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II
UN MÉNAGE AU XVIIIe SIÈCLE
ОглавлениеQui connaît aujourd’hui Mlle Clorinde, l’idole de la jeunesse dorée vers la fin du XVIIIe siècle, l’heureuse rivale des Sallé, des Laguerre et des Duthé? Pour soupirer aux pieds de cette nymphe, il fallait être prince du sang ou riche comme Beaujon. Verneuil, entrevu, par nous à la soirée du Temple, avait alors l’honneur de protéger Mlle Clorinde, et les gros intérêts jetés par les joueurs malheureux dans la caisse de l’usurier venaient s’engloutir entre les mains de la danseuse. Fille d’un portefaix de Marseille, elle était grisette avant d’être princesse de l’Opéra; le coche l’avait débarquée un jour sur les plages de Bercy avec des yeux et une taille qui valaient une fortune. En1787, elle habitait, rue de la Victoire, un des hôtels les plus somptueux qu’aient élevés de compte à demi le génie de l’Architecture et celui de la Volupté.
Il est midi: la pointe du jour chez une demoiselle d’Opéra.
Pénétrons dans l’hôtel, à la suite de Verneuil, qui passe, avec l’aplomb du propriétaire, au milieu de nombreux laquais.
Voici le vestibule tendu en tapisserie de Beauvais; la salle à manger, dont les panneaux sont dus à Boucher, le peintre classique des trumeaux; une fontaine, ornée d’un groupe mythologique en figurines de Saxe, laisse échapper l’eau goutte à goutte au milieu d’une niche d’albâtre. C’est une épave de la vente de Mme de Pompadour qui doit porter bonheur au logis. Dans le grand salon, un lustre en cristal de roche, dont le comte d’Artois avait offert cent mille francs; des sièges au petit point, d’un fini merveilleux, représentant la déesse du logis dans ses principaux rôles; sur la cheminée, une pendule: les trois grâces qui montrent tout, excepté l’heure.
Entrons dans le cabinet de travail et jetons un coup d’œil sur la chaise longue de brocatelle bleue, qui peut se démonter en trois compartiments; sur l’orgue en miniature, qui joue des airs d’Armide, et sur les appliques, où les guirlandes de bronze doré s’entremêlent à la pâte tendre de Sèvros. Une glace immense sépare ce réduit charmant d’un boudoir, pour lequel ont été réservés les raffinements du luxe et de la décoration. Théaulon, de son pinceau le plus léger, a peint le plafond, qu’on toucherait avec la main, tant il est bas. L’architecte semble avoir voulu démontrer qu’un boudoir n’est pas fait pour qu’on s’y tienne debout. Fragonard a semé sur les boiseries mille dessins capricieux; colombes et amours s’épanouissent à cœur joie, ils se sentent là chez eux.
Sous une arcade de glaces, un divan de satin cerise, rehaussé d’ornements noirs; deux nuances diaboliques: les couleurs d’une fille de Satan; des rideaux roses répandent sur tous les objets les couleurs de l’aurore. Une petite cheminée de stuc blanc à colonnettes torses, qui est un vrai bijou; sur les pelles et les pincettes, amours et colombes exécutent les mêmes évolutions que sur les murs; on ne saurait pousser plus loin le scrupule de l’harmonie.
Mais le boudoir est désert; à cette heure matinale, Clorinde vient de quitter son lit couvert de dentelles pour passer dans son cabinet de toilette. Verneuil traverse rapidement la chambre à coucher, un nid capricieux de satin bouton d’or, où l’on pourrait assassiner comme dans un bois, tant les tapis y sont épais et les draperies discrètes. Il franchit d’un bond la salle de bain, où la vapeur de l’eau tiède se change en perles sur la muraille revêtue d’un marbre violet des Pyrénées. La baignoire est une vraie relique, qu’une légende complaisante dit avoir appartenu à Phryné. La porte du cabinet de toilette est restée entr’ouverte, et le visiteur se trouve enfin vis-à-vis de sa protégée.
Sans parler des yeux de flamme de la sirène, ce cabinet de toilette est fait pour donner le vertige; les murs, le plafond, le parquet sont en glaces; c’est un éblouissement; on a cent bras comme Briarée, cent yeux comme Argus; il faut s’y habituer. Sur la toilette à la duchesse, couverte en taffetas incarnadin, des boîtes à poudre en laque, des coffrets d’ivoire sculpté, des bonbonnières avec des émaux de Petitot ou des peintures de Blarenberghe, des flacons en cristal de Bohême, remplis d’essences turques, des cassolettes niellées d’or, et, qui le croirait? une masse de brochures et de livres nouveaux, les plus sérieux et les plus ennuyeux du monde. Le bon ton exigeait, même chez une demoiselle d’Opéra, qu’à cette heure l’entretien fût] à la fois littéraire, scientifique et philosophique; plus on était frivole, moins on voulait le paraître. La toilette d’une jolie femme était le prétexte d’une réception intime, dans le sanctuaire où s’élaborait la coiffure. Un artiste habile ne mettait pas moins de deux heures à édifier ces échafaudages insensés que nous admirons sur les portraits de nos aïeules. La coiffure était l’occupation absorbante du jour. N’y avait-il pas, ensuite, le rouge à estomper, les mouches à poser, le corps de jupe à lacer? Mais aussi, une femme de quarante-cinq ans sortait rajeunie de son laboratoire, croyant n’avoir que vingt-cinq ans, et se conduisant en conséquence.
Clorinde pouvait se passer de tant de soins; tous les poètes de boudoir avaient célébré, dans les termes consacrés, sa beauté triomphante: chevelure d’Amphitrite, teint d’Hébé, jambe de Diane, corsage de Vénus. Qu’elle était délicieuse, ce matin-là, enveloppée dans un nuage de mousseline des Indes d’une transparence indiscrète, les cheveux épars dans la main du coiffeur, souriant à quelques stances qu’un élève de Dorat venait de rimer en son honneur, ou aux propos badins d’un joli abbé, qui n’avait jamais entendu que la confession de Zulmé. Un griffon qui se chauffait devant le foyer, une perruche qui criait: «Vive l’Amérique! Vive Lafayette!» complétaient cette réunion de famille où Verneuil vint tomber à l’improviste. Quand on met une danseuse dans de si beaux meubles, on a le droit d’être un peu exigeant. Les sourcils du méridional se froncèrent et son regard, se promenant sur les deux intrus, équivalut au fameux «sortez!» de Bajazet. Le poète et l’abbé, trop bien élevés pour ne pas comprendre, prirent humblement congé; il ne resta que le coiffeur, le frison, comme on disait alors, un jeune drôle à mine impudente, qui versait à flots, sur la brune chevelure de Clorinde, une poudre d’iris colorée. Dans ce temps-là, toutes les femmes avaient la manie d’être rousses ou blondes.
–Assez de poudre jaune sur la tête de Mademoiselle, dit Verneuil avec impatience; votre besogne est finie; retirez-vous.
Le coiffeur regarda la danseuse comme pour lui demander s’il devait obéir.
Sur un signe affirmatif, il déposa à regret la houppette dans l’étui d’ivoire et sortit d’un pas majestueux.
–Faut-il aussi renvoyer le griffon et la perruche? fit la demoiselle d’un ton ironique.
