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I
UNE SOIRÉE AU TEMPLE

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Table des matières

C’était le20janvier1785; huit heures sonnaient à l’horloge du couvent des Enfants-Rouges; un mouvement inaccoutumé régnait dans le quartier du Temple; les réverbères, suspendus à vingt pieds au-dessus du sol, éclairaient faiblement une foule de brillants .équipages et quelques modestes chaises à porteurs. Cette longue file venait s’engouffrer sous le portail grand ouvert de l’hôtel de Conti. Les femmes s’élançaient légèrement à terre, secouant un peu, pour en faire disparaître les plis, ces costumes dont Fragonard et Mme Lebrun ont fixé la gracieuse image; d’un geste rapide, elles s’assuraient que le pouf de plumes se maintenait sur leur tête au niveau exigé par la mode.

Dans ce siècle charmant et frivole, rien ne coûtait pour une fête. Une nuit avait suffi pour édifier un de ces pavillons de bois conservés à l’hôtel des Menus-Plaisirs, et improviser un bosquet de verdure garni de statues et de buissons de roses. Là, duchesses et marquises jetaient aux laquais la mante de satin fourrée d’hermine et apparaissaient dans tout l’éclat d’une toilette savamment méditée.

–Que Vénus me pardonne! s’écria un gros homme qui venait de sauter d’une chaise et marchait avec précaution pour faire valoir sa jambe; mais, devant la beauté que j’aperçois, toutes les divinités n’ont qu’à se voiler la face.

–Bonsoir, monsieur de la Harpe, fit Mme de Montesson à laquelle s’adressait le compliment. A quand votre nouvelle tragédie?

Puis, sans attendre une réponse, se tournant vers la comtesse d’Egmont:

–Mon cœur, cet habit rose, bordé en fleurs de pêcher, vous sied à ravir; Ventzel est un homme admirable avec sa flore de batiste et de taffetas. N’entrerons-nous pas ensemble?

Et les deux femmes se perdirent dans un labyrinthe de petites allées qui reliaient la construction d’une nuit aux grands salons de l’hôtel de Conti.

–Bon, dit le chevalier de Coigny, on a beau avoir écrit la Comtesse de Chazelles et être quasi-princesse d’Orléans, ces choses-là ne se font pas; on ne laisse pas M. de La Harpe la bouche ouverte pour donner des nouvelles du chef-d’œuvre auquel il travaille; c’est manquer d’égards envers l’Académie.

–Taisez-vous, Mimi, répliqua Mme de Blot, qui passait appuyée au bras du chevalier de Barbantane; respectez ce qui doit être respecté. Si personne ne sait mieux que vous mener la chacone aux bals de la reine, vous n’entendez rien aux choses académiques.

–Ah! Coigny, fit le beau Dillon, prends garde à toi; la comtesse a sa migraine; ce petit nom de Mimi, que toutes nos dames t’ont décerné, a été prononcé d’une manière qui ne présageait rien de bon; l’amour te fuit, viens prendre ta revanche au jeu.

Et toute la folle jeunesse se précipita vers un temple de l’amitié, ingénieux déguisement d’un billard. La verdure sombre du bosquet faisait ressortir l’ilumination du billard et les beaux costumes des jeunes seigneurs. C’était le temps des modes à la Malborough, des fracs écarlates, des gilets à estampes, des boutons à portraits, des petits chapeaux et des grandes bourses à cheveux. Dentelles et velours chatoyaient sous les lustres et se reflétaient dans les miroirs; les hommes alors se ruinaient en toilette mieux que les femmes, et c’est sans doute ce qui assurait à nos grand’mères l’impunité que nous n’avons pas.

–Un instant, Messieurs, dit Lusignan, moins favorisé que Coigny, et surnommé la Grosse-Tête; avant d’entamer une partie, éclaircissons un mystère qui me tient fort au cœur. Nous sommes convoqués pour voir jouer, par les comédiens du roi, une pièce dont il est dit merveille. Or, depuis hier, je cours les ruelles et les cercles comme le dernier des petits abbés, demandant à tous les échos le nom de l’auteur. Égléa-t-elle voulu donner un pendant à ses Fausses infidélités? Le gouverneur en jupons, auquel nous devons Adèle et Théodore, est-il accouché d’un nouveau chef-d’œuvre? Voyons, Jaucourt, toi qui es un peu sorcier et qui as des relations avec l’autre monde, me dévoileras-tu cette mystérieuse inconnue, car il s’agit d’une femme; on m’a parlé de six répétitions auxquelles assistait le prince de Conti; je ne croirai jamais que Monseigneur se soit donné tant de mal pour une œuvre masculine.

–Eh bien! s’écria M. de Vaudreuil, je suis à même de satisfaire votre curiosité mieux que Clair-de-Lune, quoique il sache bien des choses, et que certain grand prêtre, descendu d’une tapisserie, lui ait remis jadis la clef des champs. L’auteur en question n’appartient pas à notre sexe; ce n’est pas non plus une de ces beautés qui ont donné aux Muses tant de preuves de leur dévouement.

–Te moques-tu de nous, demanda la bande en chœur; c’est donc un sylphe?

–Non, Messieurs, c’est une enfant, une fille de onze ans, une fleur précoce, qui a déjà tout le charme de la femme. Vous la verrez dans un instant, émue comme il convient à un auteur dont le sort est entre les mains du public, assise à côté de la vieille maréchale de Luxembourg qui s’efforce de la rassurer. Sédaine, que vous connaissez tous pour un juge intraitable, s’est montré satisfait à la dernière répétition. Du feu, de l’imagination, de la raison, de la sensibilité, c’est un petit chef-d’œuvre pour lequel je réclame vos bravos.

–Est-elle bien née, au moins, ta protégée? demanda quelqu’un.

–Aïe, voilà le côté faible; une fille de finance, tout simplement, j’en conviens, mais de belles alliances du côté maternel: un cousin page aux Écuries-d’Artois, un oncle commandeur et une tante baronne. Le premier d’entre vous qui fera Élise comtesse ou marquise accomplira un acte de haute justice.

