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NOUVELLES FOUILLES A ÉLEUSIS

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Nos souhaits sont accomplis. Cette mission, donnée l’année dernière à M. François Lenormant pour continuer en Grèce l’œuvre commencée par son père, s’est terminée heureusement. Le jeune archéologue a exploré une partie notable des ruines d’Éleusis, et il rapporte en France une collection de plâtres reproduisant les principaux détails des monuments qu’il a mis au jour, et même aussi d’autres sculptures découvertes antérieurement, mais jusqu’ici inconnues à Paris.

Encore une preuve nouvelle des trésors que nous promet la Grèce. On peut le dire sans hyperbole, depuis qu’elle est affranchie, depuis que, sans trop d’obstacles, il est permis d’en visiter et d’en fouiller le sol, chaque année nous apporte quelques lumières de plus sur l’art grec et sur son histoire. Aussi, c’est une étude à reprendre en sous-œuvre, un édifice à reconstruire. Les questions qui semblaient les plus simples, et qu’on tranchait d’un trait de plume, il y a cinquante ou soixante ans, se compliquent et se multiplient à mesure qu’on voit sortir de terre des documents inattendus. C’est surtout la sculpture et la partie décorative de l’architecture qui sont intéressées à ce travail de découvertes; pour la peinture, elle est à peine en cause, il faut en faire son deuil, à peu près comme de la musique. La chance n’existe pas de découvrir un Pompéi ou un Herculanum véritablement grecs et de la grande époque; nous n’aurons donc probablement jamais beaucoup plus de lumières qu’on n’en a jusqu’ici sur l’art et sur les chefs-d’œuvre de Polygnote et d’Apelles; tandis que la statuaire et la sculpture d’ornements, grâce à la solidité de la matière, peuvent résister à l’action du temps et survivre, au moins par fragments mutilés, sous la terre et sous les décombres. 11 y a donc là des secours à attendre. Sans prétendre à rien d’aussi grand et d’aussi mémorable que les marbres d’Elgin, d’aussi complet que le fronton d’Égine, sans se flatter de rencontrer souvent des Vénus de Milo, des Guerriers de Marathon, des bas-reliefs d’Éleusis, on peut trouver encore des données imprévues et des clartés vraiment nouvelles, soit sur les origines et sur les premiers temps du grand art hellénique, soit sur la diversité de ses caractères, soit sur sa vraie chronologie. Et ce n’est pas seulement dans la Grèce elle-même, dans l’archipel et sur les côtes de l’Asie. Mineure, c’est au cœur même du continent asiatique que ce genre d’enseignement se produit. En exhumant l’art assyrien et l’art persépolitain, ces bizarres mélanges d’habitée technique et d’aveugle routine, d’imitation savante et de barbare imagination, on s’aperçoit qu’ils sont liés à l’art grec par des rapports que personne n’avait jusque-là soupçonnés. Si, en 1818, Quatremère de Quincy, jetant son premier coup d’œil sur les restes authentiques des sculptures du Parthénon, écrivait de Londres à Canova, avec une bonne toi touchante, que tout était à refaire et dans l’histoire et dans la théorie de l’art grec, que ne dirait-il pas aujourd’hui? que de points obscurs à éclaircir! que de lacunes à combler! Il faut peut-être cinquante ans, et cinquante ans d’heureuses découvertes, avant qu’on soit en mesure d’écrire pertinemment sur ce vieux et admirable texte. Le rôle de notre époque, en attendant, est de chercher avec ardeur, d’enregistrer avec patience les faits et les témoignages, sans généraliser trop tôt et sans se hâter de conclure.

Nous ne parlerons ici que sommairement des nouvelles fouilles d’Éleusis, laissant au jeune explorateur le soin de déterminer lui-même, avec la précision et le développement qu’un tel sujet comporte, le caractère et l’étendue des substruction découvertes par lui. Ce qui nous appartient, parce que nous en avons jugé nous-mêmes, c’est de dire que les plâtres qu’il rapporte, et qui depuis quelque temps sont exposés à l’École des beaux-arts, valent qu’on les examine avec un soin curieux. C’est une collection bien choisie, utile à l’art et à l’histoire de l’art. Vous n’y trouverez pas une perle aussi fine et aussi rare que le Triptolême entre les deux déesses, mais sans atteindre à cette exquise distinction, il y a là plus d’une œuvre qui mérite une étude attentive et dont on peut tirer un enseignement nouveau. Nous allons signaler celles qui nous ont le plus intéressés, puis nous dirons, en terminant, quelques mots d’une autre collection de plâtres dont le public jouira bientôt, nous le pensons, et qui, sans nous venir de Grèce, n’en a pas moins aussi pour but d’étendre et de fortifier chez nous la connaissance et l’amour de l’art grec.

