Читать книгу Les deux côtés du mur - Marthe Bertin - Страница 6
VILLEROSE
ОглавлениеPendant cette manœuvre, les voisins avaient eu le temps de faire quelques réflexions.
Iraient-ils? n’iraient-ils pas?
Il y avait bien quelques objections à présenter; mais les objections ne sont-elles pas faites pour être presque toujours renversées?
«Pénétrer chez le Vieux Sauvage par escalade,» ce n’était pas bien régulier peut-être!
Mais, puisque le Vieux Sauvage ne venait jamais dans son jardin, puisqu’il l’abandonnait complètement à ses soi-disant neveux, on pouvait bien accepter comme suffisante l’invitation de ceux-ci.
Escalader les murs et les arbres offre quelque danger, aussi bien pour la tête, les bras et les jambes que pour les manches de veste et les genoux de pantalon.
Mais la gymnastique est fort recommandée, et les costumes de campagne sont des vétérans qui en voient de rudes! Et d’ailleurs, avec un peu d’adresse!...
Mais, et surtout, dernière objection qu’ils se communiquèrent à l’oreille, ils n’avaient pas la permission de lier connaissance avec ces petits inconnus, Robinsons, Écureuils, ou quoi qu’ils pussent être!
C’était vrai! mais, par contre, ils n’en avaient pas reçu la défense. Et, sur cette remarque triomphante de Gonzague, tout scrupule fut écarté. Sosthène avait déjà un pied sur le premier échelon quand un cri de sa sœur l’arrêta dans son élan.
«Et moi?» disait-elle.
Au fait, qu’allait-on faire de Nadette?
Nadette n’était pas de la même école que Nita; les expéditions aériennes ne faisaient pas partie de ses habitudes. C’était, cette fois, une objection qui restait sans réplique!
Le pied de Sosthène retomba à terre.
Le Robinson, qui tenait ferme l’échelle, la secoua malgré lui avec impatience.
«Ils feront de tristes sauvages,» grommela-t-il entre ses dents.
Puis, d’un ton quelque peu indigné :
«Vous n’avez pas peur, je pense, de tomber d’une échelle aussi commode que celle-là, cria-t-il; un infirme y monterait! C’est un escalier!»
Jusqu’à un certain point, Ramire avait raison; c’était un type d’honnête échelle avec des marches au lieu de petits barreaux, et ni plus raide ni plus étroite que ne le sont bien des escaliers de service.
«Montez donc! reprit vivement Ramire, je me charge de votre petite sœur.
— Mais... je..., balbutia Nadette, qui ne tenait pas du tout à tenter celte ascension.
— N’ayez pas peur! je réponds de vous.»
Puis, comme Sosthène allait monter:
«Laissez passer d’abord votre frère, reprit-il; il prendra ma place pour tenir l’échelle pendant que je hisserai la petite sœur.»
Grâce à la prudence et à l’habileté du Robinson, l’escalade et la descente s’opérèrent heureusement, et les voisins se trouvèrent sains et saufs de l’autre côté du mur... sur une terre inconnue!
C’était bien ce qu’avait dit le Robinson. Des pelouses incultes, un fouillis d’arbustes, de l’ombre partout! Des arbres fruitiers, de grands rosiers, des pervenches, des fraisiers sauvages; ni pièce d’eau ni plates-bandes; le droit de courir partout. Liberté, complète... et pas d’apparence de jardinier!
Une vraie forêt vierge dans une île déserte! Ah! les heureux Robinsons!
La voix de Nita, sortant des profondeurs du marronnier, les tira de leur contemplation.
«Ramire, criait-elle, où est l’épave?
— Sur la table de l’office, répondit sans rire le Robinson, laisse-la et viens.»
Au même instant, Nadette jeta un cri; Nita, suspendue entre ciel et terre, glissait rapidement le long d’une corde à nœuds; elle sourit à Nadette et sauta à terre près de son frère.
«Me voici, dit-elle, qu’allons-nous faire?»
Ramire était songeur, il cherchait un bon plan;
«Deux contre un... murmura-t-il, les petites filles në comptent pas!... C’est bien!...»
Puis s’animant:
«Il faut attaquer Villerose pendant la nuit, s’écria-t-il; vous pousserez des hurlements; en m’éveillant, je sauterai sur mon fusil, et vous monterez... si vous pouvez! ajouta-t-il avec un sourire quelque peu railleur.
— Nous ne pourrons pas! dit Gonzague.
— J’essayerai!» cria Sosthène avec énergie. L’accent qu’il mit dans cette réponse lui valut un regard approbatif du Robinson; il sembla le mesurer des yeux.
«Quel âge avez-vous? demanda-t-il.
— J’ai onze ans!
— Moi, douze! dit Ramire, je suis plus grand que vous, mais plus mince; enfin! nous verrons...»
Et leur désignant une touffe d’arbrisseaux:
«Embusquez-vous là !» dit-il.
Puis, se retournant:
«Hop! Nita.»
Et, l’un après l’autre, à la force du poignet, ils se hissèrent le long de la corde à nœuds.
