Читать книгу La maison roulante - Madame de Stolz - Страница 9
ОглавлениеAdalbert savait enfin où peut mener la désobéissance.
Pendant que la famille de Valneige était dans la stupeur et la consternation, pendant qu’on le cherchait de tous côtés, à Prague et aux environs où était ce cher petit Adalbert?
Personne ne le savait, sinon l’être infâme qui l’avait enlevé à l’amour de ses parents. Habitué à désobéir, l’enfant ne pouvait manquer d’arriver tôt ou tard à quelque grand malheur. Le jour de sa disparition, il avait désobéi huit fois! et comme on ne s’en était pas aperçu, il n’avait pas été puni. Dieu voit tout ce que les pères et mères ne voient pas; ce fut Lui qui se chargea de punir à la fois, par un châtiment terrible, toutes les désobéissances que le petit garçon avait commises depuis qu’il se rendait compte de ses actions; or, il avait eu de bonne heure beaucoup de raison.
Voici comment les choses s’étaient passées:
Nous avons perdu de vue Adalbert au moment où un homme d’une cinquantaine d’années, enveloppé d’un manteau de grosse laine, l’emmenait, vite, vite, vite.... Cet homme avait, il est vrai, une figure peu avenante, et le regard sombre, mais il parlait un peu français, et, dans sa cruelle détresse, l’enfant, qui ne croyait pas au mal, le suivit en silence. Il marcha longtemps, si longtemps que ses pauvres petites jambes fléchissaient, et que tout à coup, découragé par la fatigue, la peur, la faim, et par le morne sang-froid de son conducteur, il se mit à fondre en larmes.
«Tu pleures?» dit l’étranger d’un ton de fausse bonhomie, et, lui répétant qu’il savait où étaient ses parents, et qu’ils allaient les retrouver, l’homme brun, dont un énorme chapeau cachait presque entièrement l’énorme tête, le fit entrer dans un bouge à demi-obscur où il lui dit de se reposer un instant. L’enfant mourait de faim et de soif; l’inconnu le fit manger et boire, boire, boire, si bien que, sous les yeux du perfide, le cher petit se sentit accablé comme par un poids insoutenable; ses yeux se fermaient, il n’avait plus peur, une sorte d’indifférence et presque de bien-être avait remplacé toute émotion douloureuse.... enfin, il s’endormit profondément; c’était ce qu’avait préparé l’homme au grand chapeau, qui, prenant dans ses bras sa pauvre petite victime, se dirigea d’un pas précipité vers la gare, et quitta la ville ayant soin d’envelopper Adalbert du gros manteau de laine, afin qu’il passât pour un enfant malade.
Depuis lors, qu’arriva-t-il? Où alla-t-on?... l’enfant dormait. Quand il sortit de cette espèce de léthargie, il se trouva dans un pays de montagnes, ne reçut aucune réponse à ses questions, et vit passer dans l’ombre des hommes qui ressemblaient à son conducteur. La frayeur le glaçait; après mille détours il aperçut une grande voiture, une sorte de maison roulante, ayant fenêtres et persiennes; l’homme brun donna un grand coup dans la porte, et dit quelques mots dans la langue particulière aux Bohémiens, puis, d’une main de fer, il saisit le petit Français, l’enleva, et un vilain garçon ayant ouvert en ricanant, Adalbert se trouva au milieu d’un étroit corridor sur lequel donnaient de misérables réduits, qu’on appelait des chambres.
Une femme très-âgée, laide, noire et sèche, lui adressant la parole en mauvais français, lui parla comme on parle ordinairement aux chiens. Il ne comprit pas bien; seulement il lui prit un violent désir de redescendre les marches qu’il venait de monter pour entrer dans la voiture; mais la porte s’était refermée. Le petit imprudent regarda la vieille femme, et lui dit d’un ton impérieux:
«Ouvrez-moi!