–Trêve de plaisanteries, Clorinde; j’ai à vous parler d’affaires sérieuses, et je ne me soucie pas que ce figaro aille colporter notre entretien chez toutes les présidentes ou les marquises qu’il accommode d’habitude.
–Soit! mais, au moins, soyez bref. Vous tombez mal. Je suis tout nerfs et tout vapeurs, j’ai une migraine affreuse. On m’accable d’injustices à l’Opéra. Cette Théodore, que Gardel favorise outrageusement depuis qu’elle est Mme Dauberval, ne vient-elle pas de me souffler un rôle dans le dernier opéra de Piccini? Comprenez-vous cela? Une grue, qui ne sait que se camper devant la boîte du souffleur et sourire bêtement au parterre, m’enlever un rôle, à moi, qui réunis les qualités des grandes danseuses du siècle: les pointes de Camargo, la grâce de Sallé et le brio d’Allard. Heureusement le public me vengera; il sifflera cette odieuse Théodore. Le comte d’Artois me le disait encore hier à souper.
–Ah! vous avez soupé avec Son Altesse?
–Oui, chez Mme Duthé, en respectable compagnie, je vous assure: un évêque et deux académiciens. Gros jaloux! est-ce que vous allez vous fâcher?
–Vous reconnaîtrez, Clorinde, que je ne me suis jamais donné le ridicule d’être jaloux; à présent, moins que jamais, j’aurais le droit de l’être; je vais me marier!
–Hein? fit la danseuse en se levant de son fauteuil et en se dressant sur les talons de ses mules comme si elle allait s’élancer pour battre un entrechat. Vous marier!
–Il le faut, ma chère enfant, reprit le financier d’un ton plus doux; un engagement qui date de deux ans, une affaire de pure convenance, dans laquelle, je n’ai pas besoin de vous le dire, le cœur n’entre pour rien.
–C’est décidé?
–Oh! irrévocable.
–Vraiment! Et vous croyez que je vais tranquillement accepter cette injure, devenir la risée de mes camarades? N’y comptez pas. Pauvre Clorinde! quelle récompense pour ta fidélité absurde! Oui, vous avez beau secouer la tête d’une façon impertinente, ce que je dis est vrai. Pour vous, mon cher, j’ai refusé des comtes et des princes: un Lauraguais, un Rohan. Si je ne suis pas la nièce d’un cardinal, comme Anne de Camargo, je vaux bien Mlle Gamache, qu’un margrave n’a pas craint d’épouser, et vous, un simple financier, que dis-je? un usurier qui prête à la petite semaine, vous me plantez là, vous m’abandonnez lâchementt!
–Pas sur .la paille, au moins, Clorinde?
–Ah! taisez-vous, ne raillez pas; il me prend des envies folles de vous arracher les yeux. Voyez-vous cette bonbonnière que vous me donnâtes pour ma fête, et ces cristaux, ces porcelaines, ces coffrets? Ils viennent de vous; voilà le cas que j’en fais.
Et la demoiselle lança dans les flammes tout ce qui lui tombait sous la main.
En homme d’ordre, Verneuil se précipita vers le foyer, sauvant, au risque de se brûler les doigts, une partie du matériel que Clorinde sacrifiait si lestement.
–A merveille, dit-il, cassez tout à votre aise; moi aussi, je vais me passer la fantaisie d’étrangler cette perruche, qui m’assourdit avec son cri sempiternel de: «Vive Lafayette!»
–Barbare! oseriez-vous assassiner cet innocent oiseau?
–Je le ferai, certainement, si vous ne laissez ces porcelaines en repos. Pourquoi cette furie? Qui vous dit qu’on songe à vous abandonner? Le mariage n’engage guère par le temps qui court, et, je vous le répète, il s’agit ici d’un lien de convenance. Je m’ennuie dans mon vaste hôtel; je prétends recevoir la cour et la ville, avoir un salon; or, ce n’est pas Clorinde, toute belle qu’elle soit, qui pourrait en faire les honneurs.
–Pourquoi pas? De plus grands seigneurs que vous n’ont pas cherché en dehors de l’Opéra!
–Oui, le margrave et Mlle Gamache, nous savons cela. Ma chère enfant, n’insistons pas sur ce sujet. Bien des excentricités sont admises aujourd’hui, mais il faut être prince allemand pour se mettre au-dessus de certains préjugés. Le financier, l’usurier, pour employer votre expression un peu vive, a semé les millions sous vos pas; il vous a bâti un palais et traitée comme le prince de Soubise traitait la Guimard; n’en demandez pas davantage. Et quant à cette fidélité dont vous vous targuez, permettez-moi de vous dire que je n’en suis pas dupe. J’ai une police tout comme M. de Sartines. Si vous avez eu le bon goût de me souffrir seul maître du logis, vous n’avez pas toujours été cruelle pour les blessures faites par vos beaux yeux. Me diriez-vous, par exemple, ce que vous faisiez un jour, déguisée en grisette, dans un carabas poudreux, qui roulait sur le pavé des Gardes, de Bellevue à Versailles, et qui s’arrêta rue de l’Orangerie, juste en face de l’Écurie des Pages? Et certain soir qu’on vous vit aux Porcherons, habillée en poissarde, pendue au bras d’un mousquetaire qui vous reconduisit jusqu’ici, me donniez-vous encore une preuve de fidélité! Ne vous défendez pas, chère belle, j’attache peu d’importance à un caprice. Que diable! on sait vivre! on n’est pas le Bartholo de Beaumarchais.
Malgré son effronterie, la demoiselle fut un instant décontenancée et se mordit les lèvres.
Verneuil en profita pour continuer:
–Vous voulez flatter mon amour-propre. Jalouse, vous? allons donc! Et jalouse d’Élise, ma future, une fille de treize ans! Si vous la voyiez!
–Parbleu! je l’ai aperçue, votre infante, l’autre soir, en baignoire à l’Opéra. J’allais attaquer mon pas de deux dans les Noces de Thétis et Pelée; Dauberval me dit:
–Vois-tu notre ami Mondor, assis derrière la nièce de Mme de Saint-Phal; tu sais, ce prodige dont la pièce eut tant de succès, il y a deux ans, chez le prince de Conti. On dirait que Mondor fait la cour à cette petite.
–Je me retourne, et j’aperçois une vraie poupée de cire, une figure de mouton, fade à renverser; des bras en fuseaux; oh! mais là, des bras à faire fuir les amours.
Et, dans un mouvement oratoire plein d’effet, Clorinde rejeta en arrière le tissu qui voilait à demi ses bras splendides.
Pour toute réponse, le financier appuya ses lèvres sur une fossette nichée à propos tout près du coude. La danseuse sentit qu’elle regagnait du terrain.
–Est-ce que les femmes de la cour vivent comme des nonnes? reprit-elle. Nos aventures, à nous autres, pauvres filles d’Opéra, sont bien pâles à côté des leurs.
–Je vous en prie, Clorinde, ne parlons plus de cela.
–Parlons-en, au contraire. Dans le fond, rien de plus innocent que ces promenades qu’on me reproche.