Mais avant tout deux mots sur les fouilles d’Éleusis.

On doit comprendre sans peine que cette ville des mystères soit un des premiers points du sol attique qu’il importé de sonder. Tout le monde sait le rôle que jouait Éleusis dans l’ancienne société grecque, le rang qu’occupaient ses sanctuaires, l’abondance et la célébrité des sculptures votives dont ils étaient encombrés: il y a donc tout à parier que de nombreux trésors plastiques sont enfouis sous ses ruines, et, de plus, on peut s’y promettre une moisson épigraphique d’un prix inestimable. La moindre inscription trouvée dans ces lieux saints éclairerait peut-être de lumières inconnues les dogmes qu’on y enseignait et les cérémonies qui s’y accomplissaient. Sur ce genre de problèmes les anciens sont à peu près muets; mais ce qu’ils n’ont osé dire dans leurs écrits, les pierres, les parois de ces temples ne peuvent-elles nous l’apprendre? n’y peut-on pas trouver gravés, selon l’usage antique, des préceptes, des règles, des admonitions d’où sortirait le mot de cette grande énigme? La science. aussi bien que l’art, a donc un puissent intérêt à fouiller les débris d’Eleusis.

La première chose à faire est de déterminer d’une manière certaine remplacement des cinq temples dont parle Pausanias.

Une partie de cette tache est accomplie depuis 1859. Dans ce fatal voyage qui l’a enlevé si brusquement à la science et à ses amis, M. Charles Lenormant, grâce à la découverte du bas-relief colossal dont nous avons parlé plus haut, a fixé indubitablement la place où était bâti le temple de Triptolême; mais le sanctuaire principal, l’édifice qui dominait tous les autres à Éleusis, l’asile où se célébraient les grands mystères, le temple de Cérès et de Proserpine, où était-il situé ? Ce temple et ses dépendances couvraient un espace immense; c’était presque une ville. Il était entouré de deux enceintes sacrées, auxquelles donnaient accès deux propylées successifs placés chacun dans un axe différent, afin que, du dehors, un œil curieux ne pût, même de loin, entrevoir les mystères. L’intervalle de la première à la seconde enceinte était rempli de statues et d’édifices religieux. Enfin, le temple était si vaste qu’il pouvait contenir trente mille personnes; c’est Vitruve qui le dit, et il ajoute que l’architecte du Parthénon, Ictinus, en était l’auteur. Voilà bien des raisons pour que depuis longtemps les antiquaires et les artistes aient un ardent désir de déblayer et de sonder les fondations d’un édifice aussi extraordinaire.

C’est ce travail qu’a entrepris M. François Lenormant et qu’il a, en partie, mené à bonne fin, malgré l’exiguïté des moyens mis à sa disposition. Il est vrai que le roi Othon, ne voulant pas rester étranger à l’œuvre du gouvernement français, s’est chargé des expropriations et a fait à ses frais l’acquisition d’environ douze maisons qu’il fallait absolument démolir avant de rien entreprendre.

Jusqu’ici cet obstacle avait tout empêché. Une commission d’architectes anglais, envoyée par la société des Dilettanti, avait bien reconnu, vers le commencement du siècle, l’emplacement du grand temple, des deux propylées et d’un sanctuaire de Diane Propylæa, bâti en avant des propylées de l’enceinte extérieure; mais ces explorations avaient été rapides et sommaires. Exécutées de distance en distance, au moyen de sondages partiels, elles n’avaient donné que des résultats incomplets et approximatifs. C’est à un déblayement total et continu qu’on a procédé cette fois.

Les fouilles ont mis à découvert:

1° Les substructions du temple de Diane Propylæa, et la grande place pavée en marbre, au milieu de laquelle il était bâti, place qui s’étend en avant des propylées de l’enceinte extérieure;

2° Les substructions de ces mêmes propylées, grand édifice entièrement construit en marbre pentélique, d’ordre dorique sur ses deux faces, avec colonnade ionique à l’intérieur, reproduisant, à peu de chose près, le plan, la dimension et l’ornementation des propylées de l’acropole d’Athènes, mais violemment détruit par l’invasion des Goths, et ne conservant en place sur leurs bases que quelques tambours de colonnes seulement;

5° La partie du mur d’enceinte faisant face à la place pavée en marbre;

4° L’espace compris entre les deux enceintes, sur une largeur correspondant à la partie déblayée du mur extérieur, et dans une direction qui rejoint les propylées de la seconde enceinte;

5° Ces propylées eux-mêmes, édifice plus petit que les premiers propylées, mais d’un travail beaucoup plus élégant et construit sur un plan et dans un style de la plus grande originalité.

