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Introduction

Tertium non datur [1]

C’était l’automne à Milan, en ce désormais lointain mois d’octobre 1976, quand, remontant rapidement le Corso Venezia vers le théâtre San Babila, j’allais faire la première interview de ma vie.

J’avais seize ans, et avec mon ami Alberto j’animais pour l’une des premières radios privées italiennes, Radio Milano Libera, une émission d’information au titre peu original de “Spazio giovani” [2] .

Ces années-là étaient réellement des années formidables, où tout semblait pouvoir arriver, et arrivait effectivement. Des années merveilleuses. Des années terribles. C’étaient les années de plomb, celles de la contestation étudiante, des cercles autogérés, des grèves lycéennes, des manifestations qui débouchaient presque toujours sur la violence. Des années d’enthousiasmes énormes, riches d’un ferment culturel qui semblait devoir exploser tant il était vif, inclusif, global. Des années d’affrontements et, parfois, de morts : d’un côté les jeunes de gauche, de l’autre ceux de droite. Tout était beaucoup plus simple qu’aujourd’hui : on était d’un côté, ou de l’autre. Tertium non datur .

Mais c’était surtout des années où chacun d’entre nous avait l’impression, et souvent bien plus qu’une simple impression, de pouvoir changer les choses. De réussir -à sa mesure- à faire la différence .

Nous, dans le fond, nous traversions tranquillement ce tumulte d’excitation, de culture et de violence. Les attentats, les bombes, les Brigades rouges étaient un arrière-plan fixe de notre adolescence –ou de notre jeunesse, selon l’âge- mais, somme toute, ils ne nous choquaient pas plus que ça. Nous avions rapidement appris à vivre avec, d’une manière pas très différente de celle que j’allais rencontrer des années plus tard auprès des populations vivant un conflit ou une guerre civile. Leur vie s’est adaptée à ces conditions extrêmes, un peu comme notre vie d’alors.

Avec mon ami Alberto, nous voulions vraiment essayer de faire la différence ; armés d’enthousiasmes sans limites et d’une grande, très grande inconscience, à un âge où les adolescents d’aujourd’hui passent leur temps à poster des selfies sur Instagram et à changer de smartphone, nous lisions tout ce qui nous tombait sous la main, nous participions aux kermesses musicales -à cette époque magique où le rock naissait et se diffusait- aux méga-concerts dans les parcs, aux ciné-clubs.

C’est pour cela qu’en cet après-midi humide d’un octobre d’il y a quarante ans, nous nous hâtions vers le théâtre San Babila, des idées plein la tête et un enregistreur à cassettes dans la poche.

Le rendez-vous était fixé à 16 heures, environ une heure avant le début de la représentation de matinée. Dans les sous-sols du théâtre, où se trouvaient les loges des artistes, on nous conduisit jusqu’à celle du premier rôle. C’est là que nous attendait le protagoniste de notre interview, la première de ma “carrière” de journaliste : Peppino de Filippo [3] .

Je ne me rappelle pas grand chose de cet entretien, et les bandes des enregistrements de nos émissions se sont perdues dans l’un des innombrables déménagements de mon existence.

Mais je me souviens encore parfaitement aujourd’hui de cette décharge électrique subtile, de ce frisson d’énergie qui précède -je devais le comprendre mille fois par la suite- une interview importante. Une rencontre importante, car chaque interview est bien plus qu’une simple série de questions et de réponses.

Peppino de Filippo était à la fin d’une carrière théâtrale et cinématographique -il devait mourir quelques années plus tard- qui avait déjà fait date. Il nous reçut devant son miroir, sans cesser de se maquiller. Il fut gentil, courtois et disponible, et fit semblant de ne pas s’étonner de trouver en face de lui deux adolescents boutonneux. Je me souviens de ses gestes calmes, méthodiques, alors qu’il appliquait son maquillage de scène, qui me sembla lourd, épais, et très pâle. Mais je me souviens surtout d’une chose : la tristesse profonde de son regard. Une tristesse qui me toucha intensément, parce que je la ressentis intensément. Peut-être sentait-il que son existence touchait à son terme, ou peut-être n’était-ce que la démonstration de ce que l’on dit depuis toujours des comiques, qui, faisant rire tout le monde, sont les personnes les plus tristes du monde.

