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CHAPITRE PREMIER

Table des matières

FORÊT VIERGE

«Mais tu n’as pas le sens commun, ma pauvre Nita, la mer ne peut pas monter comme ça aux Robinsons les épaves jusque dans l’arbre; il faut que les Robinsons se donnent la peine d’aller les chercher.

— Ce n’est pas moi qui irai!

— Pourquoi?

— J’ai peur des tigres!

— Mais puisque je les guette d’ici, avec mon fusil, je te défendrai! D’abord, tu sais, des Robinsons, ça ne doit avoir peur de rien!»

Un grand mur couvert de mousse et de lierre sépare deux jardins; d’un côté de ce mur, et dans l’un des jardins, trois enfants, le nez en l’air, la mine stupéfaite, écoutent ce dialogue aérien, qui semble descendre d’un gros arbre du jardin voisin dont les branches empiètent sur leur jardin à eux.

De l’autre côté, dans le second jardin, on ne voit rien... Rien qu’un gros arbre, un marronnier rose, dont les branches serrées et touffues s’étendent, comme nous l’avons dit, par-dessus le mur de séparation jusqu’au milieu du jardin voisin, où se trouvent, immobiles et retenant leur souffle, les trois enfants arrêtés tout à coup dans leur promenade par ces voix mystérieuses.

Ils écoutent encore, mais les voix se taisent; on entend seulement un bruit léger, le bruit que ferait un oiseau frôlant les branches, puis rien.

Nita, la Robinsonne, a pris son parti en brave; elle est descendue dans le jardin auquel appartient le grand marronnier rose.

L’autre Robinson fait le guet, sans doute.

Les voisins se regardent.

«C’est drôle, murmure le plus petit, aussi bas que possible, en désignant le marronnier, les voix avaient l’air de venir de là-haut.

— Naturellement! dit l’aîné, ils sont perchés dans l’arbre.

— Mais il y a donc des enfants maintenant chez le Vieux Sauvage?...

— Chut!...»

Et, d’un geste énergique, le premier impose silence aux autres. Il a entendu quelque chose comme le craquement d’une batterie de fusil.

«Crie donc au secours, reprend à ce moment la voix aérienne, tu seras attaquée par un tigre et je le tuerai; cela fera une aventure!»

D’en bas, la Robinsonne répond avec calme:

«Attends! Notre épave, le vieux panier, est défoncée et tout s’en va.»

Nouveau silence.

Les voisins attendent de leur côté avec le plus vif intérêt que. l’accident arrivé au panier, à «l’épave», soit réparé.

«Là ! fait avec un soupir de satisfaction l’invisible Robinsonne, voilà nos provisions sauvées!»

Puis, changeant de ton subitement:

«Au secours!... A moi!... Un tigre!...» crie-t-elle d’une voix aiguë.

Paf! une capsule éclate.

«Il est mort... Hourrah!» fait la voix dans le marronnier.

Il y a une petite voisine parmi les trois voisins; l’aventure n’est pas de son goût. Au bruit de la capsule elle a bouché ses oreilles en jetant un cri.

«Es-tu sotte! Nadette, dit le frère aîné, c’est un petit fusil comme le mien. Ils jouent aux Robinsons.»

Mais le cri de Nadette a été entendu dans l’autre jardin, et un silence profond règne maintenant des deux côtés du mur.

Qui osera le rompre? Les oiseaux se sont-ils tous envolés?

Non, les branches craquent, les feuilles s’agitent et les Robinsons se parlent tout bas.

Nouveau craquement! (Nadette suffoque d’émotion.) Les feuilles s’écartent et se rapprochent immédiatement.

Les voisins attentifs ont eu tout juste le temps d’apercevoir deux grands yeux noirs...

On chuchotte quelque temps de part et d’autre; puis les yeux noirs reparaissent, bientôt suivis de deux autres, non moins noirs! et les voisins n’ont pas encore repris leurs esprits que, déjà, les deux Robinsons sont visibles de la tête aux pieds.

Assis commodément sur le vieux mur, les jambes pendantes, ils semblent tout prêts à lier conversation.

«Bonjour!» fait la voix déjà familière aux enfants, celle du Robinson.