–Allons, Messieurs, cria Bezenval, le brillant colonel des cent-suisses, n’avez-vous pas honte d’être là à pousser des billes, lorsque tant de beautés se pressent dans la salle de comédie? Regardez la maison de la reine qui arrive en ce moment, représentée par Mmes de Lamballe et de Polignac. La duchesse est jolie comme un ange, coiffée en bandeau d’amour avec ses cheveux rabattus sur le front, et Mme de Lamballe est créée tout exprès pour cette coiffure à la candeur, adoptée par nos dames qui y ont plus ou moins de droits.

Je vois d’ici le lecteur sourire. Quoi, ces beautés à la mode, ces illustres personnages, ces roués de la cour s’étaient dérangés pour entendre l’œuvre d’une petite fille de onze ans?

Rien de plus naturel.

Dans ce temps-là, on se passionnait pour une bagatelle. Une épigramme ou un bouquet à Chloris faisait le tour du monde; et une querelle entre Mme Vestris et Mlle Sainval prenait les proportions d’une affaire d’État. Plus une chose était bizarre et extravagante, plus elle avait chance de succès; à tout prix, il fallait du nouveau. Les libertins de l’époque donnaient mille louis à Cagliostro pour souper avec Laïs, Phryné et Aspasie, sans compter la mère des Gracques, un peu dépaysée en pareille compagnie. On croyait aux sorciers, on découpait des estampes, on parfilait du galon, on allait voir courir les ânes, entendre les académiciens, enlever les ballons, pour tuer le temps. Tuer le temps, c’était la grande, l’unique affaire au XVIIIe siècle. Ce besoin de distractions avait son excuse. Deux mois de fidélité conjugale faisaient scandale; la famille n’existait guère que chez les bourgeois; il fallait bien la remplacer par quelque chose.

Oh! la sensibilité féminine n’y perdait rien; on portait dans un pouf au sentiment l’image d’un serin chéri ou d’un ami de cœur; on dressait, dans son boudoir, des autels à l’amitié, à la bienfaisance; et si, parfois, on s’avisait denier la puissance de Dieu, on ne doutait pas de celle de Cagliostro. En ce monde, tout se compense. Et puis, les aïeux de ces gens-là s’étaient si fort ennuyés sous le Roi-Soleil et Mme de Maintenon!

On s’était bien rattrapé sous la régence et sous Louis XV; mais la soif de plaisir qui avait saisi la cour à la mort de Louis XIV ne devait qu’augmenter pendant près d’un siècle; elle était alors à son apogée. Une reine jeune et belle, des princes aimables et hospitaliers, dont les palais s’ouvraient à ce qui avait un renom quelconque, tout favorisait ces mœurs élégantes et faciles.

La réputation des salons du Temple avait commencé sous François de Conti, mort en1776. Deux grandes dames peu farouches, la comtesse de Boufflers et la maréchale de Luxembourg, faisaient alors les honneurs de ces réceptions splendides. La grâce bienveillante de la première tempérait la majesté un peu fière de la seconde; à elles deux, elles composaient un tout charmant. Dans ce double choix, Monseigneur s’était montré artiste; la morale seule aurait pu murmurer; mais, qu’est-ce qui se préoccupait de la morale au XVIIIe siècle, excepté les philosophes qui en parlaient et qui se gardaient bien de la pratiquer?

Un tableau placé dans les galeries de Versailles nous donne la représentation fidèle du grand salon tapissé de hautes glaces et de trumeaux merveilleux. Là, les belles mains de la comtesse d’Egmont versèrent pour la première fois une boisson chinoise, qui ressemblait plus à une tisane qu’à un régal; la mode popularisa le thé, qui débutait dans le monde sous le patronage d’une si grande dame. C’était moins compromettant pour Mme d’Egmont que d’accepter la dédicace d’un roman de Restif de la Bretonne.

L’hôtel de Conti donnait le ton en toutes choses. Mmes de Montesson et de Genlis, MM. de Vaudreuil et de Tilly, toute cette troupe d’amateurs recrutée dans le grand monde, gagnèrent leur réputation sur le théâtre du Temple. Un mot de Mme de Luxembourg suffisait pour décerner un brevet d’élégance, d’esprit et de beauté.

Le prince de Conti, qui faisait, en1785, les honneurs du Temple, n’avait ni l’intelligence, ni les grâces élégantes de son père. Marié de bonne heure à une princesse de la maison d’Este, peu faite pour captiver le plus inconstant des hommes, il était d’autant plus galant avec toutes les femmes qu’il était séparé de la sienne. Son Altesse elle-même avait daigné diriger les préparatifs de la fête, assister aux répétitions, et faire élever au bout d’une longue galerie un théâtre où les acteurs devaient se sentir aussi à l’aise qu’à la Comédie-Française.

La maréchale de Luxembourg ne sortait plus guère de son hôtel, mais elle avait reparu ce soir-là dans ces salons, où elle régnait jadis, pour patronner le jeune talent appelé à se produire devant un public d’élite. Vivante tradition d’un passé qui s’enfuyait, l’ex-amie de J.-J. Rousseau accueillait chacun avec cet art exquis des nuances dont les femmes de cette époque ont emporté le secret: polie avec M. Marmontel, empressée avec le duc de Nivernais, protectrice avec Sedaine ou Monsigny.

Élise, l’héroïne de la fête, se dissimulait do son mieux derrière sa protectrice. Elle était si troublée, la mignonne, mais si jolie sous un échafaudage poudré, bouclé, crêpé, hérissé, qui s’intitulait coiffure en parterre galant. Les trois cents épingles, clef de voûte de l’édifice, lui meurtrissaient bien un peu la tête, et, par moments, son corps baleiné lui faisait perdre la respiration. N’importe, elle restait à la hauteur des circonstances, droite, immobile, et elle eût étouffé sans proférer une plainte. D’ailleurs, la baronne de Saint-Phal était là, prête à rappeler sa nièce à l’ordre. La petite orpheline était en bonnes mains.

Quel chaperon que Mme de Saint-Phal!

Dans sa jeunesse, elle avait aimé les mousquetaires avec l’entrain que les femmes du XVIIIe siècle apportaient à ces sortes d’occupations. Plus tard, devenue sage, à son corps défendant, elle se fit belle d’esprit: le vent n’était pas à la dévotion. Elle donna des déjeuners littéraires, où Marmontel offrait en primeur les nouvelles destinées au Mercure, et où La Harpe essayait sur un auditoire bienveillant quelques scènes de tragédies destinées au Théâtre-Français.