–On ne vous reproche rien, déesse adorée. Pardonnez ma brusquerie de tout à l’heure. Je m’armais de fermeté; j’étais furieux d’avoir à vous annoncer une nouvelle peu agréable, et pourtant, convenez-en, lorsque tant de femmes légitimes supportent philosophiquement le partage, une maîtresse ne saurait-elle, une fois en passant, user de la même indulgence?
–Une infidélité conjugale ne tire guère à conséquence; se voir trahie par un époux n’a rien d’humiliant. Mais, ici, ma réputation est en jeu; je serai déconsidérée vis-à-vis de mes camarades. Du magasin de la rue Saint-Nicaise aux coulisses de l’Opéra, les railleries pleuvront sur moi: «Eh bien! ma petite, ton financier, que tu vantais comme un modèle de constance, qui t’aimait comme la Popelinière aimait sa Mimie, il paraît que ta société ne lui suffit plus, il lui faut une ingénue de treize ans!»
–Et c’est là tout ce qui vous chagrine, tête folle? Ne craignez rien; fiez-vous à Mondor. Loin d’être humiliée, vous triompherez, et les rieurs seront de votre côté. Ne m’interrogez pas; qu’il vous suffise de savoir que je laisserai Élise à ses cours de physique et d’escrime; elle apprendra à conduire une calèche et suivra les leçons de M. de la Harpe au Prytanée. Je l’abonnerai au Mercure, à tous les almanachs des Muses!
–Pauvre enfant! je finirai par la plaindre. Sais-tu, mon gros crésus, que tu as toujours été un peu talon rouge?
La déesse s’humanisait; sa bouche provoquante dessinait un sourire à troubler saint Antoine. La causerie prenait une tournure trop leste pour que nous essayions de la reproduire, et nous laisserons tomber le rideau qui fermait le temple aux yeux des profanes.
Que faisait Mlle Élise, tandis que son futur s’occupait de négociations si délicates?
Après avoir fait pénétrer le lecteur dans le logis d’une demoiselle d’Opéra, peut-être n’est-il pas hors de propos de l’introduire chez une jeune fille de bonne maison, dans le boudoir ou cabinet, petite pièce admirablement décorée, où l’on prenait le chocolat le matin avec les amies et la leçon de mathématiques dans l’après-midi, leçon bien inutile, puisqu’il était reconnu qu’une femme du bel air ne devait pas s’arrêter aux détails du ménage, ni surveiller la dépense journalière de la maison.
En ce moment, Élise était occupée avec un professeur bien plus important: le maître à danser, la cheville ouvrière de toute éducation, celui qui apprenait à marcher, à s’asseoir, à lever l’éventail, à écouter, à sourire, et d’une petite fille faisait une demoiselle accomplie. L’illustre Gardel, qui, dans ce temps-là, daignait donner des leçons, faisait répéter à la nièce de Mme de Saint-Phal un pas nouveau qu’on devait danser chez le prince de Contir. Le mouvement avait coloré les joues d’Élise; sa tête fluette se balançait avec grâce: son coude gracieux sortait d’un nid de dentelles; sa jupe, adorablement chiffonnée, battait ses petites mules brodées d’argent: elle était à peindre sur un éventail. C’était encore heureux que la baronne consentît à l’habiller comme tout le monde et n’eût pas la fantaisie de la mettre en amour, avec un carquois et des ailes bleues, comme on avait fait pour Mme de Genlis. Quoi qu’en ait dit une rivale, le corsage svelte et arrondi d’Élise était plutôt fait pour attirer que pour faire reculer les amours. Le duc de Bourbon s’y connaissait, et le piquant minois aux yeux bleus admiré par lui, embellissait tous les jours. Le physique s’était développé hâtivement comme le moral. Cette enfant de treize ans en paraissait dix-huit. Les beaux fruits, éclos en serre chaude, mûrissent avant l’heure et réjouissent les yeux, lors même que le printemps ne les a pas encore caressés de sa tiède haleine.
Malgré les efforts du Commandeur, la mignonne avait échappé au couvent; Mme de Saint-Phal tenait à garder sa nièce près d’elle pour s’en faire honneur. Élise continua à vivre dans le tourbillon du beau monde. C’était la personne la plus occupée de Paris: l’escrime, les mathématiques, la danse, à peine s’il lui restait une heure pour sa toilette et sa correspondance.
Et la correspondance d’une fille de qualité n’était pas peu de chose. Souvent, il fallait qu’Élise écrivît trois ou quatre billets par jour à Doralice pour lui donner rendez-vous aux Bains-Chinois, au Cours la Reine, sur les Remparts, à l’Opéra, ou lui confier mille choses qu’on ne pouvait dire qu’à une inséparable. Pour continuer à servir les Muses, Élise dut prendre sur son sommeil; elle dicta la nuit, à sa femme de chambre, un roman en trois volumes. La soirée du Prince de Conti avait fait de l’enfant une héroïne de roman.
Entre la dernière poupée et la première amourette, la nature n’a pas ménagé de transition aux filles.
Dans ses visites à l’hôtel Saint-Phal, Armand reprenait la conversation interrompue au Temple. Au lieu d’être puni de son escapade, le page avait obtenu une lieutenance dans le régiment de Royal-Artois. Quand les princes sont de bonne humeur, ils daignent rire des frasques de leurs serviteurs. L’uniforme des mousquetaires seyait mieux encore que le costume des pages au bel Armand. C’était, du moins, l’opinion d’Élise. Une présidente, une baronne, plusieurs danseuses et quelques grisettes étaient du même avis. Les aventures du chevalier de Faublas donnaient de l’émulation à la jeunesse du temps.
La leçon de danse finissait. Le professeur et l’élève y mettaient un sérieux admirable.
–Attention, Mademoiselle! criait Gardell; vous vous négligez; la tête un peu plus soutenue, les bras morts, coulez le pas, plus de hardiesse dans le regard; là, voilà qui est à merveille; vous sautez comme un ange, ce matin; vous serez charmante en Eucharis; je vous prédis un succès fou.
Et il sortit avec une pirouette et une révérence que les élégants cherchaient à imiter, mais dont il avait seul le secret. Rouge, essoufflée, ’ Élise se jeta sur une voyeuse.
–Dorine, vite mon chocolat, je l’ai bien gagné; il est neuf heures, tant pis pour Doralice; je ne l’attendrai pas.
La soubrette déposa le déjeuner sur un petit meuble de forme bizarre. C’était une espèce d’autel où l’Amitié et la Fidélité s’enlaçaient d’une façon touchante. Des festons et des chiffres tracés avec les chevelures des amies couraient sur les parois de l’autel. Au-dessus, accroché à la boiserie, un dessin représentait le temple de Castor et Pollux. Le génie de l’Amitié offrait à ces dieux le médaillon d’Élise et les priait de veiller sur elle.
Quelle irrévérence! Se servir d’un autel à l’amitié en guise de buffet, mais cette Dorine ne respectait rien. Elle avait vingt ans, l’œil fripon, la bouche en cœur, un vrai minois de soubrette, un petit lève-nez, comme disaient les libertins de l’époque. Personne mieux qu’elle ne savait trousser un pouf, chiffonner un toquet ou créer un juste. Elle écrivait en belle ronde aussi bien qu’un procureur, et le manuscrit d’Henriette Saint-Yves était de son écriture aussi bien que celui de Fédora ou le Souterrain de Novogorod, le roman en trois volumes. Les fonctions de secrétaire l’avaient rendue un peu familière, et elle s’avisait volontiers de parler sans qu’on l’interrogeât.
