle; un mur de pierre doublé d’une haie protégée elle-même par un épais rempart de buissons le borne en bas vers les champs de la fin; au-dessus la limite assez indécise est marquée par des carrières abandonnées, perdues dans une bande de bois non classée, avec des massifs de noisetiers et de coudriers formant un épais taillis que l’on ne coupe jamais. D’ailleurs, tout le communal est couvert de buissons, de massifs, de bosquets, d’arbres isolés ou groupés qui font de ce terrain un idéal champ de bataille.

Un chemin ferré venant du village de Longeverne gravit lentement en semi-diagonale le rectangle, puis, à cinquante mètres de la lisière du bois de Velrans, fait un contour aigu pour permettre aux voitures chargées d’atteindre sans trop de peine le sommet du «crêtot».

Un grand massif avec des chênes, des épines, des prunelliers, des noisetiers, des coudriers, emplit la boucle du contour: on l’appelle le Gros Buisson.

Des carrières à ciel ouvert exploitées par Pepiot le bancal, Laugu du Moulin, qui s’intitulent enterpreneurs après boire, et quelquefois par Abel le rat, bordent le chemin vers le bas.

Pour les gosses, elles constituent uniquement d’excellents et inépuisables magasins d’approvisionnement.

C’était sur ce terrain fatal, à égale distance des deux villages, que, depuis des années et des années, les générations de Longeverne et de Velrans s’étaient copieusement rossées, fustigées et lapidées, car tous les automnes et tous les hivers ça recommençait.

Les Longevernes[15] s’avançaient habituellement jusqu’au contour, gardant la boucle du chemin, bien que l’autre côté appartînt encore à leur commune et le bois de Velrans aussi, mais comme ce bois était tout près du village ennemi, il servait aux adversaires de camp retranché, de champ de retraite et d’abri sûr en cas de poursuite, ce qui faisait rager Lebrac:

—On a toujours l’air d’être envahi, nom de D...!

Or, il n’y avait pas cinq minutes qu’on avait fini son pain, que Camus le grimpeur, posté en vigie dans les branches du grand chêne, signalait des remuements suspects à la lisière ennemie.

—Quand je vous le disais, constata Lebrac! Calez-vous, hein! qu’ils croient que je suis tout seul! Je m’en vas les houksser[16] kss! kss! attrape! et si des fois ils se lançaient pour me prendre... hop!...

Et Lebrac, sortant de son couvert d’épines, la conversation diplomatique suivante s’engagea dans les formes habituelles:

(Que le lecteur ici ou la lectrice veuille bien me permettre une incidente et un conseil. Le souci de la vérité historique m’oblige à employer un langage qui n’est pas précisément celui des cours ni des salons. Je n’éprouve aucune honte ni aucun scrupule à le restituer, l’exemple de Rabelais, mon maître, m’y autorisant. Toutefois, MM. Fallières ou Bérenger ne pouvant être comparés à François Ier, ni moi à mon illustre modèle, les temps d’ailleurs étant changés, je conseille aux oreilles délicates et aux âmes sensibles de sauter cinq ou six pages. Et j’en reviens à Lebrac:)

—Montre-toi donc, hé grand fendu, cudot, feignant, pourri! Si t’es pas un lâche, montre-la ta sale gueule de peigne-cul! va!

—Hé grand’crevure, approche un peu, toi aussi, pour voir! répliqua l’ennemi.

—C’est l’Aztec des Gués, fit Camus, mais je vois encore Touegueule, et Bancal et Tatti et Migue la Lune: ils sont une chiée.

Ce petit renseignement entendu, le grand Lebrac continua:

—C’est toi hein, merdeux! qu’as traité les Longevernes de couilles molles. Je te l’ai-t-y fait voir moi, si on en est des couilles molles! I gn’a fallu tous vos pantets[17] pour effacer ce que j’ai marqué à la porte de vot’église! C’est pas des foireux comme vous qu’en auraient osé faire autant.

—Approche donc «un peu» «pisque» t’es si malin, grand gueulard, t’as que la gueule.... et les gigues[18] pour «t’ensauver»!

—Fais seulement la moitié du chemin, hé! pattier[19]! c’est pas passe que ton père tâtait les couilles des vaches[20] sur les champs de foire que t’es devenu riche!

—Et toi donc! ton bacul où que vous restez est tout crevi[21] d’hypothèques!

—Hypothèque toi-même, traîne-besache[22]! Quand c’est t’y que tu vas reprendre le fusil de toile de ton grand-père pour aller assommer les portes à coups de «Pater»?