— Non, non, non, répondit la terrible vieille, quand on est monté, c’est pour toujours.
— Pour toujours?» répéta Adalbert avec indignation, et, comprenant l’horreur de ce qui se passait, il leva les bras et jeta de grands cris!
Une main sale, hideuse, décrépite, se colla sur sa bouche pendant que d’affreux blasphèmes sortaient des lèvres de cette furie.
Le jeune enfant frémit, ne sut que penser; c’était comme l’entier bouleversement de sa vie, et. moitié terreur, moitié surprise, il perdit connaissance.
Quand ses yeux se fermèrent, la main sale et méchante qui l’avait forcé au silence se détacha de ses lèvres; mais, comme si cette main avait résolu de le faire souffrir, elle alla prendre une potée d’eau bien froide et la lui jeta à la figure. Le cher petit rouvrit ses yeux, regarda autour de lui comme pour chercher sa mère, rassembla ses souvenirs, et se mit à pleurer à chaudes larmes, disant bien humblement:
«Madame, laissez-moi retourner chez maman, s’il vous plaît!»
Un éclat de rire formidable accueillit cette prière d’enfant, et, joignant l’ironie à la dureté, la vieille Praxède s’écria:
«Va-t’en chez ta maman, va, cours! mais cours donc!»
Le prisonnier vit bien que tout était fini, que le crime était accompli et qu’on l’avait volé !
La vieille mégère, qui avait l’air d’une méchante fée, était la belle-mère de l’homme au grand chapeau, la grand’mère, non de Gella, la fille du maître, mais de son frère Karik, et le soi-disant Mentor de deux pauvres enfants, Natchès et Tilly, l’un petit garçon et l’autre petite fille, tombés comme Adalbert entre les mains des brigands.
Le chagrin du captif fut si profond qu’il cessa de se plaindre et devint horriblement malheureux. Sa nature morale étant très-forte, sa douleur fut bientôt du désespoir, et lui inspira la ferme volonté de s’enfuir tôt ou tard.
Il avait une incroyable énergie, et, quoique son corps fût maigre et petit, il se sentait capable de surmonter beaucoup d’obstacles. Pour le moment, il n’y avait rien à dire et rien à faire.
«Tu es malade, couche-toi,» dit brusquement la vieille Praxède, en montrant au nouveau venu un tas de chiffons et de vieux habits dans le coin de son affreuse chambre. Il ne se le fit pas répéter deux fois, jugeant avec raison qu’il n’y avait plus qu’à plier. Comme on ne lui donnait point de couvertures, il ne se déshabilla pas, et s’étendit sur les chiffons, ayant soin de ramener sur ses pieds quelques vieux pans d’habits pour se garantir du froid, et de mettre sa main sous sa joue afin de ne point appuyer son visage sur ces haillons.
Une fois couché, il ferma les yeux, ne fit aucun mouvement, et bientôt on le crut endormi. Il ne put comprendre un seul mot de ce qui se disait, car les Bohémiens entre eux ne parlaient que leur dialecte; cependant il crut voir que Gella témoignait de la bienveillance pour lui, et qu’elle cherchait à apaiser la colère de la grand’mère. Quand la jeune fille parlait haut, elle avait un son de voix que l’habitude de crier en plein air rendait dur; et en général, elle avait les allures masculines. Adalbert, qui de temps en temps entrouvrait un œil, pouvait voir cet ensemble saisissant.
Gella avait vingt ans, elle était belle, même sous ses pauvres vêtements, mais d’une beauté un peu sauvage; une taille élevée, souple comme un roseau, de beaux mouvements, un visage brûlé par le soleil, des cheveux noirs avec des reflets bleuâtres; une bouche assez mal dessinée, mais franche, et très-bonne dans le sourire; des yeux calmes dans la paix, hardis dans la résistance; beaucoup de force dans le corps et dans la volonté.
Gella avait vingt ans. (Page 36.)