–Voilà la marquise! s’écria-t-elle; j’entends le bruit de ses talons dorés.
–Oui, c’est moi! désolée d’arriver si tard au rendez-vous donné par l’amitié.
Et Doralice parut dans un négligé merveilleux: bonnet à l’Espiègle, redingote de satin croisée sur la poitrine et garnie de blondes, mantelet blanc ouaté et manchon de cygne.
–Venez çà, mon cœur! que je vous baise à deux bras. Je mourais d’impatience de vous voir, mais si vous saviez tout ce que j’ai sur la conscience depuis ce matin; vingt courses au moins: j’ai acheté du rouge chez Mlle Martin, choisi une tapisserie chez Rivoire, commandé un éventail à Méré, des mules chez Bourbon. Notez que je me suis promenée jusqu’à deux heures du matin sur les Remparts au sortir de la grande parade des singes. Rien de plus drôle, mon cœur; figurez-vous qu’on leur a mis des habits brodés à palmes vertes; ils ont aussi bon air que M. de La Harpe; à deux pas, le plus fin s’y tromperait. Votre chocolat est exquis; trois petits écus la livre, n’est-ce pas? comme on nous ruine! Tiens! vous avez une Chambrelouque? Mais c’est le bonheur de la vie qu’une Chambrelouque. Voulez-vous m’en prêter une? Je passe la journée ici. Quelle fête! Ah! j’oubliais ce petit chien en biscuit de Sèvres, symbole de l’amitié, que j’apporte pour parer votre autel.
–Il est ravissant, chère Doralice; cette aimable attention me fait du bien; j’ai l’âme si triste aujourd’hui!
–Quelle catastrophe est tombée sur vous, mon cœur?
–Armand est parti pour rejoindre son régiment à Senlis!
–N’est-ce que cela? Eh bien! il vous écrira.
–Beau dédommagement! je vais être deux mois sans le voir. Il m’a fait hier les adieux les plus tendres. Le fou! Ne s’est-il pas avisé de m’embrasser vingt fois derrière le paravent du grand salon; si mon oncle le Commandeur, qui lisait la Gazette assis dans une bergère, nous avait surpris, quel tapage!
–Voyez-vous cela, le petit lutin, vous l’avez ensorcelé; bientôt on ne pourra plus le tenir, il perd la tête.
–N’en croyez rien, Doralice; au fond, ce n’est qu’amitié fort vive de cousin germain, et j’aurais été plus sévère, je vous le jure, si le pauvre garçon ne m’avait paru au désespoir.
–Bon! Mademoiselle, on les connaît ces amitiés et ces sévérités-là; c’est fort vilain de faire la dissimulée avec votre inséparable. Dieu me pardonne! des larmes dans ces yeux divins. Pensez à des choses sérieuses, mon cœur, et la soirée de Monseigneur et votre entrée de ballet. Eucharis n’a pas en ce moment la permission de pleurer Télémaque. Je ne dis pas de mal du petit mousquetaire; mais est-ce que les hommes valent la peine d’être pris au sérieux? Un de perdu, dix de retrouvés.
La marquise prêchait d’exemple. L’impertinente boutade de Tilly, à la soirée du Temple, avait enlevé d’assaut un cœur qui ne demandait qu’à se rendre; on avait aimé le comte un grand mois; au XVIIIe siècle, c’était l’éternité.
Dorine entr’ouvrit la porte du cabinet:
–Le chevalier do Rougemont demande à parler à Mademoiselle.
–Impossible, Dorine; j’ai mille confidences à faire à la marquise. D’ailleurs, excepté mon cousin, aucun homme n’a pénétré dans ce sanctuaire réservé à l’amitié.
–Voilà des scrupules saugrenus, mon cœur, permettez-moi de vous le dire. Est-ce que le chevalier compte davantage que ma levrette ou ma perruche? Qu’il vienne! il nous divertira.
–J’userai donc de la permission, dit le chévalier en se montrant soudain.
Le bonhomme semblait tout effaré. De ses cheveux, la poudre avait glissé sur son collet et ses épaules; la dentelle de son jabot était fripée et d’un bon doigt trop en dehors; ses mains tremblaient, et, sans laisser à Élise le temps do placer une interrogation:
–Suivez-moi immédiatement chez la baronne; le Commandeur aussi vous attend; tous deux ont à vous parler!
–Miséricorde! s’écria Dorine; Comtois ne se trompait pas hier; il s’agit d’un mariage.
–Expliquez-vous, chevalier, vous me faites mourir, dit Élise.
–Ne me demandez rien; ils m’ont fait promettre le secret.
–Et moi, au nom de notre amitié, je vous ordonne de parler.
–C’est mal, Élise, d’abuser ainsi de votre empire. Le bonhomme Rougemont, vous le savez, n’a jamais su résister à une prière de vous. Soit! vous le voulez, j’y consens, au risque de me brouiller avec votre famille; sachez que votre tante prétend, sous huit jours, vous marier au financier Verneuil.
Doralice et Dorine poussèrent un cri simultané.
–Pauvre mignonne! Mais c’est le sacrifice d’Iphigénie!
–Nous, épouser ce financier à muffle de procureur, et qui a le triple de notre âge, jour de Dieu! nous verrons bien!
Élise seule n’avait rien dit. Elle s’était levée et restait pâle, immobile, comme foudroyée.
–Soyez tranquille, dit-elle enfin, ce mariage ne s’accomplira pas. Suis-je un agneau pour me laisser égorger sans résistance? Je protesterai; s’il le faut, je porterai plainte au Châtelet; il y a des juges pour défendre l’innocence persécutée.
–Hélas! mon enfant, il y a aussi les lettres de cachet et les couvents, qui sont la Bastille des demoiselles récalcitrantes.
–Non, chevalier, ce n’est pas possible; le Commandeur sera difficile à persuader, je le sais; mais ma tante a de l’affection pour moi; je me jetterai à ses genoux; j’ose maintenant l’avouer, Doralice, je lui dirai que j’adore Armand; elle s’attendrira et ne me contraindra pas à un mariage détestable.
–La baronne n’est plus libre de ses volontés. Elle s’est mise sous la dépendance de Verneuil. Le Biribi et le Pharaon ont joué, depuis quelque temps, de mauvais tours à Mme de Saint-Phal, et votre mariage acquitte toutes ses dettes.
–Que le ciel ait pitié de nous! Nous étions l’enjeu de cette vieille joueuse d’enfer!
–Taisez-vous, Dorine; respectez, s’il vous plaît, Mme de Saint-Phal. Rien n’est désespéré. Si ce n’est pour moi, ma tante cédera pour son fils. Savez-vous qu’Armand serait capable d’en mourir?
Le chevalier fit une petite moue d’incrédulité.
–Ne vous abusez pas trop là-dessus, mon cœur, dit Doralice.
–Mes amis, ne m’ôtezpas l’espérance, qui seule me soutient. Votre bras, chevalier; je suis prête à vous suivre.