Là se sont arrêtées les fouilles. Elles sont donc parvenues jusqu’à l’entrée du mystérieux parvis, jusqu’aux abords du du temple: le siège est fait; il n’y a plus qu’à pénétrer au cœur même de la place.

Le résultat de ce grand travail, qui n’a pas demandé moins de cinq à six mille mètres cubes de déblais, est d’avoir, pour la première fois, fait clairement connaître le plan et les dispositions du vaste ensemble de construction dont se composait le principal temple d’Éleusis, d’avoir, plus particulièrement dans l’espace compris entre les deux propylées, mis au jour un nombre considérable d’inscriptions et de fragments de sculpture; d’avoir fait découvrir un puits antique qui, selon toute apparence, doit être ce fameux puits nommé callichoron, autour duquel les initiés exécutaient de si belles danses en l’honneur de Cérès et de sa fille; d’avoir enfin, ce qui touche essentiellement à l’histoire de l’art, donné des notions précises sur ces deux édifices, servant tous deux de propylées, bien que de caractères si différents.

Le premier, en effet, a cela de remarquable que tout en reproduisant trait pour trait l’architecture des propylées de l’acropole d’Athènes, il n’a pu être construit que sous la domination romaine, et postérieurement au règne d’Adrien, c’est-à-dire lorsque de tous côtés en Grèce ou ne bâtissait plus que dans le style composite pratiqué et propagé par les légions romaines. Cette fidélité, ou ce retour accidentel à une architecture hors d’usage depuis plusieurs siècles, n’est pas un fait sans exemple: aussi bien en Grèce que chez nous, on a plus d’une fois fait de l’archaïsme volontaire, mais il est bon d’en acquérir une preuve de plus.

Quant aux seconds propylées, ils présentent une anomalie encore plus curieuse. La frise est ornée de métopes et de triglyphes comme dans un entablement dorique et les colonnes sont d’ordre corinthien. Nous ne pensons pas qu’un tel mélange ait été signalé souvent. Et ce n’est pas tout: ces colonnes corinthiennes portent des chapiteaux très-élégants, sans doute, mais très-extraordinaires; ils sont décorés aux quatre angles de figures de lions ailés. Ces lions ont au front des cornes de bélier; ils sont d’un type fier et monumental; leurs ailes déployées planent sur la corbeille et en couronnent les feuilles d’acanthe de la façon la plus hardie. Avec moins de perfection de ciseau on rencontre parfois des effets de ce genre dans quelques chapiteaux de l’époque byzantine, et d’un autre côté certains détails non moins capricieux, le profil insolite des modillon de la corniche, par exemple, les symboles du culte de Cérès sculptés dans les mélopes, semblent nous transporter en pleine renaissance italienne. Ce qu’il y a, peut-être, de plus remarquable dans ce monument, c’est qu’il soit antique; et, cependant, là date n’est pas douteuse: cette sculpture appartient à la plus franche antiquité. Une inscription latine se lit sur l’architrave: elle nous apprend que la construction a été faite aux frais d’Appius Clodius Pulcher, frère aîné du fameux Clodius, l’ennemi de Cicérou, et Cicéron lui-même, dans une lettre à Atticus, fait allusion à l’érection de l’édifice. Rien n’est donc plus authentique; les deux propylées d’Éleusis ont cela de particulier que les uns semblent d’un style plus récent que leur âge, et que les autres sont d’un âge moins ancien que leur style.

Nous ne parlons pas seulement par ouï-dire de ces particularités. Le chapiteau, aux lions ailés et cornus, fait partie des objets exposés à l’École des beaux-arts: on peut en admirer le galbe élégamment étrange. M. F. Lenormant a aussi fait mouler un fragment du chapeau dorique et du chapiteau ionique provenant des propylées extérieurs. Mais là se bornent les emprunts qu’il a faits à ses fouilles d’Éleusis. Les autres sculptures qu’il nous rapporte sont d’une autre origine. C’est d’abord la frise orientale du temple de Thésée à Athènes, grand morceau de haut relief, d’environ douze mètres de long, qu’on ne connaissait encore que par des dessins plus ou moins inexacts; c’est, en outre, une série de stèles funéraires et d’autres fragments provenant soit du déblayement de l’acropole, soit du petit dépôt de sculptures établi dans le temple de Thésée; c’est enfin le torse d’une statue colossale et du plus-ancien style, trouvée par M. F. Lenormant aux environs de Mégare.

