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V.

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Le soleil brillait encore, quoique la grande masse nuageuse s’avançât à pas de géant, étendant ses contours déchiquetés et semblant s’abaisser sur la vallée. Tout à coup un pas vif fit crier le sentier pierreux, et le guide apparut au bord de l’eau.

«Il y a longtemps que la voiture est attelée, Monsieur,» dit-il, s’adressant au banquier. «Mais l’orage approche, et vous aurez tout juste le temps d’atteindre la ville. Hâtez-vous! »

M. Haags remit précipitamment son carnet dans sa poche et offrit le bras à sa fille. Maxime les suivait, et ils marchaient vite. Dans le sentier, des enfants erraient, tenant à la main des bouquets de délicates fleurs alpestres, qu’ils offraient aux passants en leur patois accompagné de gestes expressifs.

Lia sourit et voulut s’arrêter.

«Père, donne quelque chose à ces enfants. Regarde comme ils sont gentils, et quelles jolies dents blanches laisse voir leur sourire!

— Allons, Lia, hâtons-nous; nous n’avons pas le temps de nous attarder à faire l’aumône à ces petits vagabonds, dont il est honteux d’encourager la paresse.»

Il l’entraînait tout en parlant, et elle jeta un regard de regret sur les enfants, qui, ne se rebutant pas pour si peu, prenaient leur course après elle.

Comme elle arrivait à l’auberge, elle vit que Maxime, qui s’était arrêté, tenait un petit bouquet de fleurs sauvages.

«Avez-vous un herbier, Mademoiselle?» demanda-t-il en souriant,» et jugeriez-vous ces pétales dignes d’y figurer? »

Elle prit de sa main les fleurs déjà à demi flétries, et les regarda avec attention.

«Je vais les placer entre les feuilles de mon Guide... Comme elles sont jolies et délicates dans leur robe de gaze si pâle! Et celles-ci, quelles fines rayures s’y croisent comme un réseau de dentelle!»

Maxime regardait les fleurs, et il fit un signe d’assentiment. A ce moment M. Haags, qui venait de s’assurer que la selle de sa fille était bien attachée, jeta, lui aussi, les yeux sur le petit bouquet.

«C’est étrangement joli et tristement fragile,» dit-il en secouant la tête. «Je me demande à quoi servent tant de trésors champêtres prodigués loin du regard des humains... Ces fleurs que tient ma fille auront eu le privilège d’être admirées avant de mourir; mais il en est des milliers qui se fanent là-haut sur la montagne, et qui étalent en vain leur merveilleuse et frêle structure: elles naissent et meurent inconnues...

— De combien d’êtres humains peut-on dire la même chose!» dit Maxime avec un sourire pensif. «Combien d’intelligences exquises, de cœurs chaleureux, passent sur la terre sans qu’on les connaisse, sans qu’on les devine, sans qu’on les admire et sans qu’on les aime!»

Le beau regard de Lia brilla tout à coup, et cette lueur sembla jaillir d’une mystérieuse profondeur.

«Tout être a ici-bas sa destinée,» dit-elle; «une tâche lui est assignée, il a une raison d’exister, et il accomplit sa loi, il remplit son but, s’il est à sa place et concourt, selon sa nature, à l’œuvre de Dieu... La fleur ignorée fait partie de la grande œuvre de la création, où les trésors sont prodigués... Qui sait quelle tâche elle remplit, à quelle abeille elle donne son suc, quel insecte elle nourrit ou abrite? Qui sait quel coin de terre va embellir sa graine qui s’envole? Et, en mourant, ne féconde-t-elle pas la terre qui l’a produite?

— Vous parlez en poète et en philosophe, Mademoiselle,» répliqua Maxime, sans chercher à déguiser l’admiration que lui inspirait ce beau regard intelligent.» En effet, chaque être a sa tâche, bien que nous n’en découvrions pas toujours la raison d’être... Mais la fleur, être inanimé, ne souffre point d’être invisible, ignorée... Il en est autrement sans doute des créatures intelligentes qui se sentent emprisonnées dans les glaces, qui ne voient venir nulle autre âme à leurs sommets déserts, qui semblent destinées à vivre, à souffrir, à mourir seules peut-être, incomprises et ignorées.