La porte était à peine refermée que Doralice se leva:
–Bon! voilà que je bâille comme une dévote au sermon du père Misère. Je hais les drames de famille; je suis trop sensible pour être témoin du malheur des autres; deux gouttes de fleur d’oranger, s’il vous plaît, ma chère Dorine, pour calmer mes nerfs. Justement je me rappelle qu’à trois heures, je devais aller à la foire Saint-Germain pour voir la danse des chiens, et de là me promener au Colisée avec les dames d’Egmont. M. Grimm a fait mettre sur le lac une galère à trois rangs de rames que nous inaugurons aujourd’hui. Excusez-moi près d’Élise, et assurez-la que, quoi qu’il arrive, son inséparable ne l’abandonnera jamais.
–Joli dévouement! murmura la soubrette quand elle fut partie. Vous déchirer à belles dents lorsqu’un vent favorable pousse votre barque et vous lâcher à la première bourrasque, voilà ce que le monde appelle une amie. Espérons, au moins, que l’amour nous restera fidèle.
Élise n’avait plus peur et entraînait le chevalier moins empressé. L’aréopage était installé: Mme de Saint-Phal, grave et empanachée, assise dans un fauteuil; le Commandeur debout et plus solennel que jamais:
–Bénissez le hasard, ma nièce, fit-il (il était trop bon philosophe pour dire le ciel); un honnête homme nous demande votre main.
–Puis-je savoir son nom, Monsieur? dit Élise d’un petit ton naïf très bien joué.
–Ce n’est rien moins que Verneuil, l’illustre financier, l’émule des la Popelinière et des Beaujon. Votre bonheur est au-dessus de vos mérites, ma nièce, et, par la grâce du dieu Plutus, vous allez régner sur tout Paris.
–J’apprécie comme je le dois un pareil honneur, Monsieur; mais je n’ai pas encore quatorze ans révolus. Accepter si jeune les devoirs du mariage, n’est-ce pas courir bien vite au-devant de la destinée?
–Pas de phrases, ma nièce; on ne vous consulte pas; la chose nous a paru bonne à conclure; on vous avertit simplement que, dans huit jours, le mariage sera célébré à Saint-Thomas-d’Aquin. Aujourd’hui a lieu la signature du contrat; ayez soin de faire belle toilette et bon visage pour recevoir votre futur.
–Et moi, Élise, j’ajoute que celle qui vous a servi de mère est heureuse d’avoir trouvé pour vous cet établissement inespéré. Croyez, ma nièce, que, dans ce choix délicat, votre intérêt seul m’a guidée.
–Et le vôtre aussi, peut-être, Madame! Je n’ignoro pas qu’en ce moment je sers à payer vos dettes. C’est ma jeunesse que vous vendez à ce traitant, ma chair et mon sang que vous avez joué au pharaon. Honte à vous, qui avez conclu ce marché infâme que je ne ratifierai pas; plutôt la mort que d’épouser votre financier: vous ne me traînerez pas vivante à l’autel, je le jure!
–Eh bien! ma sœur, que dites-vous de cette sortie? Voilà les fruits de l’éducation philosophique que vous vantez: on raisonne, on se révolte, au lieud’obéir. Je ne suis pas dévot, mais je pense que les couvents avaient du bon; les religieuses ont d’excellents moyens de persuasion, et, si vous m’aviez écouté, cette péronnelle serait aujourd’hui aussi souple qu’un gant.
–Il est toujours temps d’aller au couvent. Elle y sera dès demain. Ingrate, qui me devez tout! Petit serpent que j’ai réchauffé dans mon sein!
–Tout à l’heure, Madame, j’ai été trop loin; recevez mes excuses. J’ai cédé à un premier mouvement de douleur et d’indignation; je rétracte des expressions trop vives, mais ma résolution est inébranlable; je ne puis consentir à ce mariage.
–Et pourquoi, s’il vous plaît? refuser un homme qui vous présentera à la cour, et qui a le droit d’aller en polissonaux Marly du roi!
–J’ai déjà disposé de mon cœur, Madame.
–L’entendez-vous, Commandeur? Cette pécore a déjà disposé de son cœur! N’aurait-on pas envie de lui appliquer le fouet?
–Laissez-moi faire. Vous autres femmes, vous gâtez tout avec vos violences. Peut-on savoir, Élise, quel est l’objet de votre tendresse?
Peu de filles ainsi questionnées eussent volontiers répondu. Élise hésita un instant, et regarda le chevalier, qui lui fit signe de se taire; mais, par revirement familier à cette nature spontanée, elle se ravisa soudain, et, comme un jeune faon qui saute un fossé sans regarder en avant, elle dit d’une voix ferme:
–Pourquoi ne l’avouerais-je pas? J’aime mon cousin Armand.
–Oh! c’est trop fort! Commandeur, laissez-moi rire à mon aise. Quoi! c’est à ce vaurien d’Armand que cette héroïne a juré une fidélité éternelle?
–Paix, ma sœur; c’est là où j’attendais votre nièce. Que diriez-vous, Élise, si je vous prouvais clairement que votre bien-aimé porte légèrement ses chaînes. Vous souriez, vous n’en croyez rien. Eh bien! écoutez cette lettre, oubliée hier par mon coquin de neveu.
Et le Commandeur, qui avait étudié sa leçon, lut sans lunettes la lettre suivante:
«PRÉSIDENTE DE MON CŒUR,
Et moi aussi, je meurs d’impatience; je maudis les devoirs de famille qui me retiennent captif et m’empêchent de voler aux pieds de ma belle adorée. Libre, enfin, ce soir, au lieu d’aller jusqu’à Senlis, je m’arrêterai à l’Isle-Adam, et je déroberai quelques heures au service du roi pour les donner à l’amour qui saura bien m’en récompenser.
Ne soyez donc plus jalouse. Faut-il vous répéter qu’Élise est une enfant sans conséquence? Elle m’aime, j’en conviens (il est fat, monsieur mon neveu); sa tendresse naïve et sincère ne me déplaît pas; j’ai besoin de cette pastorale pour me faire supporter l’ennui du logis maternel (voilà qui est aimable pour la baronne). Mais que toutes ces bergeries sont fades en comparaison du bonheur qui m’attend à l’Isle-Adam!
A ce soir donc, ô la reine des présidentes! Le plus amoureux des mousquetaires couvre de baisers ce petit signe qui s’épanouit, comme une mouche dans du lait, au bas de votre cou charmant.
ARMAND de Saint-Phal.»
–Et c’est signé en toutes lettres; voyez plutôt. Vous me demanderez pourquoi ce joli poulet n’est point allé à son adresse. Hier matin, notre mousquetaire a rencontré Manon, la repasseuse, et, ma foi, près d’elle il a oublié toutes les présidentes de la terre.
Le Commandeur était féroce; Élise eût désarmé l’Inquisition elle-même; ce visage enfantin s’était décomposé sous l’action d’un dépit violent.
–Il suffit, Monsieur, dit-elle en repoussant la lettre que son oncle lui tendait; j’épouserai Verneuil ou un autre, peu importe; le paralytique Beaujon, si cela vous fait plaisir. Maintenant, je suppose que vous n’avez plus rien à me dire. M’est-il permis de rentrer chez moi?
Là-dessus, Élise s’enfuit, et, deux minutes après, le bon Rougemont la retrouvait assise devant un petit bureau de Boule, tenant une plume dont ses doigts tremblants cherchaient en vain à se servir.