Quel combat!... des cris, des coups de fusil, des hurlements de guerre! mais les deux assaillants étaient toujours au pied de l’arbre.
Tout à coup Sosthène disparut, et bientôt on entendit un appel désespéré.
«Au secours! criait Nita, ici!... le Sauvage!... dans l’office!»
Ramire, quittant son poste, s’élança, vivement à travers les branches.
C’était prévu!
Sans perdre une seconde, Gonzague grimpa à la corde et poussa un cri de triomphe, Villerose était prise d’assaut.
«Victoire! cria-t-il en sautant à califourchon sur la première branche.
— Pas encore!...»
Et Ramire, le pistolet au poing, se dressa devant lui.
«Ton frère est prisonnier; rends-toi, et il aura la vie sauve!»
Gonzague se retourna et aperçut, assis sur une autre branche, Sosthène, ficelé comme un saucisson et incapable de faire un mouvement. Il éclata de rire.
«Je me rends!» cria-t-il.
Ramire restait grave et digne... Robinson Crusoé en personne!...
«Détache le prisonnier, Nita,» dit-il en glissant son pistolet dans sa ceinture.
Nita semblait aussi à l’aise sur son arbre que si elle était née dans un des nids qu’elle connaissait si bien; elle délivra le prisonnier de ses liens, et lui souhaita gracieusement la bienvenue dans ses domaines.
«Venez, dit-elle d’un air hospitalier, ne restez pas à l’office.»
Ramire était transporté.
«Je vous prenais pour des poules mouillées, mais je me trompais! avoua-t-il franchement; vous êtes montés tous les deux!... Nous pourrons bien nous amuser!
— Maintenant, dit-la maîtresse de maison, il faut appeler votre sœur; nous allons goûter.»
«TON FRÈRE EST PRISONNIER; RENDS-TOI.»
La pauvre Nadette était restée seule dans la touffe d’arbrisseaux; le rôle de femme sauvage n’est pas bien amusant dans ces conditions-là ! Elle écoutait de toutes ses oreilles et le cœur battant.
Sosthène lui avait dit: «Ne bouge pas; ici, tu es en sûreté !»
Mais la guerre était finie, bien sûr; ils riaient et causaient dans le marronnier; allait-on l’oublier là ? Elle s’apprêtait à sortir de son refuge, quand, tout à coup, elle se rejeta en arrière tout effrayée. D’un bond Ramire avait franchi un énorme yucca et se jetait près d’elle dans le massif; elle n’était pas encore faite à ces façons.
«Je viens vous chercher, dit-il d’un ton posé, Nita vous attend pour goûter.
— Le jeu est fini? s’écria la petite fille, tant mieux! vous allez nous montrer votre maison.»
Nadette monta par l’escalier d’honneur, c’est-à-dire l’échelle, qui ne servait que dans de rares occasions; mais, cela fait, elle s’aperçut qu’elle n’était pas au bout de ses peines! Comment les autres se tenaient-ils là-haut, sans se heurter la tête et s’accrocher les cheveux.
«Je vais tomber! «cria-t-elle avec désespoir les mains crispées sur le bras de Ramire qui la soutenait.
«Mais non, dit tranquillement celui-ci, laissez-moi faire!»
Sans grande cérémonie, il la prit sous son bras (comme un sac, dit Nita) et la monta un peu plus haut.
«Là, dit-il, vous ne pouvez plus tomber; n’ayez pas peur, c’est solide.»
Il l’avait déposée tout doucement dans un hamac suspendu entre deux branches.
«D’ici vous pouvez voir toute notre installation, reprit-il, regardez!»
C’était une véritable habitation composée de plusieurs étages; rien n’avait été négligé pour la rendre aussi commode qu’agréable!
De larges planches jetées comme des ponts, d’une branche à l’autre, et bien fixées à ces branches par des cordes pour faciliter les communications (et prévenir les chutes!) formaient une sorte de parquet aux différents étages; c’était pratique et d’un aspect très rassurant!
«Vous êtes dans le hamac de Nita, reprit Ramire; voici sa tapisserie, qui n’est pas très avancée, par parenthèse; sa poupée, ses paniers; c’est là sa chambre.»
Puis, levant un doigt:
«Et voici la mienne!»
Nadette vit, au-dessus de sa tête, un second hamac; l’ameublement de cette pièce était sévère: le fusil, le pistolet à amorces, remis en place après le combat, un casque, une cuirasse et des épaulettes.
«Mais, dit Nadette en désignant une branche éloignée, ce parapluie?...
— C’est la bibliothèque, répondit Ramire avec l’empressement d’un propriétaire dont on visite en détail les richesses. Un jour nous avons été surpris par une si grosse averse que nos livres ont été trempés; alors, pour plus de sûreté, nous avons établi en permanence ce vieux parapluie, sous lequel nous nous réfugions, pour lire quand il pleut. Vous voyez que notre maison est confortable, ajouta-t-il non sans fierté.
