Читать книгу Entretiens Du Siècle Court - Marco Lupis - Страница 11
ОглавлениеPeter Gabriel
Le lutin du Rock
à chacune de ses (rares) apparitions sur scène, le mythique fondateur et leader de Genesis confirme que son appétit pour toutes les formes dâexpérimentations musicale, culturelle et technologique ne connaît réellement pas de limites.
Pour cet entretien exclusif, jâai rencontré Peter Gabriel au cours de « Sonoria », manifestation musicale milanaise de trois jours, entièrement consacrée au rock. En deux heures de grande musique, Peter Gabriel a chanté, dansé et sauté comme un ressort, entraînant le public dans un spectacle qui, comme toujours, est allé bien au-delà dâun simple concert de rock.
à la fin du concert, il mâa invité à monter avec lui dans la limousine qui lâemmenait, et pendant nous filions vers lâaéroport, il mâa parlé de lui, de ses projets, de son engagement social contre le racisme et lâinjustice aux côtés dâAmnesty International, de sa passion pour les technologies multimédia et des secrets de son nouvel album, « Secret World Live », qui allait sortir dans le monde entier.
La fin du racisme en Afrique du Sud, la fin de lâapartheid ; câest aussi une victoire du rock ?
Ãa a été une victoire du peuple sud-africain. Mais je crois que le rock a contribué à ce résultat, quâil y a aidé dâune façon ou dâune autre.
De quelle façon ?
Je pense que les musiciens ont fait beaucoup pour élever le niveau de conscience des opinions publiques européenne et américaine vis-à -vis de ce problème. Jâai moi-même écrit des chansons comme "Biko", pour faire en sorte que les politiciens de nombreux pays soutiennent les sanctions contre lâAfrique du Sud, et exercent une pression. Ce sont de petites choses qui ne changeront pas le monde, câest sûr, mais ça fait une différence, une petite différence qui nous implique tous. Ce ne sont pas toujours les grandes manifestations, les gestes démonstratifs, qui viennent à bout de lâinjustice.
En quel sens ?
Je vous donne un exemple. Aux Ãtats-Unis, il y a deux petites vieilles du Midwest qui sont la terreur de tous les bourreaux dâAmérique latine. Elles passent leur temps à écrire aux directeurs des prisons, sans relâche. Et comme elles sont bien informées, leurs lettres sont souvent publiées dans les journaux américains, avec un fort impact. Et il arrive tout aussi souvent que les prisonniers politiques dont elles ont fait connaître les noms commencent, comme par miracle, à être laissés tranquilles. Câest ça que je veux dire, quand je parle de petites différences. Dans le fond, notre musique, câest la même chose quâune de leurs lettres !
Votre engagement contre le racisme est étroitement lié à lâactivité de votre label, Real World, qui promeut la musique ethniqueâ¦
Absolument. Câest une grande satisfaction pour moi de réunir des musiciens aussi différents, originaires de pays aussi lointains, de la Chine à lâIndonésie, de la Russie à lâAfrique. Nous avons produit des artistes comme les Chinois Guo Brothers, ou le Pakistanais Nusrat Fateh. Jâai senti une grande inspiration dans leur travail, comme chez tous les autres musiciens de Real World. Le rythme, les harmonies, les voix⦠Dâailleurs, jâavais commencé dès 1982 à mâinvestir dans ce sens, en organisant le festival de Bath, qui était aussi, dans le fond, la première apparition publique dâune association que je venais tout juste de fonder et qui sâappelait âWomad - World of Music Arts and Danceâ. Là -bas, les gens pouvaient participer activement à lâévénement, en jouant sur plusieurs scènes avec des groupes africains. Bref, ce fut une expérience exaltante et significative, qui, par la suite, a été reprise ailleurs dans le monde : au Japon, en Espagne, à Tel Aviv, en Franceâ¦
Câest pour ça que vous êtes considéré comme lâinventeur de la World Music ?
Real World et la World Music sont surtout une étiquette commerciale, qui publie la musique dâartistes du monde entier pour que cette musique puisse arriver dans le monde entier, dans les magasins de disques, aux stations de radios⦠Mais moi, jâespère que cette étiquette va vite disparaître, dès que les artistes qui enregistrent pour moi deviendront célèbres. En fait, je voudrais quâil se passe ce qui sâest déjà passé avec Bob Marley et le reggae : les gens ne disent plus « câest du reggae », ils disent « câest du Bob Marley ». Jâespère que petit à petit, personne ne demandera plus pour mes artistes : « Câest de la World ? »
Dernièrement, vous avez manifesté beaucoup dâintérêt pour les technologies multimédia. Votre cd-rom « Xplora 1 » a suscité un énorme intérêt. Comment tout cela sâarticule-t-il à lâactivité de Real World ?
On peut faire plein de choses avec ce cd-rom, comme choisir les morceaux de chaque artiste en cliquant sur la pochette du disque. Moi je voudrais faire beaucoup dâautres choses de ce genre, parce que lâinteractivité est un moyen pour amener vers la musique des personnes qui nâen connaissent pas grand chose. Finalement, ce que Real World essaie de faire, câest de combiner la musique traditionnelle, faite à la main, si on peut dire, et les nouvelles possibilités quâoffre la technologie.