— Incomprises! ignorées!» répéta Lia avec son sourire à la fois pensif et brillant. «Si les hommes ignorent leurs souffrances, leurs luttes, leurs aspirations, n’est-il pas un Être qui les enveloppe de sa lumière et de son amour?... Le soleil inonde là-haut chaque petite fleur alpestre... Dieu se donne tout entier à la plus humble des âmes qui le cherchent, et il nous suffit d’être où il veut, et de faire ce qu’il veut, pour le glorifier et accomplir notre tâche ici-bas...

— Tu es bien mystique, Lia,» dit M. Haags d’un ton un peu énigmatique, sans que Maxime pût deviner s’il approuvait ou non les paroles de sa fille. «Mais il est dans notre nature de désirer jouer un rôle sur la terre. Or ce rôle, que je veux bien accorder à ta plante inconnue, il est parfois dénié à l’homme.

— Jamais, père!» s’écria-t-elle vivement. «J’ai la foi consolante de pouvoir toujours remplir mon rôle, ma tâche, fussé-je clouée, immobile, sur un lit de douleurs, dussé-je mourir dans la fleur de ma jeunesse! Souffrir, c’est encore agir, car il peut y avoir dans la souffrance de l’amour, un sacrifice, et la mort même peut être un acte d’adoration envers le Créateur, et un holocauste béni pour ceux que nous aimons!»

Une légère pâleur couvrit les joues du banquier.

«Ne parle pas de ces choses funèbres, Lia, tu es folle!» dit-il d’un ton mécontent. «Voici les chevaux... Mais je crains que tu ne sois fatiguée... Si nous partions en voiture... en offrant à Monsieur,» ajouta-t-il, se tournant vers Maxime,» un abri pour le cas où la pluie viendrait à tomber...»

Le jeune homme n’eut pas le temps de répondre. Ils se tenaient tous trois à quelque distance de la petite auberge, lorsque tout d’un coup, avec une soudaineté saisissante, le soleil disparut. La vallée, tout à l’heure si riante, sembla envahie par une ombre froide et une indicible tristesse, et au même instant un roulement sourd, suivi d’une sorte de déchirement, se fit entendre dans le lointain.

Lia devint pâle et se cramponna d’un geste au bras de son père.

«As-tu peur, mon enfant?» demanda celui-ci avec inquiétude.

Elle essaya de sourire, mais un nouveau coup de tonnerre, plus rapproché cette fois, la fit tressaillir violemment.

«Je n’ai jamais eu peur de l’orage, et même en ce moment je n’éprouve aucune crainte raisonnée... Mais je me sens nerveuse, et ce roulement dans les gorges m’impressionne terriblement...

— Alors il ne faut pas partir!» s’écria Maxime.

«En effet, il est sage d’attendre,» dit le guide. «Cela ne durera pas, mais les coups se rapprochent, et nous aurons ensuite une pluie violente...»

L’air devenait horriblement lourd, et de temps en temps passait une bouffée de vent chaud qui agitait à peine les feuilles des arbres.

Le banquier regarda l’horizon et vit dans le lointain une lueur aveuglante et rapide.

«Dételez les chevaux,» dit-il, «et résignons-nous à attendre la fin de l’orage.»

Quelques gouttes de pluie, lourdes et larges, commençaient à tomber, et Lia, essayant de dominer le malaise nerveux qui l’envahissait, entra dans la salle de l’auberge. Elle était presque solitaire, car la plupart des touristes s’étaient rendus à la cascade; il n’y restait qu’une femme assez jeune, d’aspect vulgaire, avec un bébé et une servante. Les enfants de l’hôtesse, qui trottaient entre les tables, regardaient avec curiosité le petit étranger, dormant en ce moment du plus tranquille sommeil.

Lia s’assit d’abord dans un coin un peu sombre, et, ayant ôté son chapeau, elle appuya la tête contre la muraille blanchie à la chaux. Ses yeux étaient à demi fermés, et sa respiration pénible et inégale témoignait du malaise qu’elle éprouvait. Maxime, qui se tenait à l’écart, la regardait avec inquiétude, et son père, bien que ne la quittant pas des yeux, gardait le silence, comprenant que ses nerfs ébranlés avaient surtout besoin de repos. Mais un cri perçant la fit tressaillir. Un des enfants de l’hôtesse, une jolie petite fille dont les cheveux blonds et emmêlés formaient avec son teint bruni et ses yeux noirs le plus piquant contraste, venait de tomber rudement sur le sol et appelait en pleurant sa mère, qui vaquait à quelques soins domestiques à l’étage supérieur.

