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LA MORT DE VENISE

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Vous rappelez-vous l’Exposition des «Graveurs du Siècle» qu’il y eut à Paris, voici quelques années? Je parcourais ses salles désertes, quand soudain une lithographie d’Aimé de Lemud m’arrêta, me vivifia, fit jaillir en moi un flot de poésie.

L’Enfance de Callot! Cela plut vers 1839. Une belle fille bohémienne tient le petit Callot par la main. A grand pas ils marchent vers l’Italie. De toute mon âme je les accompagne. Ah! que ne puis je leur être utile!

Pourtant, ne cherchez pas aux cartons des étalagistes cette vieille image mi-romantique, mi-bourgeoise. Elle serait dans votre main déçue l’humble petite bête noiraude qui, la veille au soir, luisait mystérieusement sous l’herbe du fossé: car vous n’avez point vécu les destinées de la Lorraine, et cette lithographie ne vaut qu’à les réveiller dans nos âmes. C’est ainsi que tels pauvres vers d’un méchant livret italien emplissent de volupté et de mélancolie celui qui possède le souvenir éternellement fécond d’un air de Bellini, dont ils servent à désigner la passion ou les nuances de sentiment.

Lemud, enfant de Thionville, quand il fit à Metz son apprentissage d’art, dut méditer avec nostalgie l’aventure de Callot qui, gamin de douze ans, pour voir de la belle peinture, se sauva de Lorraine jusqu’à Rome, avec des bohémiens. De là ce dessin, qui exprime notre esprit de l’Est, bien que pour le styliser il se soit souvenu du délicieux mythe méditerranéen, du petit Tobie guidé par l’ange. Le jeune, l’heureux Callot! Les belles histoires dont le nourrit son guide! Qu’ils sont excités! C’est l’image aimable d’une forte vocation; mais voyez-y davantage: reconnaissez le rêve d’une race qui, depuis des siècles, se bat aux extrêmes avant-postes contre les puissances de la Germanie pour l’idéal latin. Une prédisposition transmise avec notre sang nous oriente vers le classicisme, nous détourne d’Allemagne.

Cette médiocre lithographie déclenche (je ne sais pas de mot plus direct) la chanson qu’a mise en moi ma race, et qui m’entraînait, belle comme un ange, romanesque comme une fille tzigane, quand, à vingt-trois ans, pour la première fois, j’allais de Nancy à Venise.

C’est à travers des cultures déjà méridionales, mais grasses, miroitant de rosée le matin et frissonnant sans trêve aux caresses fécondes du ciel, que du Gothard ou du Brenner on s’achemine vers Venise, éclatante et sèche sur un marécage. Dans ces plaines, on peut suivre, jour par jour, la mobilité des saisons, et je songe au visage de Virgile qui rougissait aisément. Au printemps, ces arbres me tendent leurs branches fleuries avec l’innocence infiniment civilisée des Luini, et, quand l’automne les charge de fruits, tout ce Veneto agricole se fait sociable et voluptueux comme un Concert du Giorgione. Je ne puis décider dans lequel de ses styles cette nature multiforme m’enchante davantage. Mais, au terme du voyage, on trouve une ville toujours pareille sur une eau prisonnière.

Étincelante fête figée de Saint-Marc et du Grand Canal! Venise a des caprices, mais n’a point de saisons, elle connaît seulement ce que lui en racontent les nuages quand ils montent sur le ciel pour épouser sa lagune.

Cette ville ma toujours donné la fièvre. En vain, le matin, avec son bleu si tendre et quand elle sonne ses clairs angélus, en vain l’après-midi sur la Piazza, quand une musique et des jolies filles en châles ajoutent au meilleur des cafés, faisait-elle l’anodine. «Menteuse, lui disais-je avec amour, je sais bien tes poisons.»