Elle était fille de l’homme au large chapeau et d’une première femme, morte aussitôt après la naissance de son enfant. Le Bohémien, contrairement aux coutumes de sa race, l’avait épousée par caprice quoiqu’elle ne fût pas bohémienne, mais une pauvre fille de Lyon. Elle était orpheline et dans la misère; cette misère et l’inexpérience de ses seize ans l’avaient poussée à accepter cette étrange union; une sœur aînée, tout en la blâmant, s’intéressait à l’enfant née de cet imprudent mariage, et donnait de loin en loin un souvenir à Gella.
Telle qu’était cette brune et robuste fille, sa vue produisit sur le prisonnier une impression de crainte mêlée de confiance. Cette parole brève, ces yeux si noirs, ces épais sourcils, tout cela l’intimidait; et pourtant, ces beaux bras devaient connaître la pitié ; il était impossible qu’un enfant malheureux s’y jetât sans que la jeune fille le serrât sur son cœur, car enfin elle devait avoir un cœur.
Adalbert avait tant besoin de le croire qu’il s’excitait lui-même à l’espérance, et se répétait: — Un jour je lui dirai que je veux m’en aller, et elle consentira à me laisser m’échapper. Si elle n’y consent pas, je me sauverai bien tout seul!...
Puis il se rappelait ses courses dans Prague, et la difficulté de se tirer d’embarras quand on ne sait où aller, et qu’on ne parle pas la langue de tout le monde. Cette première journée se passa donc dans une morne douleur. Ce mauvais vin lui avait fait tant de mal qu’il ne voulut pas manger. Le soir, il entendit la vieille dire aux enfants de se coucher, et s’étonna intérieurement de ce que Karik, qui n’avait pas plus de quatorze ans, refusait d’obéir; un bon soufflet l’y décida. Adalbert fut humilié de retrouver son vilain défaut dans un méchant gamin si mal élevé. Quant aux deux autres, ils arrivèrent, soumis comme des agneaux, et firent avec empressement tout ce que commanda Praxède; mais le petit de Valneige remarqua que ni la vieille, ni Gella ne disaient comme Rosette.
«Allons, mes enfants, mettez-vous à genoux, et faites votre prière.
— Non, pensa-t-il, non, personne ici ne prie le bon Dieu; c’est sans doute parce qu’on ne le connaît pas.»
Pendant que Natchès et Tilly se couchaient, l’un dans l’étroite cabine qu’il partageait avec Karik, et l’autre au pied du lit de Praxède, Adalbert songea qu’il n’avait pas fait sa prière du soir, lui qui connaissait le bon Dieu. Cependant sa terreur était si grande que jamais il n’osa se mettre à genoux. Dans son cœur il y eut un grand attendrissement; tout son pauvre petit être se prosterna par ses désirs devant ce divin protecteur qui veille sur nous, et, au lieu de commencer sa prière par les paroles ordinaires, le cher enfant ne trouva que ces mots qu’il répéta tout bas, tout bas, pour qu’on ne les entendît qu’au ciel: — Pardon, mon Dieu! pardon d’avoir désobéi!
Ah! comme il était malheureux! seul, séparé de sa famille, ne sachant ce qu’on allait faire de lui; ayant peur de l’homme brutal, de la vieille femme, de Karik qui avait l’air méchant, et du vieux chien qui avait des crocs énormes.
Cependant la nuit s’avançait: la fatigue et le chagrin allourdissaient ses paupières, il s’endormit, et rêva que Philippe, le cocher, lui faisait faire le tour du parc de Valneige en tilbury parce qu’il avait été sage; que sa maman l’avait embrassé deux fois, et que Rosette lui avait raccommodé la bride de son cheval à bascule avec une bonne ficelle neuve; puis la scène changeait brusquement, il était assis devant une table, il buvait, et tout tournait; mais tout à coup, son père venait à lui! On le voit, Adalbert, même en dormant, avait encore de l’espérance.