Ce petit accident arracha Lia à elle-même; elle oublia la souffrance nerveuse qu’elle ressentait pour courir à l’enfant, que Maxime avait déjà relevée, et dont les larmes se séchèreut, moitié de surprise, moitié de peur, en se trouvant assise sur les genoux de cette jeune et jolie dame, qui caressait doucement ses cheveux et lui demandait du ton le plus tendre si elle s’était fait bien mal. L’autre dame, qui tenait son bébé endormi, fit un signe à sa servante, et celle-ci apporta un flacon d’arnica. Lia versa la liqueur bienfaisante sur son petit mouchoir de batiste, qu’elle tint serré contre le front de l’enfant, un peu meurtri de la chute. Mais celle-ci, qui n’avait pas eu grand mal, s’ennuya bientôt de l’immobilité qu’on lui faisait garder; elle repoussa de sa petite main la compresse appliquée sur son front et, se glissant des genoux de la jeune fille, courut rejoindre ses frères.

«Décidément, ce n’est pas grave,» dit Lia, tordant son mouchoir mouillé.

Elle souriait franchement. L’espèce de commotion qu’elle avait ressentie avait disparu, car, entendant de nouveaux coups de tonnerre, elle s’avança jusqu’à la porte ouverte et tint son regard attaché sur la vallée, tout à l’heure riante et ensoleillée.

Que tout avait changé ! De sombres vapeurs flottaient autour des monts, dont les sommets étaient voilés par des nuages noirs et bas. Le glacier était enseveli sous un épais brouillard, déchiré de temps à autre par de rapides éclairs. Un vent brûlant soufflait maintenant autour de l’auberge, le tonnerre grondait sans cesse, tantôt semblant s’éloigner, tantôt éclatant avec fracas dans les gorges voisines.

Il était impossible de ne pas ressentir une impression mélangée d’admiration et de crainte. Ces mille voix de l’orage, dont la force était décuplée par les échos des alentours, avaient quelque chose de solennel et d’effrayant à la fois; c’était beau, c’était grandiose et c’était terrible.

Les deux femmes qui s’étaient réfugiées à l’autre bout de la chambre se signaient et fermaient les yeux. Maxime gardait le silence; le banquier lui-même, saisi d’une impression involontaire, ne songeait pas à s’arracher à ce spectacle. Mais un soupir de soulagement leur échappa à tous deux lorsqu’une pluie abondante, venant à tomber, mêla son clapotement au bruit du gave, et fit surgir de la terre desséchée cette sorte d’odeur humide qui a sur nos nerfs un mystérieux et salutaire pouvoir. Les roulement du tonnerre s’adoucirent et s’éloignèrent, le brouillard devint intense, ou plutôt la pluie noya le paysage.

«L’orage s’apaise,» dit le guide qui, lui aussi, s’était réfugié dans la salle commune. «Mais on ne peut encore songer à partir, il faut que cette pluie diminue de violence, elle aveuglerait les chevaux.

— Ainsi nous sommes confinés dans cette auberge pour un certain temps?» dit le banquier, cherchant dans sa poche quelque journal oublié.

Maxime, qui devina son désir, se hâta de lui offrir une feuille parisienne, que lui-même n’aurait pas songé à lire en ce moment, — oh non! il était trop heureux!

Cependant l’air s’était sensiblement rafraîchi, et l’hôtesse jeta un fagot dans la vaste cheminée. Ce fut un plaisir réel de voir cette flambée joyeuse et brillante. Lia s’amusa à l’attiser, puis elle fit le tour de la salle, causant avec l’hôtesse, l’interrogeant avec intérêt sur le genre de vie des montagnards, et partageant entre les enfants les petites pièces blanches que contenait son porte-monnaie. Maxime, craignant d’être indiscret, écoutait plus qu’il ne parlait; d’ailleurs il s’absorbait dans la contemplation de ce visage si pur et surtout de ce regard mobile, tantôt rieur, tantôt profond, qui s’imprégnait de gaieté et de tendresse en se reposant sur les marmots barbouillés de l’auberge, et d’enthousiasme en errant sur la vallée, plus verte que jamais avec ses bouquets de bois émergeant du brouillard.