Élise se glissait dans le salon, écoutant tout avec avidité, faisant son profit d’un discours sur la nécessité du divorce ou d’un madrigal sur l’amour fouetté par Vénus. Sa pauvre petite tête, étourdie par tant de jolies choses, travaillait déjà; elle faisait son éducation sur les genoux des philosophes! A neuf ans, elle préférait les œuvres de Mme de Sévigné à un fourreau de satin rose; à dix ans, elle était démocrate et dévouée à la cause de l’indépendance de l’Amérique; à onze ans, elle écrivait une comédie en trois actes. Soyons francs: elle ne l’écrivit pas; elle la dicta à sa femme de chambre; soit fantaisie, soit défaut de nature, jamais le petit prodige ne put parvenir à assembler aucun jambage régulier, et, soixante-dix ans après l’époque dont nous parlons, l’écriture d’Élise n’était qu’une suite de bâtons inégaux où l’œil s’efforçait en vain de reconnaître les caractères de l’alphabet.

Le Commandeur, beau-frère de Mme de Saint-Phal, et fort mauvaise langue, insinuait que M. Marmontel avait fait tant de retouches à la comédie qu’il ne restait pas grand’chose de l’œuvre primitive. A ce compte, la pièce si vantée n’eût été que du Marmontel affaibli, ce qui permettrait de douter de la valeur littéraire d’Henriette de Saint-Yves; ainsi se nommait la comédie. Mais, ce qu’on ne pouvait nier, c’était la bonne volonté de ce public d’élite, brûlant du désir de faire sa cour à Monseigneur. La baronne de Saint-Phal nageait dans la joie; que d’honneurs, que d’invitations allaient pleuvoir chez elle! Son œil inquiet se tournait sans cesse vers Élise.

–De grâce, ma nièce, tenez-vous droite; vous chiffonnez votre garniture. Attention! Votre parterre galant incline sur l’oreille gauche; ne balancez pas ainsi la tête, vous me mettez au supplice. Vite une révérence à Mme de Pailly, qui vient saluer la maréchale; plus bas, ma nièce; ne voyez-vous pas que cette dame est au bras de M. le marquis de Mirabeau, l’illustre auteur de l’Ami des Hommes?

Cet ami des hommes, traité d’illustre par Mme de Saint-Phal, était connu pour un original mal commode, n’ayant pu vivre avec femme ni enfants, mais fort épris des charmes de Mme de Pailly, cette sirène que le duc de Nivernais appelait dans l’intimité la Chatte noire.

Des grâces félines et un deuil éternel commandé par la coquetterie, avaient valu ce surnom à la dame qui tenait la place de la marquise sans que personne en fût choqué. Quant au comte de Mirabeau, il était alors logé dans le donjon de Vincennes, aux frais du roi, et son père souriait avec pitié lorsqu’on lui demandait des nouvelles de ce vaurien, «la honte, disait-il, de toute une honnête famille.»

Cependant, le rideau s’agitait du côté des acteurs, avec de petits frétillements d’impatience; l’heure fixée pour le spectacle était passée. L’étiquette ne permettait pas de commencer avant l’arrivée de Mme la duchesse de Bourbon, que son coureur était venu excuser près du prince de Conti. Léonard, le coiffeur en vogue, retenu à Versailles par Marie-Antoinette, s’était fait attendre, et il accommodait en hâte Mme la duchesse, qui n’allait pas tarder à paraître. Le duc de Bourbon était déjà dans les coulisses, rôdant autour des actrices ou lorgnant les spectatrices à travers les fentes du rideau. Élise fut remarquée par Son Altesse.

–Pour l’instant, dit-il, ce n’est guère qu’un petit singe fagotté, quelque chose comme la levrette de ma cousine d’Artois, que nous avions déguisée en présidente et dont le corps effilé disparaissait sous ses lourds ajustements. Mais le piquant minois! qu’il promet pour l’avenir de chagrin à un époux et de bonheur à un ami! Quand on fait une pièce à onze ans, comme Mlle Élise, il est probable que le roman n’est pas loin.

M. le duc ne s’étonnait pas des vocations précoces. A quatorze ans, sa famille lui fit épouser Mlle d’Orléans, qui avait six années de plus que lui. On ne jugea pas à propos de laisser les deux époux en tête-à-tête; et sitôt la cérémonie, on mit Madame au couvent et Monsieur dans une chaise de poste. Au lieu de voyager, l’adolescent fit le siège du couvent, enleva sa femme malgré les cris des religieuses, et, apparemment, il était plus mûr qu’on ne croyait pour le mariage, car, un an après, la princesse accouchait d’un fils. Ces débuts si vifs ne tinrent pas tout ce qu’ils promettaient, et bientôt le mariage, qui avait inspiré à Laujon sa jolie pièce de l’amoureux de quinze ans, était rompu par le consentement des deux époux. La duchesse vivait à l’écart, se montrant peu dans le monde, jouissant noblement de sa fortune et encourageant les arts d’une façon plus désintéressée que le duc de Bourbon, qui protégeait exclusivement la danse.

Une princesse de sang royal pouvait se faire attendre impunément. La duchesse n’abusa pas trop de ses privilèges, et, au bout d’une heure, des laquais portant des flambeauxannoncèrent la veuve dont le mari était derrière le rideau du théâtre très bien vivant. On vit s’avancer une belle personne, au profil fier et mélancolique. Selon la mode adoptée alors par les élégantes, la duchesse ne portait pas de paniers et était vêtue d’un de ces fourreaux collants, dont le mérite consistait à trahir les formes qu’ils auraient dû cacher; c’est ce qui faisait dire à une feuille satirique du temps: «Nos couturières sont maintenant des statuaires!» Mme de Bourbon prit la place d’honneur, qui lui avait été réservée entre la maréchale de Luxembourg et Mme de Lamballe. A l’instant, la toile se leva, et la touchante Des Garcins, chargée du rôle d’Henriette, se montra sur la scène.

Oserons-nous porter une main maladroite sur le petit chef-d’œuvre et analyser la pièce écrite en collaboration par M. Marmontel et Mlle Élise? Les auteurs s’étaient rencontrés avec Boccace et Shakespeare; pur hasard, je suppose, car la littérature étrangère était peu cultivée en France à cette époque.