Nous parlâmes de théâtre, et, naturellement, de son frère Eduardo [4] . Il nous raconta qu’il était né sur les planches, toujours en tournée avec la compagnie familiale.

Nous le quittâmes environ une heure après, un peu étourdis, notre cassette pleine.

Ce ne fut pas seulement la première interview de ma vie. Ce fut surtout le moment où je compris que le métier de journaliste était la seule option envisageable pour moi. Et ce fut le moment où j’expérimentai pour la première fois cette alchimie étrange, cette subtile magie, presque, qui s’instaure entre l’interviewé et l’intervieweur.

Une interview peut être la formule mathématique de la vérité, ou une exhibition inutile et vaniteuse. L'interview est également une arme puissante entre les mains du journaliste, qui a le pouvoir de décider s’il doit complaire à l’interviewé ou servir et captiver le lecteur.

Pour moi, l’interview est aussi beaucoup plus ; c’est une confrontation psychologique, une séance de psychanalyse. Interviewé et intervieweur y sont tous deux impliqués.

Comme me le dit plus tard le marquis de Vilallonga, dans l’un des entretiens de cet ouvrage, « le secret est tout entier dans cet état de grâce qui se crée quand le journaliste cesse de l’être et devient un ami à qui on raconte tout. Même ce qu’on ne raconte pas à un journaliste ».

L’interview est la mise en pratique de l’art socratique de la maïeutique, la capacité du journaliste à tirer de l’interviewé ses pensées les plus sincères, à le pousser à baisser sa garde, à le surprendre pendant qu’il raconte et se raconte sans fard.

Cette alchimie particulière ne se crée pas toujours. Mais quand cela arrive, c’est une belle interview. Quelque chose de plus qu’un échange stérile d’attaques et de parades, rien à voir avec la vanité inutile du journaliste qui ne vise qu’à obtenir un scoop .

En plus de trente ans d’activité journalistique, j’ai rencontré des célébrités, des chefs d’État, des Premiers ministres, des leaders religieux et politiques. Mais je dois reconnaître que je n’ai pas ressenti une véritable forme d’empathie avec eux.

En vertu de ma formation culturelle et de mes origines familiales, j’aurais dû me sentir de leur côté, du côté de celles et ceux qui exercent le pouvoir, qui ont le pouvoir de décider du destin de millions de personnes, de leur vie et souvent de leur mort. Parfois du devenir de peuples entiers.

Mais cela ne s’est jamais passé comme ça. Je n’ai éprouvé d’empathie, de courant de sympathie, de frisson et d’excitation qu’en rencontrant les rebelles, les lutteurs, ceux qui étaient prêts –et qui en donnaient la preuve- à sacrifier leur existence, souvent tranquille et aisée, pour leurs idéaux.

Qu’il s’agisse d’un chef révolutionnaire en passe-montagne, rencontré dans une cabane de la jungle mexicaine, ou d’une des ces mères courageuses qui, digne et opiniâtre, essayait de connaître la vérité sur la fin horrible de ses enfants, desaparecidos dans le Chili de Pinochet.

Ce sont eux qui m’ont semblé être les véritables grands de ce monde. Eux qui m’ont semblé avoir le pouvoir véritable.

Grotteria, août 2017

*****

Les entretiens rassemblés dans ce livre ont été publiés entre 1993 et 2006 dans des titres de presse pour lesquels j’ai travaillé au fil du temps, comme envoyé ou correspondant, principalement en Amérique latine et en Extrême-Orient : les hebdomadaires Panorama et L’Espresso , les quotidiens Il Tempo , Il Corriere della Sera et La Repubblica ; certains ont été faits pour la rai .

J’ai volontairement conservé la forme initiale dans laquelle ils ont été rédigés à l’origine, parfois selon l’alternance classique de questions/réponses, et d’autres fois dans la structure plus informelle de l’entretien au fil de l’eau .

J’ai choisi de faire précéder chaque entretien d’une introduction qui permette d’aider le lecteur à s’orienter dans l’espace et dans l’époque à laquelle ils ont été réalisés.

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Entretiens Du Siècle Court

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