Читать книгу La faute du père - M. Maryan - Страница 9
VI.
ОглавлениеLia dormit plus tard que de coutume le lendemain de ce jour. Nul rayon de soleil ne filtrait à travers les persiennes closes et les rideaux abaissés, et neuf heures sonnaient lorsqu’elle ouvrit les yeux. Un reste de fatigue l’empêcha tout d’abord de soulever la tête de dessus l’oreiller, et elle demeura un instant à demi engourdie, revoyant comme la suite d’un songe les sites de la veille et les terribles splendeurs des éclairs illuminant les gorges. Tout à coup elle se souvint que son père avait prié la jeune fille qu’ils avaient vue la veille d’être à l’hôtel à huit heures, et, demi-honteuse de son sommeil prolongé, demi-fâchée d’avoir montré si peu d’exactitude à une étrangère, elle sauta vivement à bas de son lit. Ayant fait une toilette sommaire, elle ouvrit la porte du salon, et aperçut en effet la jeune fille, assise près de la fenêtre, feuilletant le Guide d’une main distraite, et attendant sans doute avec beaucoup d’angoisse les débuts de ses nouvelles fonctions.
«Que je suis désolée de vous avoir fait attendre! Vous devez me croire bien paresseuse, et je sens le besoin de m’excuser... Nous avons fait hier une excursion qui, bien que courte, a été troublée par un affreux orage; j’ai été énervée et fatiguée, mais c’est fini aujourd’hui...»
Certes, c’était encourageant de voir ce doux et brillant sourire, de serrer cette main tendue si cordialement, et de légères couleurs revinrent aux joues de la pauvre fille, qu’avait pâlies l’émotion de l’attente.
«Vous lisez mon Guide?» reprit Lia. «Ce n’est pas bien amusant... Voyons, que vais-je vous donner pendant que je termine ma toilette?... Savez-vous l’anglais? J’ai un ou deux ouvrages non encore coupés...
— Je le lis un peu... Mais ne puis-je vous être utile à quelque chose? Voulez-vous que je vous aide, ou que je travaille à ce crochet commencé, auquel je n’ai pas osé toucher ce matin?
— Faites ce qu’il vous plaira, je vous rejoindrai dans un quart d’heure... Mais j’y pense, avez-vous déjeuné ?
— Oh! oui.
— Désormais ce serait bien aimable à vous de partager mon chocolat; je déteste manger seule... Et, comme je suis accoutumée à me lever plus tôt qu’aujourd’hui, vous ne jeûnerez pas trop longtemps,» ajouta Lia avec un sourire.
Sa jeune compagne pensa qu’elle n’avait jamais rien vu de plus charmant et de plus étrange que cette beauté. Lia, en effet, était ravissante dans son long peignoir de laine blanche, sur lequel pendaient ses riches tresses noires.
Elle ne se fit pas attendre cette fois, et revint tout habillée pour sortir.
«Vous allez me guider,» dit-elle gaiement. «Vous devez très bien connaître Luchon?
— Très peu, au contraire; je n’y suis arrivée que la semaine dernière.
— Vous n’habitez pas ce pays? Votre accent n’a rien de méridional.
— Nous demeurons à Paris.
— A Paris! Ah! tant mieux!» s’écria Lia avec la naïveté d’une enfant. «Je sens déjà qu’il m’eût été pénible de vous dire adieu dans quinze jours... Nous nous reverrons cet hiver...»
Un sourire mélancolique effleura le visage de la jeune fille. Elle savait quelle distance existait entre sa vie laborieuse et obscure et la vie brillante qui attendait la fille du banquier.
«Voulez-vous me conduire d’abord à l’église?... Oui, à l’église,» répéta Lia, voyant une surprise involontaire se peindre sur le visage de sa compagne. «Vous êtes-vous donc trompée à mon nom?... Je m’appelle Lia-Marie... Ma mère, qui était catholique, eût préféré ce dernier nom; mon père m’appelle Lia en souvenir de sa mère, à lui...»
Après une courte station dans la petite église paroissiale, elles prirent, un peu au hasard, la pittoresque allée des Veuves. Elle était absolument solitaire, et, si près d’une ville remplie de baigneurs, son silence et sa fraîcheur semblaient doublement agréables. Lia ne se lassait pas de suivre du regard le, cours du ruisseau qui, limpide et brillant sous l’abri des arbres, bondissait sur les cailloux, et formait de petites cascades partout où le niveau de son lit s’abaissait brusquement.
Elle était trop jeune et trop heureuse pour jouir silencieusement de ces impressions nouvelles. Valérie les partageait, bien qu’avec plus de réserve. Elle sentit pourtant se dissiper la timidité ou la crainte qu’elle avait d’abord ressentie, et quand, rejoignant l’allée de la Pique, puis remontant vers le quinconce, elles s’arrêtèrent en flânant devant les boutiques, elles étaient déjà arrivées à un certain degré d’intimité, et Lia entamait le chapitre inépuisable de ses souvenirs de couvent.