Bertrand de Roussillon, le soldat brutal du drame de Shakespeare, Tout est bien qui finit bien, s’était transformé en un capitaine de mousquetaires qui, le soir même de ses noces, abandonne sa femme pour courir le monde à la recherche de la fortune et des belles. Henriette de Saint-Yves adore celui qui la dédaigne, et, après avoir eu la précaution de payer les dettes de l’ingrat, (quel capitaine de mousquetaires n’en avait pas?) elle court les aventures sur les traces de son époux. Par bonheur, elle le rejoint en Pologne, et, au premier acte, les époux se trouvent brusquement en présence. Henriette est prête à s’évanouir; le mousquetaire ne sourcille pas; il ne se doute de rien; sa femme est déguisée en Polonaise, et il paraît que cela change beaucoup. D’ailleurs, le comte de Saint-Yves a bien autre chose en tête; il aime éperdument la fille de son hôtesse et la supplie de lui accorder un rendez-vous. Qu’il est éloquent! Que sa voix est pénétrante! La belle merveille: c’est Molé lui-même, l’amoureux inimitable, qui représente Saint-Yves.

L’auditoire féminin se pâme; tous les fichus s’agitent, et personne ne trouve singulier qu’après une résistance convenable, la demoiselle ne finisse par promettre tout ce qu’on veut. Cachée derrière un arbre, l’épouse légitime n’a pas perdu un mot, et lorsque les amoureux ont disparu, elle s’avance sur le devant de la scène: «C’est moi, dit-elle, qui irai au rendez-vous.»

Là-dessus baisse le rideau et finit le premier acte. Dans les coulisses, on portait Des Garcins en triomphe; le bon Florian l’embrassait; Saint-Lambert lui improvisait un compliment en vers, et le duc de Bourbon jetait un bouquet de roses aux pieds de la comédienne adorée. On n’aurait pas mieux fait pour une Diva de nos jours. Dans la salle, c’était un bruit à ne pas s’entendre; on applaudissait à tout rompre; on discutait le sujet de la pièce et le mérite des acteurs.

–Avez-vous vu, disait M. de Vaudreuil à sa bande, comme la duchesse de Chaulnes a pâli; c’est exactement son histoire: délaissée le soir même du mariage par un fou qui partit pour l’Égypte et ne voulut jamais revoir sa femme.

–Oui, répliqua Jaucourt; mais ici s’arrête la ressemblance; au lieu de poursuivre l’infidèle en Égypte, la duchesse a préféré te choisir pour consolateur.

–Mon Dieu! s’écriait la comtesse Fanny de Boauharnais, que ce Molé est donc entraînant!

Et, essuyant une larme, elle enleva un peu de rouge et une mouche assassine.

–Voilà un accès d’enthousiasme qui lui coûte cher, fit le comte de Tilly en se penchant vers la baronne d’Oberkirch!

–Vos Françaises sont incroyables avec leurs démonstrations de sensibilité, répliqua la spirituelle étrangère. L’autre jour, je fus à une matinée chez Mme d’Egmont; M. de La Harpe lisait Mélanie; toutes les femmes se crurent obligées d’avoir des attaques de nerfs; moi seule, avec mon calme germanique, j’avais l’air d’une sotte.

–Ah! baronne, osez-vous parler de ce calme égoïste que vous gardez et qui fuit tous ceux qui vous approchent!

–Le fat! murmura Lusignan à l’oreille de Jaucourt; voici trois semaines qu’il poursuit Mme d’Oberkichdeses assiduités; mais la bonne grosse fidélité allemande de la baronne est à l’épreuve des galanteries de Tilly. Cette fois, ses balancements de hanches et d’épaules, ses deux montres qui battent la breloque sur des goussets vides, son bel œil noir qui a bouleversé tant de femmes, ne lui serviront de rien.

–Grâce, mon cher comte, dit la baronne; pas de fades compliments. Contez-moi plutôt quels esprits de l’autre monde vous vîtes hier chez Cagliostro.

–Ah! rien qui mérite qu’on en parle, je vous assure; un revenant, pas davantage. M. d’Alembert nous est arrivé à grands renforts de chaînes.

–Ciel! pouvez-vous parler ainsi quand un philosophe se donne la peine de revenir exprès pour vous? L’a-t-on interrogé? Qu’a-t-il répondu? Se loue-t-il de son nouveau séjour? S’il est bien traité, le bon Dieu n’a guère de rancune.

–Eh! justement, ce pauvre d’Alembert n’est pas satisfait du tout. Il s’ennuie fort là-bas. Il paraît qu’il n’y a rien, mais absolument rien, dans l’autre monde. Je sais bien que d’Alembert l’avait toujours affirmé de son vivant, et que, les philosophes n’aimant pas à se contredire, il devait parler ainsi après sa mort. Mais vous ne m’écoutez plus, baronne; vos beaux yeux trottent sans cesse vers le fond de la galerie. Qu’apercevez-vous donc de si effrayant?

–Je n’ai plus une goutte de sang dans les veines; voici Mme de Genlis, nous aurons un solo de harpe.

Mme d’Oberkirch ne se trompait pas; Félicité de Genlis, qui devait élever des rois pour la postérité, avait la prétention de rivaliser avec les séraphins, et sa harpe fut l’effroi d’une génération. Toute-puissante à cette cour du Palais-Royal, qui déjà ne cachait plus son opposition à celle de Versailles, la dame était à l’apogée de sa gloire et de son crédit. Elle s’avança dans la salle, appuyée sur le bras de M. de Fleurieu, au milieu d’un bourdonnement où perçait la malice et la curiosité.

Mme de Montesson arrêta au passage cette nièce dont les succès la faisaient mourir de jalousie.

–Remerciez M. de Fleurieu; sans lui, je ne serais jamais venue, ma tante, dit Félicité en appuyant sur ce titre qu’elle aimait à donner et que Mme de Montesson n’aimait guère à recevoir. Imaginez-vous que mes femmes travaillaient sans relâche à coudre cette garniture de primevères; nous désespérions d’avoir fini; M. de Fleurieu arrive; il demande une aiguille, des ciseaux, et le voilà à l’œuvre, si bien qu’à dix heures mon habit était terminé.

–Et je vous en fais compliment; il est du dernier goût, dit Mme de Montesson rougissant de dépit en faisant cet éloge qui lui était arraché.

