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III

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Avant d’examiner le rôle que peuvent jouer dans l’art ces crises de l’âme et du corps, il n’est pas inutile de regarder derrière nous et autour de nous la forme littéraire prépondérante dans les temps modernes, c’est-à-dire le roman.

Sitôt que la vie humaine parut intéressante par son développement même, qu’il fût intérieur ou extérieur, le roman était né. Le roman est l’histoire d’un individu, qu’il soit Encolpe, Lucius, Panta gruel, Don Quichotte, Gil Blas ou Tom Jones. L’histoire était extérieure plutôt avant la fin du siècle dernier et Clarisse Harlowe; mais pour être devenue intérieure, la trame de la composition n’a pas changé. Historiola animæ, sed historiola.

Les tourments de l’âme avec Gœthe, Stendhal, Benjamin Constant, Alfred de Vigny, Musset, devinrent prédominants. La liberté personnelle avait été dégagée par la révolution américaine, par la révolution française. L’homme libre avait toutes les aspirations. On sentait plus qu’on ne pouvait. Un élève notaire se tua en1810, et laissa une lettre où il annonçait sa résolution, parce qu’à la suite de sérieuses réflexions il avait reconnu qu’il était incapable de devenir aussi grand que Napoléon. Tous éprouvaient ceci dans tous les rayons de l’activité humaine. Le bonheur personnel devait être au fond des bissacs que chacun de nous porte devant et derrière lui.

La maladie du siècle commença. On voulut être aimé pour soi-même. Le cocuage devint triste. La vie aussi: c’était un tissu d’aspirations excessives que chaque mouvement déchirait. Les uns se jetèrent dans des mysticismes singuliers, chrétiens, extravagants, ou immondes; les autres, poussés du démon de la perversité, se scarifièrent le cœur, déjà si malade, comme on taquine une dent gâtée. Les autobiographes vinrent au jour sous toutes les formes.

Alors la science du XIXe siècle, qui devenait géante, se mit à envahir tout. L’art se fit biologique et psychologique. Il devait prendre ces deux formes positives, puisque Kant avait tué la métaphysique. Il devait prendre une apparence scientifique, comme au XVIe siècle il avait pris une apparence d’érudition. Le XIVe siècle est gouverné par la naissance de la chimie, de la médecine et de la psychologie, comme le XVIe est mené par la renaissance de Rome et d’Athènes. Le désir d’entasser des faits singuliers et archéologiques y est remplacé par l’aspiration vers les méthodes de liaison et de généralisation.

Mais, par un recul étrange, les généralisations des esprits artistiques ayant été trop hâtives, les lettres marchèrent vers la déduction, tandis que la science marchait vers l’induction.

Il est singulier que, dans le temps où on parle synthèse, personne ne sache en faire. La synthèse ne consiste pas à rassembler les éléments d’une psychologie individuelle, ni à réunir les détails de description d’un chemin de fer, d’une mine, de la Bourse ou de l’armée.

Ainsi entendue, la synthèse est de l’énumération; et si des ressemblances que présentent les moments de la série l’auteur cherche à tirer une idée générale, c’est une banale abstraction, qu’il s’agisse de l’amour des salons ou du ventre de Paris. La vie n’est pas dans le général, mais dans le particulier; l’art consiste à donner au particulier l’illusion du général.

Présenter ainsi la vie des entités partielles de la société, c’est faire de la science moderne à la façon d’Aristote. La généralité engendrée par l’énumération complète des parties est une variété du syllogisme. «L’homme, le cheval et le mulet vivent longtemps, écrit Aristote.–Or l’homme, le cheval et le mulet sont tous des animaux sans fiel.– Donc tous les animaux sans fiel vivent longtemps.»

Ceci n’est pas une désespérante tautologie, mais c’est le syllogisme énumératif, qui n’a aucune rigueur scientifique. Il repose en effet sur une énumération complète; et il est impossible, dans la nature, de parvenir à un tel résultat.

La monotone nomenclature des détails psychologiques ou physiologiques ne peut donc pas servir à donner les idées générales de l’âme et du monde; et cette manière d’entendre et d’appliquer la synthèse est une forme de la déduction.

Ainsi le roman analyste et le roman naturaliste, en faisant usage de ce procédé, pèchent contre la science qu’ils invoquent tous deux.

Mais, s ils emploient faussement la synthèse, ils appliquent aussi la déduction en plein développement de la science expérimentale.

Le roman analyste pose la psychologie du personnage, la commente finement et déduit de là une vie entière.

Le roman naturaliste pose la physiologie du personnage, décrit ses instincts, son hérédité, et déduit de là l’ensemble de ses actions.

Cette déduction unie à la synthèse énumérative constitue la méthode propre des romans analystes et naturalistes.

Car le romancier moderne prétend avoir une méthode scientifique, réduire les lois naturelles et mathématiques en formules littéraires, observer comme un naturaliste, expérimenter comme un chimiste, déduire comme un algébriste.

L’art véritablement entendu semble au contraire se séparer de la science par son essence même.

Dans la considération d’un phénomène de la nature, le savant suppose le déterminisme, cherche les causes de ce phénomène et ses conditions de détermination; il l’étudie au point de vue de l’origine et des résultats; il se l’asservit à lui-même, pour le reproduire et l’asservit à l’ensemble des lois du monde pour l’y lier; il en fait un déterminable et un déterminé.

L’artiste suppose la liberté, regarde le phéno mène comme un tout, le fait entrer dans sa composition avec ses causes rapprochées, le traite comme s’il était libre, lui-même libre dans sa manière de le considérer.