–Vous connaissez mon infirmité, chevalier, fit-elle. Voulez-vous me servir de secrétaire?
L’enfant souriait d’un triste sourire, pire cent fois que les larmes; la voix tremblait, l’œil restait sec, et, avec un calme sous lequel se cachait la tempête, elle dicta au chevalier les lignes que voici:
«MON COUSIN,
Vous avez tort de me prendre pour une enfant sans conséquence; à partir d’aujourd’hui, je suis une vieille femme qui ne croit plus à rien de bon ni de sincère. Dans huit jours, votre cousine Élise épousera un vieux financier. A quoi sert la liberté, si l’on a perdu ses illusions? C’est un adieu un peu long que je vous envoie. Vous êtes assez philosophe pour supporter l’absence. Quant à moi, je reprends ce cœur que vous avez laissé tomber, et, désormais, je penserai à vous comme à ceux dont il faut pleurer la mort,
ÉLISE,
Que vous ne reverrez jamais.»
Pas trop mal tourné, vraiment, pour une demoiselle de treize ans. Seule, la métamorphose du cœur lâché était un plagiat fait à M. Dorat.
En dictant les derniers mots, une larme brilla dans les yeux de la pauvre fille; un effort de volonté l’arrêta aux franges des paupières.
–Mon ami, dit-elle, pardonnez cette faiblesse. A treize ans, être ainsi désabusée, c’est bien jeune; Doralice prétend qu’on s’y habitue; mais le premier amour ne peut être si facilement oublié.
–Point de stoïcisme, ma charmante amie, pleurez, pleurez ces illusions envolées, ces aspirations folles et indéfinissables d’un cœur ingénu, premier battement d’ailes qui ne revient jamais. Quand vous aurez payé tribut à la douleur, séchez vos larmes et songez que vous subissez la loi commune. Vous méritiez d’être adorée fidèlement, à genoux; on vous préfère une présidente surannée ou une grisette vulgaire; ne vous en étonnez pas, c’est tout simple. Il ne faut pas demander à l’amour, tel qu’on le comprend aujourd’hui, ce qu’il ne peut donner. Il est un autre sentiment de meilleure nature; nommez-le comme vous voudrez, amitié ou amour platonique; s’il a parfois les aveuglements de la passion, il n’en a ni les violences, ni les caprices, ni les égoïsmes. Patient et discret, il ne fait pas tapage comme son frère; il donne tout et ne demande rien, heureux d’obtenir les miettes dédaignées. Le temps, qui détruit la jeunesse et la beauté, n’enlève rien à l’amitié; elle sort rayonnante des épreuves où trébuche souvent l’amour. Si tous sont créés pour ressentir la passion, peu sont capables d’éprouver l’amitié, ce sentiment divin qui console et relève la nature humaine.
–Ah! mon âme est faite pour la comprendre et y répondre. Je vous remercie, chevalier, de me rappeler que j’ai, près de moi, des amis véritables. Laissez-moi maintenant; je vais pleurer peut-être; mais, dans huit jours, vous me trouverez forte et résignée.
M. de Rougemont s’inclina sur la petite main qu’on lui tendait et la baisa avec ferveur.
Le soir, Élise parut au dîner de fiançailles, un peu triste, mais éblouissante sous sa robe de brocart lilas, glacée d’argent. Il y avait chez cette petite fille la volonté d’une Spartiate. Verneuil ne se douta guère que la lutte avait été aussi chaude à l’hôtel Saint-Phal qu’au logis de la rue de la Victoire. Au dessert, Marmontel lut un épithalame, où il célébrait le bonheur des deux époux, et Mme de Boufflers fit cadeau à la future d’un éventail peint par Lancret. On y voyait un couple conduit par l’Amour au temple de l’Hyménée. Hélas! fut-il jamais plus amère ironie? Pendant ce temps, le mousquetaire galopait sur la route de Senlis, et qui sait si, pris d’un remords subit, n’avait pas fait un détour vers les bocages de l’Isle-Adam.
Dans ce temps-là, il n’existait pas de feuilles mondaines pour enregistrer les splendeurs de la corbeille, mais les petits abbés valaient nos reporters. Ils couraient les ruelles et les cercles, publiant nouvelles et cancans; tout Paris connut bientôt les folies de Verneuil; on savait le nombre des éventails, des montres, des breloques en écaille ou en ivoire incrustés d’or et de pierreries, des mouchoirs brodés en soie, des plumes aussi variées que les couleurs de l’arc-en-ciel, des lampas de Lyon, des velours frappés, des pékins chinés, des mousselines de l’Inde, qui remplissaient la corbeille. On citait surtout certain coffret où étaient représentées toutes les garnitures de points connus, depuis la guipure d’Auvergne jusqu’au merveilleux Alençon. Le fameux coffre aux dentelles de Marie-Antoinette était égalé, sinon surpassé. Le bruit en vint aux oreilles de Sa Majesté, qui fut scandalisée qu’une de ses sujettes pût rivaliser avec elle en pareille matière. Le plus extraordinaire, c’est que tous les cadeaux furent faits en double, et Clorinde traitée exactement comme la fiancée. Loin d’y trouver à redire, la société battit des mains; on déclara le procédé excentrique, mais du meilleur goût, et on se demanda si le jour du mariage il en serait de même. Il fallait être au XVIIIe siècle pour voir la morale traitée avec ce sans-gêne et cette légèreté.
Élise n’avait plus le temps de songer qu’elle était malheureuse, toute la journée courant les magasins ou enfermée avec le cordonnier et le tailleur pour dames; la fierté aidant, elle s’imaginait de bonne foi ne plus se soucier de l’infidèle. Quelle femme, d’ailleurs, eût été insensible à ce déploiement de luxe? Toutes les filles à marier enviaient son sort. Selon l’expression du Commandeur, elle allait régner sur tout Paris, et elle en prenait son parti.
La nature seule ne se mit pas en frais. Le5février1787, jour du mariage d’Élise, il neigeait à ravir un ours blanc, et toute la finance réunie n’aurait pu faire épanouir dans le ciel un rayon doré. C’était, du reste, la neige la plus maussade du monde, souillée par la boue et les immondices en permanence sur le pavé. M. de Sartines n’avait pas à sa disposition ces escouades de balayeurs grâce auxquels nos élégantes peuvent sans crainte se risquer à pied.