Pour le dire, en passant, c’était un plaisant original que M. de Fleurieu. Peu après la soirée dont nous parlons, il fut appelé par Louis XVI au ministère de la marine et s’y montra moins habile qu’à confectionner les robes de Mme de Genlis. Très jeune encore, il avait aimé une femme d’un certain âge qui le patronna dans le monde. Il s’aperçut un jour que sa protectrice avait une fille adorable, et, pendant des années, il resta attaché au char de cette jolie personne. Puis, ne s’avisa-t-il pas de découvrir que cette seconde bien-aimée avait elle-même une fille qui devenait belle à son tour? Cette dernière fois, l’hymen couronna la flamme de celui qui montrait plus de fidélité dans ses sentiments pour la famille que pour les personnes qui la composaient.

La toile s’est levée de nouveau; Des Garcins et la belle Mlle Colombe, de la Comédie-Italienne, sont en scène.

Henriette conte son histoire; la Polonaise consent généreusement à servir les projets de cette rivale légitime, et à lui céder sa place au rendez-vous.

Le comte arrive; la nuit prête ses ténèbres au complot tramé par les deux femmes; l’amoureux croit tenir une maîtresse adorée: il n’a dans les bras que l’épouse qu’il déteste. Sujet délicat et difficile à traiter pour une fille de onze ans, mais tout à fait dans l’esprit du XVIIIe siècle. D’ailleurs, le gérant responsable, M. Marmontel, n’était-il pas là, derrière Élise, prêt à tout sauver avec sa vieille expérience? Le rideau baisse à point; le public s’en tiendra aux conjectures et attendra au troisième acte pour savoir ce qui s’est passé entre les époux Saint-Yves.

Sautons par-dessus l’entr’acte pour ne pas faire languir ce récit.

Le troisième acte nous transporte à Paris un an après. Saint-Yves est revenu guéri de la manie des voyages, lorsqu’une femme voilée se présente chez lui, tenant un enfant dans ses bras. On devine que c’est l’enfant le plus légitime du monde. Reconnaissance, colère, explication, la scène est complète. Henriette ne demande qu’à pardonner; Saint-Yves se résigne à être heureux. Il n’a détesté sa femme que parce qu’on la lui avait imposée. Le vieux Shakespeare avait raison: tout est bien qui finit bien.

Ce dénouement, où la note émue jetée par Élise se mêlait à quelques moralités échappées à la plume de l’académicien, enleva l’auditoire. Et puis, les acteurs savaient si bien faire valoir le moindre mot; bref, ce fut un engouement; la pièce alla aux nues.

Mme de Luxembourg présentait à tout le monde la merveille que chacun voulait voir de plus près. M. le prince de Conti et Mme la duchesse de Bourbon daignèrent mêler leurs voix à ce concert de louanges. M. de La Harpe contemplait cette muse enfantine d’un gros œil attendri.

–Voilà une rivale pour Mme de Genlis, s’écria-t-il.

Marmontel vint paternellement déposer un baiser sur le front de sa collaboratrice.

–C’est gentil, vraiment, dit d’un ton distrait Mme de Genlis, qui n’avait pas écouté un mot.

Une très-jolie personne, coiffée à la Chien, avec des rubans couleur de feu, se jeta aux pieds de la baronne. Ces démonstrations étaient alors du meilleur goût.

–Madame, lui dit-elle, je suis une vieille femme de quinze ans, mariée depuis huit jours à un gentilhomme du Poitou, le marquis de Saint-Brice. Ce que je viens d’entendre a réveillé dans mon âme toutes les fibres de l’admiration. Voulez-vous faire à Doralice la grâce d’être désormais l’inséparable de votre nièce Élise?

Il n’y avait pas là d’autel à l’amitié pour étendre la main et jurer, comme cela se pratiquait en pareil cas; mais un baiser pris par la jeune enthousiaste sur la joue fraîche de l’heureux auteur, scella un engagement qui était dans les mœurs du jour.

Élise souriait, saluait à droite et à gauche, ne sachant où donner de la tête, souffrant le martyre et, à chaque révérence, sentant son fourreau baleiné qui lui meurtrissait la poitrine. Un petit homme tout essoufflé ouvrit de force le cercle qui s’était formé autour d’Élise.

–Ah! ma charmante amie, je l’avais prédit; quel triomphe! je suis ivre de joie!

Le chevalier de Rougemont, qui s’exprimait avec tant de feu, était un des familiers de la maison Saint-Phal.

Dans ce temps-là, toute femme de qualité avait un chevalier ou au moins un petit abbé à sa disposition, pour colporter les cancans, faire à l’occasion un brin de cour platonique, baiser le bout du gant et ramasser l’éventail. Cette espèce hybride tenait le milieu entre l’amoureux en titre et le griffon qu’on plaçait à la portière du carrosse.

–Chevalier, mon bon ami, dit Élise très vite et très bas, emmenez-moi d’ici; j’étouffe, je n’en puis plus.

–Madame de Saint-Phal, répliqua vivement M. de Rougemont, me permet-elle d’offrir mon bras à Mlle Élise, et de la conduire au foyer remercier les acteurs?

Un être aussi insignifiant que le chevalier ne méritait pas même une réponse, et, sur un signe affirmatif de la baronne, Élise et son ami s’élancèrent dans un couloir qui menait au foyer.

–J’ai trouvé un prétexte admirable, n’est-il pas vrai? On ne me prend jamais au dépourvu. Pauvre petite, est-elle pâle! Heureusement, j’ai toujours sur moi un flacon d’eau de la reine de Hongrie. Voyons, Mademoiselle, remettez-vous et expliquez-moi comment vous choisissez pour vous évanouir le moment où la cour et la ville sont à vos pieds.

–Chevalier, je voudrais bien vous voir à ma place; avec leurs coiffures et leurs habits de bal, ils m’ont mise au supplice. L’air frais me ranime; je me sens déjà mieux. Mais, écoutez donc un peu; là, derrière cette porte, on croirait entendre mon oncle le Commandeur.

–En effet, c’est bien lui; il paraît furieux; Dieu me pardonne, je crois qu’il sermonne votre cousin, le joli page aux Écuries-d’Artois.

–Comment, vaurien, disait la voix, vous voilà ici à cette heure, quand vous devriez être à Versailles, rue de l’Orangerie, dans votre lit?