La science cherche le général par le nécessaire; l’art doit chercher le général par le contingent; pour la science le monde est lié et déterminé; pour l’art le monde est discontinu et libre; la science découvre la généralité extensive; l’art doit faire sentir la généralité intensive; si le domaine de la science est le déterminisme, le domaine de l’art est la liberté.

Les êtres vivants, spontanés, libres, dont la synthèse psychologique et physiologique, malgré certaines conditions déterminées, dépendra des séries qu’ils rencontreront, des milieux qu’ils traverseront, tels seront les objets de l’art. Ils ont des facultés de nutrition, d’absorption et d’assimilation; mais il faut tenir compte du jeu compliqué des lois naturelles et sociales, que nous appelons hasard, que l’artiste n’a pas à analyser, qui est véritablement pour lui le Hasard, et qui amène à l’organisme physique et conscient les choses dont il peut se nourrir, qu’il peut absorber et s’assimiler.

Ainsi la synthèse sera celle d’un être vivant.

Si toutes les conditions de la vie humaine pouvaient être déterminées ou prévues, a écrit Kant, on calculerait les actions des hommes comme des éclipses.

La science des choses humaines n’a pas encore atteint la science des choses célestes.

La physiologie et la psychologie ne sont malheureusement pas beaucoup plus avancées que la météorologie; et les actions que prédit la psychologie de nos romans sont d’ordinaire aussi faciles à prévoir que la pluie pendant l’orage.

Mais il faut trouver le moyen de nourrir artistiquement l’être physique et conscient des événements que le Hasard lui offre. On ne peut pas donner de règles pour cette synthèse vivante. Ceux qui n’en ont pas d’idée, et qui clament sans cesse à la synthèse, retardent en art, comme Platon retardait en science.

«Quand j’ajoute un à un, disait Platon dans sa République, qu’est-ce qui devient deux, l’unité à laquelle j’ajoute, ou celle qui est ajoutée?»

Pour un esprit aussi profondément déductif, la série des nombres devait naître analytiquement; le nouvel être deux devait être enveloppé dans l’une des unités dont la jonction l’engendrait.

Nous disons que le nombre deux est produit synthétiquement, qu’il intervient dans l’addition un principe différent de l’analyse; et Kant a montré que la sériation des nombres était le résultat d’une synthèse a priori.

Or dans la vie la synthèse qui s’opère est aussi radicalement différente de l’énumération générale des détails psychologiques et physiologiques ou du système déductif.

Il y a peu d’exemples meilleurs de la représentation de la vie qu’un passage d’ Hamlet.

Deux actions dramatiques se partagent la pièce, l’une extérieure à Hamlet, l’autre intérieure. A la première se rattache le passage des troupes de Fortinbras (act. IV, sc. v) qui traversent le Danemark pour attaquer la Pologne. Hamlet les voit passer. Comment l’action intérieure à Hamlet se nourrira-t-elle de cet événement extérieur? Voici; Hamlet s’écrie:

«Comment, je reste immobile,

Moi qui ai, par mon père tué, ma mère souillée,

Des excitations de la raison et du sang,

Et je laisse tout dormir? Quand, à ma honte, je vois

L’imminente mort de vingt mille hommes

Qui, pour une fantaisie et un jeu de gloire,

Vont vers leurs tombes!»

Ainsi la synthèse est accomplie; et Hamlet s’est assimilé pour sa vie intérieure un fait de la vie extérieure. Claude Bernard distinguait dans les êtres vivants le milieu intérieur et le milieu extérieur; l’artiste doit considérer en eux la vie intime et la vie externe, et nous faire saisir les actions et les réactions, sans décrire ni discuter.

Or les émotions ne sont pas continues; elles ont un point extrême et un point mort. Le cœur éprouve, au moral, une systole et une diastole, une période de contraction, une période de relâchement. On peut appeler crise ou aventure le point extrême de l’émotion. Chaque fois que la double oscillation du monde extérieur et du monde intérieur amène une rencontre, il y a une «aventure» ou une «crise». Puis les deux vies reprennent leur indépendance, chacune fécondée par l’autre.

Depuis la grande renaissance romantique, la littérature a parcouru tous les moments de la période de relâchement du cœur, toutes les émotions lentes et passives. A cela devaient aboutir les descriptions de la vie psychologique et de la vie physiologique déterminées. A cela aboutira le roman des masses, si on y fait disparaître l’individu.

Mais la fin du siècle sera peut-être menée par la devise du poète Walt Whitman: Soi-Même et En Masse. La littérature célébrera les émotions violentes et actives. L’homme libre ne sera pas asservi au déterminisme des phénomènes de l’âme et du corps. L’individu n’obéira pas au despotisme des masses, ou il les suivra volontairement. Il se laissera aller à l’imagination et à son goût de vivre.

Si la forme littéraire du roman persiste, elle s’élargira sans doute extraordinairement. Les descriptions pseudo–scientifiques, l’étalage de psychologie de manuel et de biologie mal digérée en seront bannis. La composition se précisera dans les parties, avec la langue; la construction sera sévère; l’art nouveau devra être net et clair.

Alors le roman sera sans doute un roman d’aventures dans le sens le plus large du mot, le roman des crises du monde intérieur et du monde extérieur, l’histoire des émotions de l’individu et des masses, soit que les hommes cherchent du nouveau dans leur cœur, dans l’histoire, dans la conquête de la terre et des choses, ou dans l’évolution sociale.

MARCEL SCHWOB.

Paris, mai1891.

Coeur double

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