Nous nous arrêterons devant ce monolithe si rudement taillé, si grandement conçu; devant ce corps humain de forme si étrange, si élancé et si puissant. Aucun autre morceau de cette collection ne cause une impression si vive et ne donne plus à penser. Est-ce de l’art, de l’art mesuré, équilibré, assoupli; du véritable art grec, en un mot? Non; c’est un grand parti pris. Cette poitrine est d’une ampleur et surtout d’une élévation sans exemple; mais aussi quelle puissance de respiration! Cette taille est trop mince, les hanches trop effacées; mais quelle souplesse et quelle agilité ! Ces cuisses, au contraire, sont démesurément grosses, presque aussi grosses que le corps: mais comme cet homme doit courir! Quelle énergie, quelle ampleur musculaire! Tout d’abord vous vous révoltez de ces qualités excessives, de cette façon outrée d’exprimer les choses, de cet oubli systématique de la nature; puis, peu à peu, sans vous plaire à ce genre d’idéal, vous vous y façonnez, vous en pénétrez le secret. Qui sait même si ces formes, en apparence imaginaires, n’ont pas leur type quelque part, et par exemple en Orient? Chez les jeunes Indiens, la poitrine, les hanches, les reins ne sont-ils pas construits à peu près de la sorte? et n’est-ce point quelque reste de souvenirs d’Asie que ce Dieu de marbre découvert à Mégare?

Quel effet devait-il produire, lorsqu’il avait des bras, des mains, des jambes, des pieds et une tète? On ne saurait le dire. Notez que les mains étaient collées contre les cuisses, les déchirures du marbre l’indiquent clairement, et que les pieds étaient probablement plats et allongés, la tête inanimée, tout au moins grimaçante, et certainement roide, à en juger par ces fragments de tresses qui retombent en forme de bourse sur la partie supérieure du dos, et qui devaient comme enchaîner la tête sur les épaules dans une sorte de carcan. On peut donc supposer que la statue complète était d’un caractère encore plus primitif, plus rude, plus hiératique que le tronçon qui nous en est resté. En général, les figures archaïques ont plus à gagner qu’à perdre à la destruction de leurs extrémités, car c’est presque toujours dans les mains, dans les pieds, dans les traits du visage que se traduit particulièrement soit l’inexpérience, soit la servitude de l’artiste. Quand ces détails n’existent plus, le spectateur les rétablit par l’imagination, il achève la statue, et malgré lui il la complète avec un certain degré de vie et de naturel qui réagit sur ce qui reste et le met eu valeur. Tout au contraire, quand il s’agit des œuvres d’un autre âge, d’un siècle de savoir, c’est avant tout dans les extrémités que brille l’originalité, la justesse et la vérité du travail, la supériorité du maître, en un mot. Décapiter une œuvre de ce genre, lui couper les jambes ou les bras, c’est plus que la déshonorer, c’est la détruire dans sa partie la plus vitale, dans sa distinction, dans sa noblesse, toutes choses que l’imagination du spectateur est impuissante à restituer. Ici, point de regrets de ce genre; notre colosse de Mégare est trop franchement archaïque pour qu’il perde beaucoup à n’être pas complet. Sa mutilation n’est un sérieux malheur que pour l’archéologie: au point de vue de l’art on peut en prendre son parti.

Quel est au juste l’âge de cette sculpture? Nous n’oserions le dire, mais on ne risque rien à remonter très-haut. C’est de l’archaïsme de bon aloi, sans supercherie possible. Nous n’en dirions pas autant du petit Mercure en bas-relief qui porte le n° 10. Ce vieux style, un peu mesquin et maniéré, a donné lieu, sous l’époque romaine, à bien des contrefaçons, tandis que jamais la mode n’a remis en honneur quelque chose qui ressemble à ce torse. Le prix de la découverte est dans l’extrême rareté et l’évidente vétusté de l’œuvre. On peut se hasarder à dire que c’est peut-être le plus ancien fragment de sculpture grecque jusqu’à présent connu.