C’est une voix sonore et ferme; les grands yeux noirs regardent hardiment devant eux. Ce Robinson n’est pas timide! Il tient la tête haute, un peu rejetée en arrière;. ses joues dorées ne rougissent pas devant le regard curieux des trois voisins. D’un bras il s’appuie à l’une des branches du marronnier, de l’autre il soutient la Robinsonne, sa sœur évidemment! C’est la même tête brune, les mêmes joues dorées, le même regard velouté. Il y a seulement moins d’assurance dans son maintien; aussi, pourquoi les voisins la regardent-ils avec tant de surprise? N’ont-ils donc jamais monté sur des arbres?

«BONJOUR!» RÉPONDENT LES DEUX FRÈRES.


«Bonjour!» répète amicalement Robinson.

Personne n’a répondu à son premier salut; alors, n’étant pas susceptible, il le renouvelle.

«Bonjour!», répondent enfin les deux frères en soulevant leur chapeau.

Robinson, lui, s’est contenté d’un signe de tête; il n’a pas de chapeau, c’est trop incommode pour grimper dans les branches.

«Vous demeurez-la? reprend-il, dans cette grande maison? C’est très joli, votre jardin, mais j’aime mieux le nôtre! Dans le nôtre, il n’y a ni allées ni corbeilles; on marche où on veut, dans l’herbe, partout; il y a des fleurs sauvages et des roses superbes, tout est mélangé, et Nita cueille ce qu’elle veut! Nous avons des buissons pour jouer à cache-cache. Et des nids dans nos arbres!... J’en connais plus de vingt; nous avons vu les œufs et ensuite les petits. Ils sont presque à nous, les oiseaux d’ici! nous ne leur faisons jamais de mal, ils nous aiment bien et n’ont pas peur de nous; dis, Nita?»

La petite fille incline la tête, et Nadette la contemple d’un œil d’envie.

«On s’y amuse bien, allez, dans notre vieux jardin! Le connaissez-vous?...»

Les trois petits voisins ainsi interpellés avaient eu le loisir de se remettre. En temps ordinaire, même, ils ne se démontaient pas facilement et savaient répondre aux avances qui leur étaient faites; mais, cette fois, la rencontre était si imprévue!

Comment ces enfants se trouvaient-ils là, dans ce jardin abandonné, où, depuis des années, personne ne pénétrait?

Savait-on seulement ce qui se passait derrière ces grands murs qui l’entouraient, sous ces grands arbres qui masquaient tout?... Le «Vieux Sauvage» n’y venait jamais; sa petite maison s’ouvrait de l’autre côté ; c’était le domaine des oiseaux, et le sifflement des chouettes et des hiboux, qu’on y entendait le soir, faisait même une telle peur à Nadette, qu’elle ne voulait jamais passer sous les murs quand il faisait nuit.

Et, pour tout dire, quels enfants aussi! De quel pays viennent ces figures brunes où l’on ne voit d’abord que des yeux qui brillent et des dents si blanches?... Leurs cheveux sont parsemés de brins de mousse et de fleurs de marronnier, et leurs jambes nues, partout meurtries, sont couvertes d’égratignures.

Pourtant ils n’ont pas l’air méchant; Nadette elle-même le reconnaît. On peut bien répondre à un Robinson si sociable, à un sauvage qui parle français comme tout le monde.

Donc, à cette question: «Le connaissez-vous? relative au jardin, Sosthène, l’aîné des voisins, répondit:

— Non, nous ne l’avons jamais vu.

— Vous en êtes bien près, cependant; comme c’est drôle! Vous n’êtes pas curieux, par exemple! J’ai regardé votre jardin, moi, dès le premier jour.»

Et, avec un sourire engageant, le Robinson reprit:

«Voulez-vous le voir?

— Oh! non; il faudrait entrer chez le Vieux Sauvage, nous n’oserions jamais!»

Robinson fit un mouvement si brusque qu’il faillit jeter sa sœur à bas du vieux mur.

«Qui cela?... cria-t-il vivement. Qui cela, le Vieux Sauvage?... Est-ce?... Oh! Nita, c’est l’oncle Aubier qu’ils appellent le Vieux Sauvage!»