Elle s’interrompit soudain. Elles étaient arrêtées en ce moment devant un étalage de jupons et de fichus de cette laine chaude et légère dont l’industrie du pays tire un parti si heureux, et Lia, qui avait acheté la veille un monceau d’objets inutiles pour le seul plaisir de tirer son petit porte-monnaie bien garni, songea que sa compagne serait bien aise de posséder un châle, un fichu ou un capulet de montagnarde.
«Il faut que vous me permettiez de vous offrir un capulet, » s’écria-t-elle, «et aussi un de ces tricots pour Mme votre mère... Puisqu’elle a des rhumatismes, rien ne saurait être plus chaud, plus hygiénique que ces lainages... »
Valérie protesta en vain. Lia choisit un grand châle, un joli jupon, y joignit un capulet blanc garni de velours noir, et, ayant soldé son achat, donna au marchand le nom et l’adresse de Mme Leslay.
«Comment vous remercier?» dit Valérie, les larmes aux yeux.
«Chut! Je hais les remerciements... Vous me présenterez bientôt à votre mère, n’est-ce pas? Je serai charmée de la connaître...»
Quand elles rentrèrent, le déjeuner sonnait. Lia embrassa son père avec effusion, lui déclara qu’elle raffolait déjà de sa compagne, et le supplia de l’emmener le lendemain au lac d’Oo.
Maxime de Cormeilles, qui depuis longtemps avait pris sa place, s’empressa de renouer la connaissance éphémère de la veille en s’informant des nouvelles de M. Haags et de sa fille. Il leur présenta son ami Antoine Dervin, qu’il accompagnait dans un petit voyage d’artiste (M. Dervin était peintre, et son nom était d’ailleurs connu au banquier). La conversation devint fort animée dans ce petit coin de la table. Valérie seule gardait le silence, excepté quand Lia, toujours préoccupée du plaisir des autres, lui adressait directement la parole. Après le déjeuner, Maxime suggéra l’idée de prendre le café dans la cour de l’hôtel, et il demanda à M. Haags s’il mènerait sa fille au casino, où l’on devait danser le soir même.
«Le désires-tu, Lia?» demanda M. Haags en souriant.
«Oh! oui, père!» répliqua-t-elle, les yeux brillants de plaisir.
«Puis-je solliciter l’honneur d’un quadrille?» demanda Maxime avec empressement.
Elle inclina gaiement la tête, et Antoine, qui depuis quelques instants étudiait avec intérêt la figure calme et pensive de Valérie, rapprocha sa chaise de celle de la jeune fille.
«Et vous, Mademoiselle,» dit-il en souriant, «viendrez-vous au casino, et me ferez-vous l’honneur d’accepter pour partner un homme qui n’est plus jeune et qui n’a jamais été un habile danseur, je dois l’avouer?
— Mlle Haags n’a pas besoin de moi ce soir,» répondit-elle doucement, «et d’ailleurs je ne danse jamais. »
M. Haags se retourna vers sa fille:
«Lia,» dit-il à voix basse, «je pense que Mlle Leslay est libre de s’en retourner, n’est-ce pas?
— Oh! sans doute! Je comprends si bien que sa mère ait hâte de la revoir!» dit Lia avec son doux sourire.
Elle se leva, salua légèrement les deux hommes et remonta avec Valérie. M. Haags la suivit bientôt. Maxime et Antoine, restés seuls, demeurèrent un instant silencieux.
«N’est-elle pas ravissante?» s’écria enfin Maxime avec l’accent de l’enthousiasme.
«Très belle,» répliqua tranquillement son ami.
«Et si bonne!... Avez-vous remarqué qu’elle n’a pas un instant oublié cette jeune fille qui, m’a dit son père, remplit provisoirement auprès d’elle les fonctions de demoiselle de compagnie? Elle s’est efforcée de lui faire prendre part à la conversation, et n’a pas manqué une occasion de se montrer aimable et attentive!
— C’est vrai, elle semble tout à fait engouée de sa compagne.
— Engouée!» répéta Maxime scandalisé. «Voulez-vous dire que tant de bonté naît d’un caprice?
— C’est possible,» dit en souriant le peintre, «et peut-être est-il heureux pour Mlle Leslay que ses fonctions soient de courte durée.
— Je vous croyais assez jeune et assez généreux pour n’être pas sceptique, Dervin...
— Je ne suis pas sceptique, et j’admets volontiers que votre belle juive soit bonne.
— Elle n’est pas juive!» dit vivement Maxime.
«Comment le savez-vous?
— Je l’ai vue prier à la combe de Bounéou, et ce matin elle est entrée à l’église, où elle s’est comportée en tout comme une chrétienne... D’ailleurs elle a été élevée dans un couvent, et a parlé hier de sa première communion.
— Oh! oh!» fit le peintre, allumant un second cigare, «vous êtes, je le vois, tout à fait au courant de ses actes, de ses croyances, et même de ses promenades dans Luchon! »
Maxime rougit comme un enfant pris en faute; mais il fut dispensé de répondre: Lia traversait au bras de son père la cour de l’hôtel, et Valérie marchait à côté d’elle, se disposant à reprendre le chemin du couvent.