M. François Lenormant y voit un Apollon Pythien, et les raisons qu’il en donne sont tout au moins plausibles. Il se fonde sur l’opinion de Letronne et de Panofka en matière d’Apollons archaïques, et sur l’analogie frappante qu’on remarque en effet entre ce colosse et deux antiques célèbres, la statuette du cabinet Ponrtalès, dite de Polycrate, et la statue trouvée par M. de Prokesch à Ténée, près de Corinthe, et conservée maintenant au musée de Vienne. Notre dessein n’est pas de disserter à ce sujet. Déterminer à quel personnage appartient un torse absolument nu, sans aucun attribut apparent, c’est toujours quelque chose d’assez conjectural; et cependant ici cette nudité même est un indice presque certain. Un dieu seul, à l’époque où a été sculpté ce marbre, pouvait être ainsi représenté, car il n’était encore question ni d’athlètes ni même de héros; et parmi tous les dieux que la pudeur des premiers âges couvrait encore de vêtements si amples et si chastes, lequel pouvait s’en dépouiller, lequel osait-on montrer sans voile, si ce n’est le radieux Apollon, le dieu du jour, le soleil sans nuages, dont les flèches, c’est-à-dire les rayons frappent et dissipent les vapeurs de la terre? Quel que soit le mérite de cette conjecture, un fait ressort de la découverte de ce torse, un de ces faits qu’il faut enregistrer dans l’intérêt de l’histoire de l’art, c’est l’existence d’une statue entièrement nue dans l’âge le plus primitif de la statuaire grecque, à une époque où Vénus elle-même n’était représentée par la sculpture que drapée, au moins jusqu’à mi-corps.

Si de ce torse archaïque nous passons à la frise du temple de Thésée, nous franchissons non-seulement plusieurs siècles, mais tous les tâtonnements de l’art à son enfance, Que d’études, que d’observations, que d’efforts accumulés ne suppose pas l’exécution d’une telle sculpture? Que de chemin parcouru pour en arriver là ! Le ciseau peut produire des œuvres plus sublimes, des effets plus éclatants, il ne peut guère créer quelque chose de mieux conçu, de mieux étudié, d’un rhythme à la fois plus sobre et plus véhément. L’art est ici parvenu, ce nous semble, à sa complète maturité, aussi nous ne pouvons nous défendre d’un certain doute, d’une certaine hésitation, au sujet de la date que la tradition assigne à cette frise.

Ce qui n’est pas douteux, c’est que le temple lui-même, le temple de Thésée, dut être bâti sous l’administration de Cimon, fils de Miltiade, c’est-à-dire plus d’un grand quart de siècle avant la construction du Parthénon, lorsque Phidias était encore enfant. Or, s’ensuit-il que toutes les sculptures de ce temple, et notamment celles de la frise orientale, soient de la même époque? Tout d’abord on le suppose, et sur la fondes dessins qui nous retraçaient cette frise, l’idée ne venait pas d’en douter. Mais la vue de ces plâtres change pour nous la question. Si c’est du temps de Cimon que ces figures ont été sculptées, pourquoi Phidias passe-t-il pour avoir affranchi la sculpture athénienne? La besogne était faite avant qu’il vint au monde. Quoi de plus libre et de plus souple que ce long bas-relief? Tout mutilé qu’il est, ou en peut parfaitement juger. Soit qu’on Je considère dans son ensemble, au point de vue de la composition et de l’enlacement des ligures, soit qu’on étudie, pièce à pièce, les détails de l’exécution, y trouve-t-on la moindre trace de roideur hiératique, le moindre souvenir d’archaïsme, le reflet le plus éloigné des préceptes cinétiques? Pour dire notre impression tout entière, ce qui nous a d’abord frappé, en voyant pour la première fois, à l’École des beaux-arts, les douze fragments juxtaposés dont se compose cette frise, c’est le caractère en quelque sorte académique de la sculpture. Nous n’entendons pas là, exprimer aucun blâme sur la valeur de l’œuvre, nous ne voulons qu’indiquer combien l’artiste est exempt d’archaïsme. Toute proportion gardée, il y a chez lui comme le prototype de nos grands prix de Rome. C’est dans ce genre, dans cet esprit qu’on demande à nos élèves de traiter leurs compositions. Le sculpteur inconnu de qui nous vient ce bas-relief n’obéit pas encore aux canons scolastiques, aux procédés savamment usuels qui, pendant plusieurs siècles, ont maintenu la sculpture grecque dans un état de prospérité moyenne et stationnaire, à distance presque égale de la décadence et de l’inspiration primitive, il ne s’est pas encore soumis à ces pratiques d’atelier, mais déjà vous sentez que sa pente est de ce côté bien plutôt que du côté du vieux style.