–Mon oncle, au nom du ciel, ne me trahissez pas; je suis incognito.

–Vous me la baillez belle avec votre incognito, Monsieur le drôle. Je vais de ce pas avertir ma sœur, Mme do Saint-Phal, de cette nouvelle incartade.

–Commandeur, êtes-vous donc un barbare insensible aux sentiments de la nature? Exigez-vous que je reste tranquillement à Versailles, quand l’honneur de la famille est en jeu, quand il s’agit du succès de ma cousine?

–L’entendez-vous, chevalier? c’est pour moi qu’il s’expose, qu’il brave la colère de sa mère, les arrêts de son gouverneur. Ah! cher Armand! méchant Commandeur!

–Oui, parlons-en de votre cousine; une jolie éducation que ma sœur a faite là! Y a-t-il du bon sens de laisser une petite fille écrire des comédies amoureuses en trois actes? Si j’étais le maître, elle irait dès demain au couvent, pour y passer cinq bonnes années et oublier un succès ridicule.

–Merci, Commandeur! Et Élise parut, traînant après elle le chevalier tout ahuri. Si j’entre au couvent, ce ne sera pas, je vous jure, de mon plein gré.

–Comment, Mademoiselle, vous écoutiez à la porte? Un joli coup de théâtre, ma foi, qu’il ne faut pas oublier dans votre prochaine comédie. Quant à vous, Monsieur mon neveu, votre affaire est bonne; je m’en vais de ce pas prévenir ma sœur.

–Il est furieux, mes enfants; il va se venger, dit le bon Rougemont.

–Peu importe, répliqua le page avec dédain. Chevalier, cède-moi le bras de ma cousine; il faut absolument que je lui parle.

Armand de Saint-Phal touchait à sa dix-huitième année. Beaumarchais dut connaître ce charmant vaurien, et penser à lui en écrivant le rôle de Chérubin. De grands yeux timides et hardis tour à tour, qui disaient mille choses friponnes; un teint qui eût fait envie à la plus coquette des marquises; des cheveux bouclés dont la couleur dorée se trahissait sous la poudre; une moustache naissante, fine comme la soie, qui s’épanouissait au-dessus de la bouche espiègle; une tournure leste et gracieuse; le diable au corps, une santé de fer, une malice de singe; la bonne volonté, les femmes aidant, de faire toutes les folies imaginables, voilà au physique et au moral le portrait du dernier des Saint-Phal. Joignez à tant d’avantages une voix douce que le traître savait moduler avec l’art d’un comédien, et vous jugerez si un pareil cousin n’était pas le plus dangereux du monde.

–Ah! Élise, dit Armand, en pressant un peu le bras mignon qui tremblait sous le sien, si vous saviez combien d’obstacles il m’a fallu braver pour arriver jusqu’ici!

Monseigneur d’Artois n’a-t-il pas eu, par le plus grand des hasards, la fantaisie de passer cette soirée en famille? J’étais désigné pour donner les pantoufles au coucher de Son Altesse, et toute la journée j’avais rêvé aux moyens de me soustraire à cet honneur qui me désespérait. A six heures, je n’y peux plus tenir; je trompe la surveillance de notre sous-gouverneur, et je réussis à m’échapper par la porte du Manège qui donne sur la pièce d’eau des suisses. Me voilà en costume de gala, habit de velours, chapeau à plumes, manchettes en point d’Espagne, errant sous un brouillard épais, lorsque j’avise un paysan, un fournisseur de la table des pages, qui, après avoir vendu sa marchandise, s’en retournait au village monté sur un vigoureux percheron.

–Holà! maraud, lui criai-je, mets pied à terre. Que préfères-tu de dix louis ou de dix coups de bâton? Je tiens les uns et les autres à ta disposition, selon ta conduite. J’ai besoin, pour cette nuit, de ton manteau et de ton cheval. Prête-les moi. Tu n’as rien à craindre. Je suis page aux Écuries-d’Artois.

Le rustre faisait des façons; on connaissait les tours de Messieurs les pages, et le moins que risquât la pauvre bête, c’était de rentrer fourbue. Pour en finir, je jette mes dix louis à la tête de l’homme, je m’élance sur le cheval et je pars d’un train! Le bonhomme avait raison de trembler; je n’ai pas ménagé sa monture: mais, à huit heures sonnantes, j’arrivais à Paris, rue Saint-Honoré, devant l’hôtel de Mlle Des Garcins. Elle allait monter en voiture pour se rendre au Temple. Je me présente brusquement devant elle.

–Mademoiselle, je n’ai d’espoir qu’en vous. On dit que personne ne sait mieux comprendre ces sentiments passionnés que vous exprimez si bien au théâtre. J’aime éperdument ma cousine Élise, et je brûle d’entendre la pièce qu’elle a composée. De grâce, trouvez-moi un déguisement qui me permette de pénétrer dans l’hôtel de Conti.

Des Garcins sourit; je l’ai touchée, j’y comptais bien. Elle fait signe à une de ses femmes; elle-même attache sur ma tête une ample baigneuse; on m’enveloppe d’une mante qui dissimule mon sexe et mon habit cramoisi; en un tour de main, le page de Monseigneur se trouve métamorphosé en soubrette; j’entre au Temple, portant, avec un laquais de la Comédie-Française, la corbeille qui renferme tous les ajustements d’Henriette de Saint-Yves; enfin, je suis dans la place, je jette ma défroque; j’assiste à votre triomphe. Mon escapade me coûtera cher peut-être, mais je ne regrette rien, Élise, si vous m’aimez un peu.

Pour toute réponse, l’ingénue lança sur son cousin un regard dont l’expression était faite pour satisfaire un amoureux. Jamais le page n’avait ainsi déclaré ses sentiments. Être célèbre etaimée à l’âge où les autres filles jouent encore à la poupée, n’y avait-il pas de quoi mourir de joie et d’orgueil?

–Le joli couple! dit le duc de Bourbon; me trompais-je tout à l’heure quand j’annonçais que le roman n’était pas loin? Parbleu! le voici.

–Alerte! mes enfants, cria le chevalier qui n’avait cessé de faire le guet, l’ennemi approche.

Armand s’enfuit, envoyant du bout des doigts un baiser que sa cousine rattrapa au vol.