Il y avait entre ces deux jeunes filles un contraste tellement complet, tellement saisissant, qu’on ne pouvait s’empêcher de le remarquer en les voyant ainsi réunies. L’une, grande, belle et joyeuse, s’appuyait au bras d’un père; sa toilette était élégante, sa démarché, son regard, son sourire, tout en elle témoignait de sa confiance dans la vie... N’y entrait-elle pas sous les plus brillants auspices, comblée des dons les plus prisés: la beauté, le charme, l’esprit et la fortune?... L’autre travaillait pour vivre; — elle avait répondu à une question d’Antoine qu’elle donnait des leçons de piano. — Petite, mignonne, ses traits délicats, privés prématurément de fraîcheur par des fatigues excessives, n’attiraient pas plus l’attention que sa simple toilette noire n’appelait le regard. Elle n’était pas la première venue; on pouvait lire beaucoup de choses dans ses yeux gris, souvent baissés: — l’abnégation, une silencieuse énergie, une résignation à toute épreuve. Mais elle semblait redouter le contact des autres, comme si elle avait déjà maintes fois senti de la dureté ou de l’indifférence chez ceux qui l’entouraient... Elle était pauvre, et elle avait souffert.
Maxime secoua la tète.
«Voilà,» dit-il, «deux existences bien différentes. Sans être prophète, on peut prédire l’avenir qui est réservé à ces jeunes filles... N’est-il pas triste de voir ce contraste, et n’est-ce pas une chose anormale que cette figure grave de la maîtresse de piano?... Quel âge lui donnez-vous?
— Vingt-cinq ou vingt-six ans... On voit que la vie lui a été dure... Je sais ce que c’est de lutter pour son pain!
— Cher Antoine, vous m’avez dit bien des fois, en effet, que vos débuts ont été rudes... Mais n’est-ce pas oublié, ou plutôt ce souvenir ne devient-il pas presque doux, et certainement glorieux, quand on est arrivé ?
— Arrivé !...» répéta le peintre avec une sorte d’amertume. «Suis-je arrivé ?
— Qui en douterait?» s’écria chaleureusement Maxime. «Vos tableaux ne sont-ils pas prisés des délicats? N’attirent-ils pas la foule aux expositions? Ne vous les paye-t-on pas bien cher?
— Ah! voilà la mesure des succès d’aujourd’hui!» dit Dervin avec la même singulière amertume. «Rendent-ils un son de bon aloi?Se traduisent-ils par de bon et bel or?... Oui?... Alors tout est dit... Je suis arrivé là... Mais est-ce là que je voulais aller. Maxime?... Eh bien non, dix fois non!»
Maxime regarda son ami avec un étonnement qui n’était pas joué.
«J’ai l’amour passionné de l’art,» reprit le peintre, regardant vaguement devant lui, «j’ai peut-être du talent, je n’ai pas de génie... Ah! plût au ciel qu’on eût fait de moi un ouvrier ou un soldat, plutôt qu’un artiste impuissant à traduire le rêve idéal qui est en lui!... J’ai cherché cet idéal jusqu’à voir mes cheveux blanchir d’angoisse... Je me suis raidi contre les jugements des autres, je me suis cramponné à cette foi en moi-même qui m’a épuisé... Savez-vous ce qui m’a ouvert les yeux?... La faim! J’ai été pauvre au point de douter enfin de moi, et l’artiste qui doute est perdu... J’ai sollicité alors un avis sincère, dût la vérité me briser... J’ai suivi cet avis, j’ai pris ce que de nos jours on appelle une spécialité. Je peins des natures mortes, mon pinceau s’y est rompu, il est habile, il est correct; je réussis parce que je ne peins plus que des choses... moi qui poursuivais la pensée! Comprenez-vous, Maxime, et direz-vous encore que je suis arrivé !...»
Il essuya brusquement son front couvert de sueur, et, comme Maxime le regardait avec une compassion mêlée de respect, il fit un effort pour sourire.
«Voilà une confidence que je m’étais promis de renfermer au fond de mon âme... Elle vous prouvera qu’il n’y a guère de gens heureux... Et savez-vous ce qui m’a remis en mémoire ces vieilles douleurs? C’est la vue de cette maîtresse de piano... Elle aussi s’est peut-être crue artiste, et elle souffre peut-être de faire le métier de son art... Après tout, qui sait? Le bonheur, nous sommes d’accord vous et moi pour le croire, ne gît pas dans les dons extérieurs dont est comblée votre juive... On ne peut préjuger de l’avenir, et le lot le plus doux ne sera peut-être pas la part de la plus enviée de ces deux jeunes filles...»
Sur ces paroles philosophiques, que Maxime écouta avec un sourire d’incrédulité et une expression un peu mystérieuse, les deux jeunes gens quittèrent l’hôtel pour flâner quelques instants dans les allées d’Étigny.