M. Haags tira tout à coup sa montre, puis regarda le temps. La pluie tombait avec la même violence.

«Nous ne serons pas de retour à Luchon à l’heure habituelle du dîner,» dit-il, secouant la tête. «Pourrion-snous dîner ici?»

Maxime se précipita pour l’aider. (Page 49.)


L’hôtesse ouvrit de grands yeux. Les provisions dont elle disposait étaient aussi peu variées que mal choisies, et Lia, qui la suivit pour inspecter son garde-manger, revint en riant vers son père et Maxime, qui s’étaient rapprochés du feu.

«Il y a un peu de saucisson,» dit-elle, «du fromage, du beurre et des pommes de terre... C’est de quoi composer un menu fort passable, et je vais voir quel parti en tirera notre hôtesse... Mais toi, père, que pourrais-tu faire pour passer le temps?

— J’ai des cartes,» dit l’aubergiste, «et un jeu de dominos.»

M. Haags sourit en interrogeant Maxime du regard. Celui-ci eût préféré mille fois errer dans les profondeurs de la salle, là où allait s’élaborer leur repas, à la suite de la charmante fille du banquier; mais il fit contre fortune bon cœur, et accepta avec une grâce parfaite une partie de dominos.

Lia s’éloigna aussitôt. Il ne fut pas difficile à son père de gagner la partie, car son jeune partner était singulièrement distrait par le rire frais qu’il surprenait de temps à autre, sans qu’il pût distinguer à quoi s’occupait la jeune fille dans les recoins assombris de la chambre. Son pas léger, qui se rapprochait, lui fit tourner la tête. Accompagnée de l’hôtesse, elle venait servir le repas improvisé. Sa longue jupe incommode donnait à ses mouvements une sorte de gaucherie charmante.

Maxime se précipita pour l’aider; puis, ayant disposé sur la table la vaisselle de faïence commune, on s’assit gaiement pour partager le saucisson, le fromage dur, le beurre et le lait frais.

Maxime ne fit jamais de repas plus agréable. L’intimité s’accentuait; il parlait de sa mère, de ses riches campagnes beauceronnes, des loisirs qu’il savait rendre si doux. Lia n’avait à évoquer, elle, que des souvenirs de pension. Mais Maxime ne s’avisa pas de les trouver puérils; il s’intéressa franchement à la souris blanche gardée en cachette pendant trois longs jours au fond d’un pupitre, aux charades jouées avec un fol entrain et décrites avec complaisance. Peu s’en fallut qu’il ne sentît son œil humide en entendant parler de la jeune compagne enlevée par un mal subit, un soir de printemps, et ensevelie parmi les fleurs dans le petit cimetière du couvent...

Ce fut M. Haags qui s’aperçut que la pluie avait presque cessé et qui donna le signal du départ. Maxime revint avec ses nouveaux amis dans le landau de louage que suivaient les trois petits chevaux privés de leurs cavaliers. Le ciel encore gris se déchirait çà et là pour laisser voir un lambeau d’azur, et les vapeurs, qui voilaient les sommets des monts et entouraient leurs flancs comme d’une ceinture, devenaient légèrement transparentes. Le gave bondissait follement, plus écumeux que jamais, et la verdure des prairies et des bois avait un éclat merveilleux.

La route sembla à Maxime rapide comme l’éclair. Le soir tombait quand il fallut se séparer dans le vestibule de l’hôtel. Maxime déclina son nom après avoir chaleureusement remercié le banquier de l’hospitalité du landau. M. Haags lui tendit amicalement la main, et Lia, en lui rendant son salut, lui sourit comme à une vieille connaissance.

Il ne la revit pas ce soir-là, mais il s’en dédommagea en faisant à son ami un récit enthousiaste de sa promenade.

«Mais il me semble que cette promenade s’est accomplie d’une façon des plus tristes,» dit malicieusement M. Dervin, allumant son cigare. «Pas d’ascension, un orage non pas essuyé dans la montagne, ce qui eût été poétique, mais subi dans une affreuse auberge, un repas d’anachorète et une partie de dominos!... On ferait un vaudeville avec ces éléments-là, mon cher!

— Moi j’en fais un poème,» répliqua le jeune homme, moitié riant, moitié fâché.

La faute du père

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