–Où sont-ils? demandait la baronne à la cantonnade.

–Par ici, ma sœur, répliquait le Commandeur.

En entrant, la dame aperçut Son Altesse; elle se calma soudain et dessina une révérence de cour.

–Quelle est cette Mme Panache! fit le duc en se tournant vers Des Garcins.

–La mère du page, Monseigneur. Le pauvre garçon aura besoin de puissantes protections pour se faire pardonner une faute d’indiscipline, et si j’osais implorer Votre Altesse.

–Implorer! charmante Des Garcins; ordonnez plutôt. Protéger deux amoureux, vexer un Commandeur, comptez sur moi; mon cousin d’Artois n’inquiétera pas Chérubin.

Le Commandeur se pencha vers la baronne:

–C’est à n’y rien comprendre, ma sœur; l’oiseau est déniché; mais, si vous m’en croyez, nous n’amuserons pas le public d’une scène de famille. Tout le monde ici sait l’histoire et a les yeux fixés sur nous.

–Vous avez raison, mon frère; monsieur Verneuil, voulez-vous me rendre votre bras?

Et, sur ces mots adressés à un personnage qui venait d’entrer avec elle, Mme de Saint-Phal sortit, saluant chacun d’un air gracieux. Le personnage désigné sous le nom de Verneuil était un homme d’une quarantaine d’années; il en paraissait davantage; un nez aquilin, on pouvait dire crochu, un teint écarlate ajoutait encore à la dureté d’une physionomie peu agréable. A l’accent, aux gestes animés, on devinait le natif des bords de la Garonne. Lorsque tant d’autres gaspillaient leur fortune, cet homme avait eu l’esprit de faire la sienne. C’était un financier fort en crédit auprès des demoiselles d’Opéra et des jeunes gentilshommes qu’il obligeait volontiers, moyennant gros intérêts. Faut-il le dire? Mme de Saint-Phal s’était souvent adressée à lui dans des jours de détresse, où le cavagnole et le biribi l’avaient mise à sec.

Le masque enjoué de la baronne tomba dès qu’elle se crut à l’abri des regards curieux.

–Plaignez-moi, mon cher Verneuil, dit-elle; tous les malheurs à la fois: Armand en passe d’être chassé des Écuries-d’Artois, et moi, depuis hier, en perte de cent louis au pharaon.

–Pourquoi vous inquiéter d’une pareille misère? Je tiens les cent louis à votre disposition. Ne songez qu’au plaisir de voir votre nièce si admirée. Que de talent! que de beauté! J’en suis ébloui. D’ici à deux ou trois ans, Mlle Élise sera une des femmes les plus à la mode.

–Je puis me vanter, surtout, de lui avoir donné une éducation vraiment philosophique; point de vieux préjugés, nulle tendance vers ces momeries qui révoltent notre ami Marmontel; des idées saines et démocratiques, le culte de la nature, de la raison, de la sensibilité; à dix ans, la petite dévorait Rousseau.

–C’est parfait; mais, à cette nymphe, il faut de toute nécessité un cadre brillant, une grande fortune. A votre place, je rêverais pour ma nièce un salon qui éclipsât tous ces pauvres bureaux d’esprit des du Deffand et des Geoffrin, dont on a fait tant de bruit.

–Oui, pauvres est le mot. Savez-vous qu’on y criait la faim, et que nous soupions invariablement, chez Mme Geoffrin, avec un poulet et des épinards.

–Que diriez-vous pour Élise d’un homme bien posé, d’âge moyen, dans mon genre?

–Je dirais que c’est une chance inespérée, et j’accepterais à la minute.

–Eh bien! baronne, dans deux ans, nous reparlerons de la chose, et demain vous aurez vos cent louis. Nous voici au buffet; voulez-vous une glace à la vanille?

Rien de plus original que la décoration du buffet, dressé dans une demi-rotonde, à l’extrémité des salons. Il y avait alors de véritables artistes, qu’on appelait des Sableurs, et qui, avec un peu de poudre de marbre, de sucre pilé et de mie de pain colorée, improvisaient les tableaux les plus ingénieux. Delorme, le premier sableur de l’époque, s’était signalé ce soir-là. Au milieu du buffet, il avait jeté une forêt de sapins, un torrent, des cascades, un pont du Diable, sur lequel un berger et une bergère se risquaient en tremblant. Mimi Coigny, qui avait passé l’automne en Suisse, affirmait que c’était nature et les femmes s’extasiaient sur la désinvolture de la bergère, à laquelle l’artiste avait donné les traits de Mme de Lamballe. Des pyramides gigantesques de fruits et de pâtisseries s’élevaient aussi raides que le chapeau de Servandoni. Des vases antiques, des flacons de Bohême, contenaient les sirops dont les couleurs diverses brillaient sous le cristal transparent. Quatre vasques de marbre laissaient échapper des jets qui rafraîchissaient l’atmosphère saturée de parfums et de lumière. Ici, on servait le thé, la boisson dont Mme d’Egmont avait été la marraine; plus loin, le chocolat mousseux à l’espagnole ou le sorbet à la napolitaine, sans compter le champagne français, dont ces jeunes seigneurs, si gais et si brillants, n’avaient pas besoin pour dire des folies. On se pressait, on s’étouffaitt; que d’ouvrage le lendemain pour Boulard ou Mlle Bertin! Les falbalas craquaient, les dentelles s’étiraient, les garnitures de point restaient suspendues aux fourreaux des épées, et M. de Vaudreuil emportait, sans le vouloir, une partie des roses qui s’épanouissaient sur la traîne de Mme de Chaulnes. Les sons de la harpe de Félicité de Genlis se faisaient entendre au loin et arrivaient du grand salon comme un écho affaibli.

–On se croirait au ciel, parole d’honneur, dit Tilly, qui avait retrouvé sa gaieté en donnant le bras à Mme de Sainte-Amaranthe. Il ne rencontrait pas là les scrupules de la belle d’Oberkirch. Sainte-Amaranthe, c’était Ninon, veuve et mère, le type le plus réussi de la femme frivole au XVIIIe siècle. Il fallait la voir régner dans son salon, distribuant une révérence, un sourire, une grimace; impertinente ou gracieuse, balançant avec une coquetterie inimitable ce col charmant que le bourreau devait trancher un jour.

