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I
ОглавлениеLa Lorraine possède un de ces lieux inspirés. C'est la colline de Sion-Vaudémont, faible éminence sur une terre la plus usée de France, sorte d'autel dressé au milieu du plateau qui va des falaises champenoises jusqu'à la chaîne des Vosges. Elle porte sur l'une de ses pointes le clocher d'un pèlerinage à Marie, et sur l'autre la dernière tour du château d'où s'est envolé jusqu'à Vienne l'alérion des Lorraine-Habsbourg. Dans tous nos cantons, dès que le terrain s'élève, le regard découvre avec saisissement la belle forme immobile, soit toute nette, soit voilée de pluie, de cette colline, posée sur notre vaste plateau comme une table de nos lois non écrites, comme un appel à la fidélité lorraine. Et sa présence inattendue jette dans un paysage agricole, sur une terre toute livrée aux menus soins de la vie pratique, un soudain soulèvement de mystère et de solitaire fierté. C'est un promontoire qui s'élève au milieu d'un océan de prosaïsme. C'est comme un lambeau laissé sur notre sol par la plus vieille Lorraine.
De quel charme bizarre, aussitôt que je l'aperçois, ne saisit-elle pas mon esprit et mon cœur, cette montagne en demi-lune, à la fois charmante et grave! Je songe à notre nation très positive, mais où éclatent le courage guerrier et la grandeur dans l'infortune; je songe à nos femmes lorraines qui deviennent en vieillissant si aisément des prophétesses, et je vois les cheveux au vent de Jeanne d'Arc, de Marie Stuart et de Marie-Antoinette, ces filles royales que notre race fournit à la poésie universelle; j'entends l'éclat de rire de Bassompierre, l'extravagance de Charles IV: c'est le point où l'imagination peut le mieux venir se poser pour comprendre le génie propre de la Lorraine. Quel symbole d'une nation où s'allient au bon sens le plus terre-à-terre l'audace de la grande aventure et l'esprit qui fait les sorciers!
Ici, jadis, du temps des Celtes, la déesse Rosmertha sur la pointe de Sion faisait face au dieu Wotan, honoré sur l'autre pointe à Vaudémont. C'était deux parèdres, deux divinités jumelles. Wotan étayait Rosmertha, et l'un et l'autre protégeaient la plaine. La déesse à la figure jeune, aux cheveux courts, au sein nu, s'est évanouie; elle fut chassée par la Vierge qui allaite l'Enfant-Dieu, cependant que les seigneurs de Vaudémont bâtissaient leur maison forte sur l'ancien sanctuaire de Wotan. Mais Notre-Dame de Sion et les comtes de Vaudémont restèrent, l'un envers l'autre, dans les mêmes rapports où avait vécu le couple primitif des deux parèdres celtiques. Ceux-ci s'étaient entr'aidés pour protéger le vieux peuple des Leukes, et les comtes de Vaudémont, proclamant Notre-Dame de Sion souveraine du comté, mirent leur couronne sur la tête de l'image vénérée. De telle sorte qu'à travers les siècles la pensée de la montagne s'est déroulée et s'est amplifiée sans que la tradition fût rompue.
Aujourd'hui, de Vaudémont rien ne subsiste qu'un haut mur sous d'antiques frênes, où l'on a vu, pèlerine inconnue, passer l'impératrice Élisabeth, et dans Sion, la Vierge noire, l'image antique associée au pouvoir politique du pays, a disparu sous le marteau impie d'une bande venue de Vézelise en 1793. Les grands souvenirs de la colline sont voilés ou déchus. Pourtant la plus pauvre imagination ne laisse pas de percevoir qu'autour de ce haut lieu s'organise l'histoire de la Lorraine. Il nous dit avec quelle ivresse une destinée individuelle peut prendre place dans une destinée collective, et comment un esprit participe à l'immortalité d'une énergie qu'il a beaucoup aimée. Les gens du pays, qui montent encore aux dates séculaires de septembre sur la montagne, ne savent guère ses annales; ils s'ébahiraient aux noms de Rosmertha et de Wotan; ils ignorent quel pacte unissait la Vierge de Sion à la maison de Lorraine; ils ne songent plus à demander au vieux sanctuaire qu'il prenne la défense de leurs intérêts nationaux, mais seulement celle de leurs intérêts domestiques. Et pourtant, par un sentiment profond du rôle tutélaire de la colline, c'est au milieu des décombres de Vaudémont qu'avec un instinct magnifique ils ont ramassé, pour remplacer à Sion la statue brisée, une vierge de pierre qui tient dans sa main l'alérion de Lorraine et en amuse l'enfant Jésus.
Cette image que les comtes de Vaudémont honoraient dans leur chapelle, demeure sur l'autel du pèlerinage comme un signe extrême de l'entente séculaire, et l'on croit voir, dans cette substitution de la Vierge de Vaudémont à l'ancienne Vierge de Sion, une fusion des deux forces dans la détresse. A défaut d'un savoir clair, nous gardons une vénération obscure de ce double passé qui ne peut pas mourir, et les Lorrains, quand ils font en procession le tour de l'étroite terrasse, obéissent à la vertu permanente, toujours active, de cette acropole.