—C’est pas chez nous comme à Longeverne, où que les poules crèvent de faim en pleine moisson.

—Tant qu’à Velrans c’est les poux qui crèvent sur vos caboches, mais on ne sait pas si c’est de faim ou de poison.

Velri

Pourri

Traîne la Murie

A vau les vies[23].

Ouhe!... ouhe!... ouhe!... fit derrière son chef le chœur des guerriers Longevernes incapable de se dissimuler et de contenir plus longtemps son enthousiasme et sa colère.

L’Aztec des Gués riposta:

Longeverne,

Pique merde,

Tâte merde,

Montés sur quatre pieux

Les diabl’ te tir’ à eux!

Et le chœur des Velrans applaudit à son tour frénétiquement le général par des Euh! euh! prolongés et euphoniques.

Des bordées d’insultes furent jetées de part et d’autre en rafales et en trombes; puis les deux chefs, également surexcités, après s’être lancés les injures classiques et modernes:

—Enfonceurs de portes ouvertes!

—Etrangleurs de chats par la queue[24]! etc., etc., revenant au mode antique, se flanquèrent à la face avec toute la déloyauté coutumière les accusations les plus abracadabrantes et les plus ignobles de leur répertoire:

—Hé! t’en souviens-tu quand ta mère p..... dans le rata pour te faire de la sauce!

—Et toi, quand elle demandait les sacs au châtreur de taureaux pour te les faire bouffer en salade!

—Rappelle-toi donc le jour où ton père disait qu’il aurait plus d’avantage à élever un veau qu’un peut[25] merle comme toi!

—Et toi? quand ta mère disait qu’elle aimerait mieux faire téter une vache que ta sœur, passe que ça serait au moins pas une putain qu’elle élèverait!

—Ma sœur, ripostait l’autre qui n’en avait pas, elle bat le beurre, quand elle battra la m.... tu viendras lécher le bâton; ou bien: elle est pavée d’ardoises pour que les petits crapauds comme toi n’y puissent pas grimper!

—Attention, prévint Camus, v’là le Touegueule qui lance des pierres avec sa fronde.

Un caillou, en effet, siffla en l’air au-dessus des têtes, auquel des ricanements répondirent, et des grêles de projectiles rayèrent bientôt le ciel de part et d’autre, cependant que le flot écumeux et sans cesse grossissant d’injures salaces continuait de fluctuer du Gros Buisson à la lisière, le répertoire des uns comme des autres étant aussi abondant que richement choisi.

Mais c’était dimanche: les deux partis étaient vêtus de leurs beaux affutiaux et nul, pas plus les chefs que les soldats, ne se souciait d’en compromettre l’ordonnance dans des corps à corps dangereux.

Aussi toute la lutte se borna-t-elle ce jour-là à cet échange de vues, si l’on peut dire, et à ce duel d’artillerie qui ne fit d’ailleurs aucune victime sérieuse, pas plus d’un côté que de l’autre.

Quand le premier coup de la prière sonna à l’église de Velrans, l’Aztec des Gués donna à son armée le signal du retour, non sans avoir lancé aux ennemis, avec une dernière injure et un dernier caillou, cette suprême provocation:

—C’est demain qu’on vous y retrouvera, les couilles molles de Longeverne!

—Tu fous le camp! hé lâche! railla Lebrac; attends un peu, oui, attends à demain, tu verras ce qu’on vous passera, tas de peigne-culs!

Et une dernière bordée de cailloux salua la rentrée des Velrans dans la tranchée du milieu qu’ils suivaient pour le retour.

Les Longevernes, dont l’horloge communale retardait ou dont l’heure de la prière était peut-être reculée, profitèrent de la disparition des ennemis et prirent pour le lendemain leurs dispositions de combat.

Tintin eut une idée de génie.

—Il faudra, dit-il, se caler cinq ou six dans ce buisson-là, avant qu’ils n’arrivent, et ne bouger ni pieds ni pattes, et le premier qui passera pas trop loin lui tomber sus le râb’e et «s’ensauver» avec.

Le chef d’embuscade, immédiatement approuvé, choisit parmi les plus lestes les cinq qui l’accompagneraient, pendant que les autres mèneraient l’attaque de front, et tous rentrèrent au village, l’âme bouillonnante d’ardeur guerrière et assoiffée de représailles.

La Guerre des Boutons: Roman de ma douzième année

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