Et les deux Robinsons, ayant échangé un regard de malice, éclatèrent de rire, pendant que les trois voisins baissaient la tète avec ensemble et devenaient instantanément rouges comme trois pivoines.

«C’est votre oncle?... balbutia enfin Sosthène. Je suis bien fâché d’avoir...»

Le rire des deux Robinsons redoubla. Leurs grands yeux flambaient; entre leurs lèvres ouvertes on aurait pu compter jusqu’à la dernière des petites dents blanches.

«Oh! s’écria le Robinson, ce n’est pas la peine de nous faire des excuses, vous pouvez bien l’appeler sauvage, notre oncle, il n’aime guère la société !

— Mais, cependant, si c’est votre oncle!» répéta Sosthène d’un air scandalisé.

Robinson balançait nonchalamment une de ses jambes.

«Oh! que non; il est à peine notre cousin; nous disons mon oncle, parce que...»

Il hésita un moment, cherchant une bonne raison.

«Parce que nous ne pouvons pas, comme vous, l’appeler le Vieux Sauvage, conclut-il gaiement; mais depuis quand le connaissez-vous?

— Depuis... toujours! répondit Sosthène. Étant petit, j’en avais peur, et Gonzague aussi.

— C’est vrai, dit le voisin numéro deux, il nous a servi à tous de Croquemitaine.

— Mais il n’est pas méchant! s’écria Nita; il ne nous gronde jamais.»

Son frère la regarde, puis deux éclats de rire résonnèrent de nouveau.

«Je crois bien! s’écria Robinson. Sait-il encore seulement que nous existons? Aussi, continua-t-il d’un ton joyeux, nous faisons de fameuses parties dans notre forêt vierge.»

Tout en parlant, il attira vers lui la branche à laquelle il s’appuyait, et, s’en faisant un levier:

«Hop!... Nita!» cria-t-il.

Elle connaissait le signal; en un clin d’œil ils se trouvèrent debout sur le vieux mur, côte à côte, le bras de Nita passé sous celui de son frère.

«Mais vous allez tomber! s’écria Nadette avec inquiétude.

— Oh! que non. D’où vous êtes, vous ne pouvez pas voir que le mur finit à plat, comme un mur de terrasse; sa crête est presque aussi large qu’une petite allée de jardin.

— Vous avez l’air de deux hirondelles, dit Soshène.

— Et comment allez-vous descendre? demanda Nadette peu rassurée encore.

— Ne crains rien! s’écria Gonzague en riant. Ils vont s’envoler!

— Malheureusement non, dit Robinson d’un air de profond regret; nous allons descendre par Villerose.»

Et comme les voisins le regardaient d’un air effaré, il eut un imperceptible mouvement de dédain.

«Villerose, c’est notre arbre, expliqua-t-il... Il a un nom! comme dans le Robinson suisse.»

Et, en lui-même, il ajouta:

«Tout les étonne! A quoi passent-ils donc leur temps?... Vous n’avez jamais joué aux Robinsons? reprit-il tout haut.

— Non, dit Sosthène, mais c’est une bonne idée! Cela doit être un jeu amusant.»

Du haut de son mur, le petit garçon se pencha vers lui; ses yeux brillaient:

«Voulez-vous, dit-il rapidement, voulez-vous être des sauvages?... Vous attaquerez Villerose, nous vous ferons prisonniers et vous deviendrez des Robinsons comme nous?»

Sosthène consulta son frère du regard. L’offre les tentait; mais comment pénétrer dans le jardin?

«Rien au monde ne me déciderait à entrer chez le vieux... chez votre oncle,» dit Gonzague en se reprenant.

Le Robinson sourit et s’écria:

«C’est inutile! Je vais vous passer notre échelle. Rentre, Nita.»

«Rentrer,» dans la puissante imagination des deux enfants, c’était disparaître sous le feuillage de Villerose.

Nita, obéissante, rentra chez elle à la façon des écureuils.

«Attendez-moi, murmura le deuxième écureuil.»

Il disparut à son tour, mais pour revenir trois minutes après; il avait appliqué au mur une échelle et, s’étant installé commodément à sa place, il la monta jusqu’à lui, pour la faire ensuite glisser à terre de l’autre côté.

Les deux côtés du mur

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