«En bas, la salle à manger, reprit-il en montrant la première branche, celle où s’attachait la corde à nœuds; c’est là que nous goûtons, et, plus loin, l’office où Nita garde les provisions.»
La mer avait bien failles choses! Sur la table de l’office (une grosse branche très commode) s’étalait avec ostentation un assortiment de conserves alimentaires des plus appétissantes: des noix, des raisins secs, un petit pain, trois pommes, deux bâtons de sucre d’orge. De plus, attachée à la branche par un cordon, se balançait une petite fiole remplie de cette liqueur rosée, saine et rafraîchissante, vulgairement appelée: abondance!
C’était le cordial réservé aux malheureux naufragés, si la mer les amenait; ou bien, à défaut de ceux-ci, aux Robinsons mêmes, dans certains cas graves et pressants: la maladie, un accident, ou quelques travaux particulièrement durs et pénibles!...
Nita venait de grimper jusqu’à sa chambre; elle s’installa près du hamac et fit ses confidences à sa nouvelle amie:
«Vous n’avez pas idée comme c’est amusant de jouer aux Robinsons, dit-elle avec enthousiasme; nous préparons d’avance les épaves, j’arrange notre goûter dans un panier et je le jette sur la pelouse.
«La pelouse, c’est la mer qui nous apporte des débris de navires, et nous venons les recueillir...
— Quand il n’y a pas de tigres, ajouta Gonzague en riant.»
Nita sourit.
«C’est vrai, dit-elle; vous avez entendu...»
Tout en parlant, elle se glissa de branche en branche jusqu’à l’office, prit l’épave et l’apporta près de Nadette pour lui en faire les honneurs.
«Venez goûter, cria Ramire aux deux prisonniers qui étaient restés prudemment à l’entresol, dans la salle à manger.»
Par un heureux hasard, l’épave de ce jour-là contenait de vrais trésors: deux tartines, un bâton de chocolat et deux gâteaux secs.
On partagea le tout à l’amiable; jamais les voisins n’avaient fait un pareil goûter!
«Alors, dit Nadette en croquant un des gâteaux secs que Ramire lui avait galamment offert, vous demeurez toujours ici?»
Les deux Robinsons se mirent à rire.
«Pas la nuit! mais nous y passons une grande partie de nos journées, répondit Ramire; souvent nous y montons après déjeuner, et nous ne redescendons que pour le dîner.»
Les voisins ouvrirent de grands yeux.
«Eh bien! mais... dit Sosthène, et les devoirs?... les heures de leçons?
«Je n’en prends pas! répondit brièvement Ramire.
— Oh!» firent en même temps les trois voisins.
Ils n’avaient pu retenir ce cri de stupéfaction; mais ce fut tout. Ce grand garçon de douze ans ne travaillait pas!
Il y avait là quelque chose de si insolite qu’il n’osèrent pas se risquer à demander une explication. Il y eut un moment de silence embarrassé ; puis, Gonzague, jugeant qu’ils avaient tous l’air sot et ridicule, s’écria d’un ton aussi naturel que possible:
«Mais que pouvez-vous faire tout ce temps-là sur votre perchoir?
— Oh!... bien des choses. Tout ce qu’on fait chez soi, dans sa maison. Nita joue à la poupée; nous regardons des gravures; il y a dans le grenier des caisses pleines de livres et de journaux illustrés, je les montre à Nita. C’est moi qui lui ai appris à lire, là, dans notre bibliothèque, et à écrire aussi sur une ardoise. Te rappelles-tu, Nita, qu’un jour ton ardoise est tombée et que j’ai dégringolé jusqu’en bas en voulant la rattraper? C’était l’été dernier, nous sommes plus solides maintenant.
— Comment! s’écria Sosthène ébahi, vous êtes chez le Vieux Sauvage depuis un an?
— Mais oui, presque! Au fait, comment se fait-il que nous nous voyions pour la première fois?
— Ce n’est pas bien étonnant, dit Gonzague; l’année dernière, nous ne sommes pas venus à la Saulaie parce qu’on y faisait de grandes réparations.
— C’est vrai! votre maison était pleine d’ouvriers; nous les regardions travailler, Nita et moi; c’était une grande distraction. Mais depuis quand êtes-vous ici?
— Nous sommes arrivés hier soir, répondit Sosthène, et nous ne pensions certes pas trouver le vieux jardin...»
Cette phrase resta inachevée; au bout de l’allée, de l’autre côté du mur, quelqu’un criait:
«Sosthène! Gonzague!
— C’est M. l’abbé, dit Sosthène, il nous cherche.»
Gonzague consultait sa montre.
«Déjà trois heures! dit-il, c’est pour la promenade du jeudi.
—... Thène!... Zague!...»
La voix s’éloignait; on n’entendait plus que la dernière syllabe.
«On nous croit dans le bois, dit Sosthène; et, se levant sur sa branche, il cria à tue-tête: «Ici, monsieur l’abbé, nous venons!...»
On renouvela la manoeuvre de l’échelle, et, quand M. l’abbé parut dans l’allée, ses élèves s’avançaient déjà au-devant de lui.