A cette époque, quand les neiges et les pluies avaient détrempé le sol, un décrotteur faisait sortir d’une remise un pont à roulettes sur lequel le piéton traversait les endroits difficiles. Une heure avant le mariage d’Élise, il fallut établir deux ponts mobiles aux abords de Saint-Thomas-d’Aquin; mais les piétons étaient rares: duchesses, financières, bourgeoises de qualité, arrivaient en voitures de grandes attelées, comme on disait alors; seuls, quelques hommes osaient s’aventurer en Wiski, véhicule léger qui faisait fureur. Une foule intrépide stationnait sur les marches de l’église, les pieds dans l’eau, le nez aux giboulées; la température ne disposait pas ces gens-là à l’indulgence; on sentait que la sève révolutionnaire fermentait déjà, et plus d’une critique mordante ou d’un rire moqueur accueillit l’arrivée de certaines femmes de la cour. Élise sut désarmer les plus hostiles; un murmure d’admiration la salua lorsqu’elle descendit de son équipage à quatre chevaux conduits par deux postillons enrubannés de blanc. Rien de moins virginal que la toilette d’une mariée au XVIIIe siècle. Une robe décolletée, des boutons de fleur d’oranger perdus dans un échafaudage de cheveux poudrés, symbolisaient mal l’innocence. A défaut d’un air modeste, notre héroïne avait une expression mélancolique; aussi pâle que les voiles qui l’enveloppaient, jamais elle ne parut si charmante. Elle prit le bras du Commandeur et s’apprêtait à monter les degrés de l’église, lorsque, par une coïncidence fâcheuse, le cortège se croisa avec un convoi qui sortait. C’était celui d’une fille du peuple, emportée par le chagrin de n’avoir pu épouser celui qu’elle aimait. Le drap qui recouvrait la morte frôla Élise, et quelques flocons de neige, soulevés par le vent, glissèrent de la draperie funèbre sur la robe nuptiale. Fallait-il plaindre l’enfant qui partait avec ses illusions, suivie des regrets qu’on accorde à la jeunesse, ou celle qui restait désabusée, enchaînée à jamais pour traîner une vie d’épreuves et d’aventures?
L’incident impressionna tout le monde, mais le cortège reprit bientôt sa marche. Verneuil se montra à son tour, menant la baronne.
–Qu’il est laid! s’écrièrent les femmes.
–Quel dommage! murmurèrent les hommes.
Ces compliments, saisis au vol, n’avaient pas mis le marié en belle humeur, et, lorsqu’il s’agenouilla sur le prie-Dieu, à côté d’Élise, sa physionomie était si peu séduisante que Vaudreuil ne put s’empêcher de dire à l’oreille de Jaucourt:
–Mon ami, décidément cette petite est jolie à faire peur!
La nef était pleine; la bonne société n’avait eu garde de manquer au rendez-vous. On retrouvait là une partie des invités du Temple. Au premier rang, Mmes de Montesson et d’Egmont, les inséparables, mises comme deux pensionnaires, selon la mode inaugurée par Marie-Antoinette: polonaise sans garnitures, fichu noué derrière le dos, coiffure à la Fanfan. Quelle simplicité habile chez deux merveilleuses qui frisaient la quarantaine! Derrière ces dames se trouvait Thérèse de Fontenay, connue plus tard sous le nom de Mme Tallien; elle venait de se marier et avait alors douze ans et demi, juste un an de moins qu’Élise; dans ce temps-là, on dévidait lestement le peloton de la vie.
Mme de Sainte-Amaranthe, faisant trêve à sa paresse, était venue avec sa fille Amélie, et Fanny de Beauharnais, mieux peinte que jamais, avait amené sa nièce Joséphine, une créole débarquée de l’île Bourbon, qui tournait toutes les têtes. Dans un coin, Mlle Bertin, la marchande de modes, grimpait sur une chaise pour mieux voir. Derrière elle se tenait le groupe des littérateurs habitués de l’hôtel Saint-Phal: Marmontel, La Harpe, Grimm, l’abbé Raynal, et un bon jeune homme, timide, arrivant de province, M. Couthon, qui n’aurait pas voulu tuer un oiseau. Il prêtait une oreille attentive à l’allocution que venait de commencer le curé de Saint-Thomas-d’Aquin. Le digne prêtre parlait d’un ton convaincu des devoirs conjugaux; l’auditoire écoutait mal. Deux retardataires, la langoureuse de Blot et l’étourdie Doralice, s’avancèrent à travers l’église dans des toilettes qui forçaient l’admiration; chacun se retournait; le chevalier de Coigny et le comte de Tilly offrirent leurs chaises aux belles, qui les acceptèrent sans rancune. Il y avait longtemps qu’elles ne régnaient plus sur ces cœurs volages; mais on ne se boudait pas pour si peu, on se prenait sans amour, on se quittait sans regret; et après une séparation, il était d’usage de rester les meilleurs amis du monde.
La musique eut plus de succès que le prédicateur; la Saint-Huberty attaqua vigoureusement un Sanctus de Berton; les premiers sujets du théâtre avaient tenu à figurer dans cette messe; ils devaient bien cela au financier; plusieurs fois, dans des circonstances difficiles, il avait aidé de sa bourse l’Opéra, qui faisait de moins brillantes affaires que Nicolet et son singe. Laïs chanta un duo avec la reine de Carthage. Dans une chapelle des bas côtés se pressaient les demoiselles du ballet, venues pour entendre leurs camarades. Les impures, comme on les appelait sans périphrase, étaient au complet, depuis la Duthé, une quasi-princesse du sang, jusqu’à la petite Dorival, qui avait vendu des pommes à la halle; Lolotte, qui avait les plus beaux chevaux de Paris; Chouchou, la demoiselle la plus prodigue de ses affections; Cléophile, une naufragée de la galanterie, qui tournait au bas-bleu et se réfugiait sous la protection des muses; Clorinde, enfin, mal dissimulée par une calèche baleinée, et dont les yeux étincelaient sous un voile. Ces demoiselles n’étaient pas si à leur aise que dans le foyer de la danse; elles avaient de petites mines hypocrites, et risquaient de timides œillades du bas côté à la nef.
Cet escadron volant ne portait guère l’assistance au recueillement, et les propos légers allaient leur train. L’Agnus Dei vint à propos; les chuchottements cessèrent; une voix de ténor s’élevait fraîche et vibrante, dominant le chœur et les instruments; un talent inconnu se révélait au public parisien; on se pâmait comme à l’Opéra. Le visage séraphique d’Amélie de Sainte-Amaranthe était baigné de larmes; elle se retourna pour voir le chanteur, ses yeux venaient de rencontrer pour la première fois Elleviou, l’homme qu’elle aima jusqu’au pied de l’échafaud.
Élise aussi, vivement émue, écoutait; les sons de la voix humaine correspondent si bien aux impressions de l’âme! En un instant, la nièce de Mme de Saint-Phal revit ce passé qu’elle s’efforçait d’oublier, et, tandis qu’Elleviou chantait, Armand eut sa grâce. Bercée comme par un rêve, Élise entrevoyait la tête blonde du mousquetaire voltigeant dans un nimbe doré, entre les cierges do l’autel et le prie-Dieu do la mariée. Dieu sait si le coquin avait droit à pareille auréole! Mais nos illusions sont des complaisantes qui font mine de fuir et qui sont là toutes prêtes à reparaître.
Peut-être l’infidèle, repentant, était-il caché derrière un pilier, pour apercevoir une dernière fois sa bien-aimée?
Piquante situation, bonne à exploiter dans un roman, et qui plaisait à l’imagination de notre héroïne. Soudain, Verneuil lui prit le bras avec une autorité qui la rappela à elle-même. Hélas! la cérémonie était terminée; il n’y avait plus à s’en dédire: elle était une dame de la haute finance! A la sacristie, elle joua son rôle comme à la soirée du Temple, saluant à droite et à gauche et souriant aux compliments qu’on lui débitait sur son bonheur. Son bonheur! qui est-ce qui s’en inquiétait? Cette union bizarre ne représentait à la foule qu’un salon de plus ouvert aux élégances et aux intrigues. Doralice vint se jeter dans les bras de son inséparable.
