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I
Lucile Fraisier
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Arrivé chez lui, il se laissa choir sur un siège; et pendant plus d'une heure, il n'eut la force ni de bouger, ni de penser. Sur lui pesait une lassitude étrange, un abattement morne, un désespoir noir. Il avait l'instinct confus d'un écroulement dans sa destinée et l'obscur pressentiment d'un avenir sinistre.

«Elle ne m'aime pas! elle ne m'aimera jamais!» fit-il d'une voix sourde, en se dressant tout d'un coup, comme si un éclair venait de traverser l'ombre orageuse qui l'enveloppait.

Il retomba, hagard. Les pensées maintenant se pressaient, se heurtaient tumultueusement sous son crâne. Pourquoi Lucile ne l'aimait-elle pas? Pourquoi cette aversion contre lui?

Elle devait en aimer un autre. Qui?

Plusieurs figures se levèrent presque simultanément dans sa mémoire. Ses soupçons finirent par se concentrer sur trois jeunes gens. Ceux-ci revenaient toujours le hanter, semblaient effacer les autres. Et, pesant toutes leurs chances, fouillant avidement le passé, il faisait une investigation minutieuse dans ses souvenirs. Tel incident, d'abord négligé, l'obsédait à cette heure. Tel détail, jusqu'alors insignifiant, prenait une singulière importance. Rien de décisif, cependant; rien de précis, rien de sûr.

Voyons! était-ce Prosper Dufriche, le fils de ce percepteur qui naguère avait recueilli Madeleine Cibre, et chez qui, justement, Lucile passait la journée présente? Quelle élégance hardie avait ce fier et robuste gaillard, sous son brillant uniforme d'officier, avec sa moustache gauloise, ses yeux clairs, son profil aquilin! Et ce dimanche-là, ne se trouvait-il pas à Verval, pour l'anniversaire de son père? Mais sa garnison était à plus de quarante lieues; et le lieutenant ne séjournait à la Villa des Roses que fort peu de temps, à de longs intervalles.

D'autre part, que penser de Jean Savourny, l'instituteur? Veuf depuis dix-huit mois, ce mélancolique personnage, maigre, brun, barbu, dont le regard noir avait un éclat et une douceur bizarres, était toujours fourré chez les Fraisier, avec sa petite fille, une amie de Linette. Son air intelligent, sa voix musicale, ses façons étranges, pouvaient séduire un coeur naïf et romanesque.

Il y avait aussi Victor Moussemond, le fils de l'huissier, un petit monsieur fat et pédant, qui devait plus tard succéder à son père, et qu'on appelait familièrement Toto Mousse. Le monocle à l'oeil, l'allure insolente, le teint fleuri, la lèvre gourmande et toujours rasée de frais, Toto se vantait volontiers d'un tas de bonnes fortunes et posait pour le type qui ne trouve pas de cruelles. Il habitait en face du magasin de nouveautés, et n'épargnait rien pour fasciner sa petite voisine, qu'il poursuivait ostensiblement de ses galanteries triomphales.

Rouillon ne pouvait écarter ces trois figures. C'était une hallucination, une possession. Certainement, il devait sa déconvenue à l'un de ces trois hommes. Il en était convaincu. Conviction violente, passionnée, impérieuse, absolue. Il voulut les revoir réellement, les observer de ses yeux. Il ne s'y tromperait pas, il saurait vite la vérité.

Dans ce but, il sortit. Il réussit à les rencontrer tous les trois. Il eut le courage de les aborder. Il leur parla, les fit parler. Mais il rentra sans avoir acquis une certitude, et vainement se creusa la tête toute la nuit.

Il n'avait pas songé un seul instant à André Jorre, le maître bourrelier, qui, revenu de Paris depuis deux ans, était établi en haut du bourg, devant les hêtres, dans la maison aux trois marches, où il vivait tranquillement avec son père infirme, sa bonne vieille mère et son jeune frère Paul. Ce discret travailleur se montrait peu, ne faisait guère parler de lui, et s'était bien gardé de compromettre Lucile.

A quoi tient l'amour?

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