–Quoi! disait-elle parfois, on s’obstine à me trouver jolie avec mes cheveux gris, mon teint jaune et mes yeux verts! J’ai très souvent vingt ans, j’en conviens, mais aussi quelquefois j’en ai quarante.

Pour la soirée du prince de Conti, son ancien adorateur, elle avait eu l’esprit de prendre ses vingt ans.

–Tâchez d’être aussi jolie demain, lui dit Tilly. Vous savez que nous allons aux courses, dans la plaine des Sablons; je fais courir un cheval anglais que m’a cédé le duc de Chartres.

–Tu ne songes plus qu’aux courses, fit Jaucourt, qui était aux écoutes; prends garde, Tilly, tes jockeys et tes pur sang finiront par te faire négliger les belles.

–Tu te trompes, mon cher; j’aime mieux les femmes, mais j’estime plus les chevaux.

A l’instant, dix doigts se levèrent pour menacer le sceptique qui n’avait pas craint d’émettre à haute voix ce paradoxe effronté. Tilly soutint bravement le choc, la tête renversée, le sourire gouailleur, en fredonnant un air de la Caravane. Il savait bien, le fou, que les femmes, surtout celles du XVIIIe siècle, ont toujours eu un faible pour ceux qui les maltraitent.

–Blasphémateur, dit Jaucourt;; tu mériterais d’être brûlé vif en place de Grève!

Mme de Sainte-Amaranthe, indignée ou feignant de l’être, lâcha le bras de son compagnon. Clair-de-Lune se précipita vers elle et hérita du bras qui, une minute auparavant, s’appuyait sur celui de Tilly. La comtesse s’en fut vers Élise, toujours fort entourée, et, l’embrassant sur le front:

–Chère petite, vous avez de l’esprit comme un ange. Quand donc viendrez-vous jouer à la guerre Pampan et au Descampativosavec ma fille Amélie?

–Madame la comtesse nous fait infiniment d’honneur, répliqua la tante en s’inclinant jusqu’à terre. Si j’osais, de mon côté, prier madame do Sainte-Amaranthe de venir demain à un modeste déjeuner littéraire? L’abbé Raynal nous lira un chapitre inédit qu’il ajoute à sa fameuse Histoire des Indes.

–Peste, comme c’est tentant! s’écria Vaudreuil. Mais Mme de Saint-Phal veut rire, sans doute. Ignore-t-elle que notre belle amie ne vit, ne respire, ne s’anime qu’aux bougies? Si elle tolère le soleil, c’est uniquement par égard pour ses fermiers. Elle se garde bien d’imiter ces duchesses qu’on voit, le soir, à Versailles, au bal de la reine, en traîne et en habit de satin blanc, et, le lendemain matin, à Paris, en petit chignon et en caraco, trottant à pied comme des grisettes, dévalisant les magasins du Singe-Vert ou du Petit-Dunkerque; allant au bain, au rendez-vous, à l’église, à l’audience, aux marionnettes, partout t enfin; si bien que le soir, impatientes du repos, avides de plaisir, à peine si elles daignent s’asseoir au souper pour boire quelques gouttes de vin sucré ou grignoter un bonbon. Ce ne sont plus des femmes, et je les voudrais dans une cage tournante, comme les Coureuils! Ah! qu’autrefois on s’y entendait mieux à vivre! Parlez-moi de ces soupers qui groupaient seulement une douzaine de convives autour de la même table. Qu’on ne s’y trompe pas; l’originalité de notre siècle sera surtout dans les soupers. Barthe, Rivarol, Dorat, Boufflers, le meilleur de votre esprit est éclos dans une nuit de gaieté, de malice et d’aimable folie, sous l’influence d’un vin généreux, au scintillement des lustres et des beaux yeux, à cette heure charmante où les soucis du jour sont oubliés. Aujourd’hui, il nous plaît d’abandonner notre personnalité, qui en valait bien une autre, pour devenir anglais ou américains. Leurs fracs étriqués, leurs chevaux, leur politesse de quaker, nous leur empruntons tout. Dieu nous préserve de leurs mœurs parlementaires! Par bonheur, quelques natures privilégiées ont échappé à l’épidémie. Mme de Sainte-Amaranthe a conservé le culte des vieilles traditions; elle ne se prodigue pas le jour et se réserve le soir pour ses amis. Voilà pourquoi on soupe encore chez cette adorable femme qui est restée aimable et Française.

La galerie s’amusa beaucoup de cette boutade, que le courtisan de Versailles dirigeait sur les familiers du Palais-Royal. Mme de Montesson, qui tenait pour l’Anglomanie, se crut obligée de faire la grimace. Mais deux heures sonnaient, c’était le moment pour les gens sages de se retirer, et pour les fous d’aller s’enfermer jusqu’au jour dans quelque tripot. La harpe de Félicité avait cessé de se faire entendre; Mme de Blot, clémente et radoucie, s’en allait tendrement, appuyée au bras de Mimi Coigny. Tilly, plus fat que jamais, reconduisait ou enlevait en carrosse Doralice, la mariée de quinze ans, qui allait devenir l’inséparable d’Élise. La foule regagnait le vestibule semé de roses; les fleurs fanées s’inclinaient sur leurs tiges et disaient que la fête était finie.

Le Commandeur fit passer Élise devant lui.

–Morbleu! Mademoiselle, je n’aime pas ces chuchoteries avec le chevalier. Me prenez-vous pour un Cassandre facile à berner? N’ai-je pas vu, l’autre jour, votre cousin vous baiser la main derrière mon dos? Heureusement, les couvents de Panthemont ou de Saint-Joseph sont là pour avoir raison des amoureuses de votre âge. Si triomphante tout à l’heure, vous voilà bien rêveuse à présent.

Oui, elle était rêveuse, la petite Élise, et depuis qu’Armand avait disparu, plaisirs, succès, tout s’était effacé. Pauvre cœur troublé qui éprouvait l’amour sans être mûr pour le ressentir! Pauvre enfant qui faisait de si beaux songes; elle croyait à l’amour éternel d’un page, et l’on disposait de son avenir tandis qu’elle espérait en disposer elle-même.

Quelle étrange destinée attendait notre héroïne, jetée si jeune dans cette société séduisante et corrompue, dont nous avons essayé d’esquisser les travers et les ridicules!

Le Dernier amour de Mirabeau

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