Or, s’il eut travaillé par ordre de Cimon, en serait-il ainsi? Nous nous bornons à poser la question; elle est au moins embarrassante. Il faut ne tenir aucun compte de la chronologie de l’art telle que l’ont établie les recherches les plus récentes et les plus fines observations des critiques les plus autorisés, ou il faut consentir à supposer que ces sculptures, n’importe par quel moyen, sont postérieures de cinquante ans peut-être à la construction du temple, et, par conséquent, plus récentes que les métopes et que la frise du Parthénon.

Nous ne voulons pas, en ce moment, justifier par des comparaisons de détail l’opinion que nous émettons; ce qui nous importe plus que cette question particulière, c’est de constater en général l’extrême utilité des moulages pour l’avancement des études esthétiques et archéologiques. Sans une épreuve exacte, sans un fac-simile plastique, certaines appréciations sont impossibles en sculpture; et par exemple ici, la question que nous venons de poser, ces plâtres seuls, nous l’avons déjà dit, pouvaient la faire naître. Tout autre mode de reproduction, le crayon même le plus habile, l’appareil photographique même le plus parfait, ne donnerait qu’une idée trop approximative, soit de l’élévation des reliefs, soit de la nature du travail, pour qu’on se hasardàt à rien conjecturer. Parmi tant de disgrâces dont l’affligent nos modernes sociétés, la sculpture a ce rare privilège de pouvoir faire traduire et multiplier ses œuvres avec une exactitude et une facilité inconnues à tous les autres arts. Dans ce travail de propagande il est juste de lui venir en aide et de favoriser par de nombreux moulages bien faits, bien dirigés, la connaissance et l’étude des chefs-d’œuvre de la sculpture antique.

Ceci nous conduirait à parler, comme nous en avons dessein, de cette autre collection de plâtres qui n’est encore qu’en germe, mais qui, conçue et dirigée par un de nos savants confières, M. Ravaisson, a droit à l’attention la plus sérieuse; mieux vaut en faire l’objet d’un chapitre et d’une étude à part, afin de mieux en expliquer le but et la destination.

Aussi bien nous avons encore deux mots à dire de quelques-uns des plâtres exposés à l’École des beaux arts. Peut-être les fragments de stèles funéraires sont-ils un peu nombreux: on y trouve çà et là de naïves figures, mais ce genre de sculpture sent un peu la fabrique: ce sont de curieux échantillons d’un travail de manœuvres dont, il est vrai chez nous, bien des maîtres pourraient s’enorgueillir. Une de ces stèles, cependant, mérite une mention particulière, soit par ses dimensions, soit par son style et par la nature du sujet. C’est celle qui représente l’ombre d’un père apparaissant à son fils qui le pleure. Il y a dans l’attitude et dans la figure du fils je ne sais quoi de rêveur et de tendre que la statuaire antique a rarement exprimé avec un tel bonheur. Ce sont aussi deux morceaux d’un grand prix que ces deux petits fragments trouvés dans le déblaiement de l’Acropole et représentant, l’un, des danseuses du type le plus fin et le plus élancé, l’autre, des athlètes se grattant avec le strygile. Nous signalerons enfin comme curiosité cette statue, à peine dégrossie, qu’une cause inconnue a fait abandonner par l’artiste. Trouvée dans la carrière en cet état d’ébauche, elle a cela de remarquable que le marbre, dans la partie inférieure, n’a pas la dimension nécessaire pour l’achèvement de la figure. Il y a donc lieu de croire que le sculpteur, procédant à la façon de Michel-Ange, avait attaqué le marbre du premier jet, sans modèle préalable et sans metteur au point. Du reste il est douteux que la statue fût devenue un chef-d’œuvre: elle doit appartenir à l’époque de la domination romaine. Ce n’en est pas moins un précieux témoignage pour l’histoire de la sculpture antique que cette statue épanelée, et M. F. Lenormant a bien fait d’en rapporter l’empreinte. Ce qui nous semble digue d’éloges dans les choix qu’il a faits, c’est qu’il s’est préoccupé tout à la fois de l’art et de son histoire. Sans avoir enrichi la collection de l’École des beaux-arts de chefs-d’œuvre hors ligne et inconnus, il a bien rempli sa mission en fournissant d’amples sujets d’étude et aux artistes, et aux archéologues.

Études sur l'histoire de l'art. Antiquité : Grèce ; Rome ; Bas-Empire

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