Cela veut dire que pour vous, le rock ne se suffit plus à lui-même, maintenant, quâil a besoin dâune intervention de lâauditeur. Vous auriez envie que chacun puisse intervenir dans le produit-rock ?
Pas toujours. Par exemple, moi, la plupart du temps, jâécoute de la musique en voiture, et je ne veux pas avoir besoin dâun écran ou dâun ordinateur pour pouvoir le faire. Mais quand un artiste mâintéresse, ou que je veux en savoir plus sur son histoire, dâoù il vient, ce quâil pense, qui câest, le multimédia me propose un matériel visuel qui me convient. En fait, je voudrais que tous les cd aient, dans le futur, ces deux niveaux dâentrée : être écoutés, simplement, ou être âexplorésâ, littéralement. Avec âXplora1â, nous avons voulu construire un petit monde dans lequel les gens puissent se déplacer et décider, prendre des initiatives et interagir avec lâenvironnement et la musique. On peut faire un tas de choses dans ce cd, comme faire une visite virtuelle des studios dâenregistrement de Real World, assister à de nombreux événements (la remise des Grammy Awards ou le Womad Festival, entre autres), écouter des extraits de concert, reparcourir ma carrière de Genesis jusquâà aujourdâhui, et, enfin, remixer mes chansons autant quâon veut.
Et aussi fouiller dans votre garde-robe, toujours de façon virtuelle, sâentendâ¦
Câest vrai ( il rit ). On peut même fouiller dans la garde-robe de Peter Gabriel !
Tout ça semble être à des années-lumière de lâexpérience de Genesis. Que reste-t-il de ces années-là ? Vous nâavez jamais eu envie de refaire un opéra-rock comme « The lamb lies down on Broadway », par exemple ? Tout ça est derrière vous ?
Ce nâest pas facile de répondre. Je pense que certaines de ces idées mâintéressent encore, mais de façon différente. Dâune certaine manière, ce que jâessayais de faire dans ma dernière période avec Genesis était lié au multimédia. à cette époque, la sensibilité du son était limitée par la technologie dâalors. Maintenant, je voudrais aller encore bien plus loin dans cette directionâ¦
Pour revenir à votre engagement politique et humanitaire, après la fin de lâapartheid, quels sont vos autres projets en ce sens, les causes dâinjustice contre lesquelles lutter dans le monde ?
Il y en a beaucoup. Mais actuellement, je pense que le plus important est dâaider les gens à produire des témoignages. De donner à tout le monde la possibilité de filmer avec une caméra, par exemple, ou de disposer dâinstruments de communication, comme le fax, lâordinateur, etc. Je crois, en somme, quâil existe aujourdâhui la possibilité dâutiliser la technologie des réseaux de communication pour renforcer la défense des droits humains.
Câest très intéressant. Vous pouvez me donner un exemple concret ?
Je veux atteindre de petits objectifs tangibles. Par exemple transformer la vie dâun village par des moyens de communication : des lignes téléphoniques, vingt ou trente ordinateurs, et ainsi de suite. On peut installer des âpaquetsâ de ce genre dans nâimporte quel village du monde, en Inde, en Chine, sur une montagne⦠Comme ça, dans un délai de trois à cinq ans, on pourrait apprendre aux gens de ces villages à devenir des créateurs dâinformations, à les gérer, à les traiter. Ãa permettrait, avec un effort modeste, de transformer lâéconomie de nombreux pays en leur donnant la possibilité de passer de lâéconomie agraire à une économie basée sur lâinformation. Ce serait très positif.
Quels sont vos projets immédiats ?
Des vacances ( il rit ). Ãa fait des mois et des mois que nous sommes en tournée. On sâest arrêtés une fois, mais je crois que jâai besoin de décrocher. Dans une tournée, on est toujours stressé, par le temps, le voyage⦠et lâimpossibilité de faire du sport. Je joue beaucoup au tennis, par exemple. En ce qui concerne le travail, je suis en train de penser à une nouvelle chose du type du cd-rom. Pour lâinstant, jâai fini mon nouvel album âSecret World Liveâ, un double cd enregistré en public au cours de cette très longue tournée, justement. En fait, il sâagit dâun résumé de tout ce que jâai fait jusquâà aujourdâhui, une sorte dâanthologie, avec un seul morceau quâon pourrait définir comme semi-inédit, âAcross the Riverâ. Dans le fond, cet album est aussi une manière de remercier tous ceux qui ont joué avec moi sur cette tournée éreintante. Des âhabituésâ comme Tony Levin ou David Rhodes à Billy Cobham et Paula Cole, qui mâont aussi accompagné à Milan, le premier à la batterie et la seconde comme choriste.
Vous avez un désir, un rêve ?
Je voudrais que les Ãtats-Unis dâEurope existent déjà .
Pourquoi ?
Parce quâil est désormais clair que dans lâéconomie mondialisée les petits pays ne peuvent plus compter. Il faut un organisme qui les représente vis-à -vis du reste du monde, des marchés futurs, en préservant leur identité culturelle. Il faut avoir une représentation économique groupée, une union commerciale pour survivre, et surtout pour être compétitif avec ces pays où la main-dâÅuvre ne coûte pas cher. Et puis casser cette vision du monde en deux modèles, celui de lâEurope blanche, historique, et celui des pays pauvres quâon peut exploiter. Il faut célébrer les différences entre les gens de tous les pays, et pas chercher à les rendre tous pareils.
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