–La bonne chose que la liberté, lui dit-elle tout bas, et que de folles équipées nous allons faire ensemble!
Seul, un petit homme grotesque, auquel personne ne daignait prendre garde, épiait tous les mouvements d’Élise; le bon Rougemont semblait deviner ce qui se passait dans l’âme de sa petite amie, et soupirer après la fin de cette fastidieuse cérémonie. On rentra à l’hôtel Saint-Phal; jamais noce ne fut moins gaie; le repas commença vers quatre heures; la baronne avait sa migraine; le Commandeur dînait en conscience; Verneuil semblait préocoupé et gardait un silence maussade; chacun parlait à voix basse. Après le dîner, Mme de Saint-Phal se mit à une table de pharaon, et Verneuil demanda ses chevaux.
La baronne ne voulant pas être dérangée quand elle jouait, et le Commandeur désirant qu’on ne troublât pas–sa digestion, le chevalier conduisit seul la mariée jusqu’à son carrosse. Verneuil était dans la cour s’impatientant déjà.
Élise échangea un serrement de main avec l’unique ami qu’elle laissàt dans cette maison, et la voiture partit au galop. Le regard si doux du chevalier étincelait. Ah! qu’il eût volontiers étranglé cet insolent financier qui enlevait avec tant d’insouciance ce trésor de grâce, cette Élise, objet des adorations timides et refoulées du pauvre Rougemont.
L’hôtel Verneuil était situé non loin de la place de la Concorde, dans ce quartier nouveau que la mode adoptait déjà.
Du faubourg Saint-Germain aux Champs-Élysées, la distance est vite franchie. Mais quoi trouble, quelle gêne dans ce premier tête-à-tète avec un mari détesté! Élise avait peur sans trop savoir pourquoi; son imagination courait le galop; qu’allait-il se passer d’étrange? En arrivant, elle était si effarée, si tremblante, que Verneuil la regarda d’un air ironique, et, rompant le silence:
–Élise me prend-elle pour Croquemitaine ou Barbe-Bleue? Qu’elle se rassure; je ne l’importunerai pas plus longtemps, et, saluant cérémonieusement sa femme, le financier tourna les talons.
La porte de la chambre à coucher était t ouverte et, devant la cheminée, une femme debout semblait attendre la maîtresse du logis; c’était Dorine. Élise se jeta dans ses bras et fondit en larmess:
–Le ciel soit loué! s’écria-t-elle; cet homme odieux a disparu; sans doute, je ne le reverrai plus que demain.
Dorine sourit; ce n’était pas l’instant de contredire Élise. Il fallait avant tout distraire l’enfant nerveuse.
–Regardez, je vous prie, autour de vous, ma chère maîtresse. Notre reine possède-t-elle rien de plus beau? Admirez ce satin rose qui tapisse les murs, comme pour faire ressortir la blancheur de votre teint. Et ce bonheur du jour d’une forme nouvelle, fabriqué tout exprès pour vous; et ce cabinet incrusté d’émaux de toutes couleurs; et ce chiffonnier en bois des îles, dont les tiroirs recèlent tant de merveilles qu’il faudrait une journée pour en dresser l’inventaire. Est-ce assez galant? assez grand seigneur? Si votre époux n’est plus un jouvenceau, convenez, ma foi, que ses procédés sont pleins de délicatesse. Je suis déjà toute réconciliée avec lui, et je jure que vous finirez par l’aimer.
Dorine parlait dans le désert. Élise se pâmait, renversée sur une chaise longue, dont la magnifique étoffe était mouillée de ses larmes. Des spasmes violents secouaient sa frêle personne: une crise de nerfs se déclarait, c’était inévitable.
–Pourvu qu’elle se calme avant l’arrivée de son mari, pensa la soubrette. Si je la délaçais doucement? Bon! voilà qui est fait; allons maintenant chercher quelques gouttes d’Hoffmann.
Et, sortant précipitamment, la vive soubrette se heurta sur le palier avec le premier valet de chambre:
–Ah! c’est vous, monsieur Frontin; quelle peur vous m’avez faite! Que portez-vous donc entre vos bras si soigneusement enveloppé?
–Curieuse! j’aurais le droit de ne pas répondre, mais je ne me fais jamais prier par une jolie femme. Ceci, chère enfant, est tout bonnement la toilette de nuit de Monsieur.
–Donnez donc vite alors; vous n’allez pas, je suppose, entrer dans la chambre de Madame.
–Un instant, ma mie, ne nous pressons pas; désolé de vous refuser; mais Monsieur ne couchera pas ici ce soir.
–Trêve de sottes plaisanteries, Monsieur Frontin, je n’ai ni le temps ni la volonté de les écouter.
–Je ne plaisante pas du tout, mademoiselle Dorine. Entendez-vous ce roulement de voiture dans la cour; le portail s’ouvre: c’est Monsieur qui sort. Ah! je l’avoue, on pourrait être plus aimable un soir de noces; mais nous autres, financiers, nous ne faisons pas les choses comme tout le monde, et nous n’avons rien de bourgeois dans nos habitudes.
–Quelle infamie! s’écria Dorine, et, oubliant les gouttes d’Hoffmann, elle rentra dans la chambre.
–Le croiriez-vous, Madame? votre mari est parti pour passer la nuit je ne sais où.
–Vraiment! Ah! mon enfant, tu m’enchantes. Que c’est bien à lui! Quelle délicatesse! Décidément, il vaut mieux que je ne croyais.
–Comment! vous ne bondissez pas d’indignation. Le misérable! le sot! je l’étranglerais! nous mépriser ainsi, manquer à tous ses devoirs!
–Que veux-tu dire? Ta colère est une énigme pour moi. Je vous défends, Dorine, de traiter ainsi mon époux.
–Votre époux! si les choses continuent ainsi, il ne le sera pas davantage que le Grand-Turc.
–Insolente! vous lassez ma patience. Eh quoi! n’avons-nous pas été unis ce matin, devant toute la cour et la ville? Peut-on être mieux mariés que nous ne le sommes, hélas! et que voulez-vous de plus? M’expliquerez-vous vos paroles insensées?
Dorine se mordit les lèvres. Certes, ce n’était pas la science qui pouvait manquer à une soubrette de vingt ans; mais, au XVIIIe siècle même, il y avait des choses difficiles à dire. Une ingénuité conservée dans le salon de Mme de Saint-Phal méritait d’être respectée. La soubrette prit le sage parti de se taire et de solliciter son pardon.
–Soit, dit Élise, je te l’accorde. Déshabille-moi vite; nous allons reprendre le roman que mon mariage a si malheureusement interrompu.
Et l’auteur, plus savant en théorie qu’en pratique, dicta de son lit quelques pages émues. L’héroïne Fédora se décidait enfin à donner sa main à Ivan-le-Mougick.
–Espérons, murmura Dorine, que celui-là ne s’en ira pas aussi le soir du mariage.
A force d’écrire, la soubrette finit par s’endormir sur un grand fauteuil, tandis que la tête d’Élise s’enfonçait dans les oreillers de dentelles. Telle fut la première nuit de noces d’une des plus jolies femmes du siècle dernier. Pendant quinze jours, on ne parla pas d’autre chose dans les coulisses de l’Opéra.