Où n’imaginais-je point d’en trouver? Pour les fiévreux tout est fièvre. Vers 1889, je distinguais une mélancolie déchirante dans la peinture en S de ce Tiepolo où je ne vois plus qu’un adorable maître de ballet et le peintre aux teintes claires qui nous révéla les plus délicieuses jambes. Combien d’heures je passai à la Bibliothèque de Saint-Marc ou bien à la Querini, cherchant des interprétations romanesques à ses recueils de «caprices!» Ils sont luxe, facilité, invention intarissable, faiblesse, volupté, désespoir. Tiepolo dessine de l’insaisissable: la tristesse physiologique, l’épuisement de Venise. Partout un air de fête, mais rien ne nourrit plus les puissances de la République. Splendide bouquet, dont les racines sont coupées à Candie, en Morée, sur la terre ferme même. Sa lagune où elle plonge la protège; elle s’y fane pourtant. L’opéra fait ses dernières, ses plus hautes roulades; on va baisser, éteindre la rampe. L’État meurt. Et Venise dont les forces tarissent ne dure que pour justifier nos regrets de ses prestiges. Ainsi quand la délicieuse Chypre vénitienne disparut sous le flot des Turcs, rien n’y survécut de la métropole qu’Henri Martinengo. Les vainqueurs le mutilèrent au lieu de le tuer; il demeura dans le sérail du grand vizir...

Voilà quelles sensations, quand j’avais vingt-quatre ans, je tirais des albums que Tiepolo a dessinés aux temps d’extrême carnaval où Venise adorait le brillant et léger Cimarosa. L’air fiévreux des lagunes se mêle à mes jugements. Et puis dans cette ville flotte un romantisme créé par nos pères, qui se précipite sur un visiteur prédisposé.

Nul lieu qui se prête davantage à l’analyse des nuances du sentiment, aux rêveries sur le Moi. Cette eau plate frissonne à peine sous la barque qui m’emprisonne; de fastueux palais m’isolent de l’immense nature et de l’océan mouvant des phénomènes; ici tout est d’humanité et d’une humanité figée, semble-t-il, fixée. «Les forêts futures se balancent imperceptiblement aux forêts vivantes,» dit avec une délicatesse puissante le malade Maurice de Guérin. Il faut tout le malaise où Venise nous met, et qui nous affine, pour que nous puissions sentir ce quelle dégage de ses extrêmes maturités?

Sur le vaste miroir que la lune pâlissait, Jean-Jacques, puis Gœthe, entendirent de l’une à l’autre rive deux chanteurs alternés se jeter les vers du Tasse ou bien de l’Arioste. Plainte sans tristesse. Ces voix lointaines ont quelque chose d’indéfinissable qui émeut jusqu’aux larmes. Une personne solitaire chante pour qu’une autre animée des mêmes sentiments l’entende et lui réponde. Le Tasse et l’Arioste se taisent aujourd’hui. Mais si je m’écarte des hôtels où des barques en feu débitent des couplets napolitains, l’eau balancée, qui dans la nuit s’écrase contre les vieilles pierres, m’intéresse à ses chuchotements, et puis, dans un flot gras, s’empresse de noyer son éternelle confidence.

Au printemps, en été, en automne surtout, j’ai cherché à déchiffrer ce soupir suspendu, cette tristesse voluptueuse dont Venise éternellement se pâme. Mon objet n’est point ici de peindre directement des pierres, de l’eau, des nuages, mais de rendre intelligibles les dispositions indéfinissables où nous met le paludisme de cette ruine romantique.

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La plupart des voyageurs qui décrivent Venise, et les artistes avec qui tant de fois je l’ai parcourue, ne cessent de se lamenter: «Ah! Venise, comme tu étais belle quand le Grand Canal reflétait les façades de tes maisons peintes à fresque, quand tes gondoles traînaient dans leurs sillages de fastueuses pièces de velours, et surtout durant ces pompes annuelles où la galère à la tête de bœuf paradait au large de San Giorgio Maggiore.»

Ces magnificences me parlent sans me conquérir. Tout comme un autre, je puis goûter un décor où je tiens un rôle; mais suis-je un marchand de curiosités, un collectionneur de bibelots, pour que des objets auxquels rien ne me lie m’occupent? «Fort bien, dis-je à la beauté qui n’est point ma parente, fort bien, mais on voudrait voir ton âme. Quand le poignard sortira-t-il de ce fourreau? Frappe donc, ô beauté!» Rien ne m’importe qui ne va pas fouiller en moi très profond, réveiller mes morts, éveiller mes futurs. Je ne dédaigne point les grandes courses de taureaux, car le péril et le meurtre troublent les jeunes femmes, ni certaines danses, car elles paraissent asservir la beauté à la force mâle qui se repose et qui regarde. Voilà des spectacles d’une valeur universelle. Ils agissent sur notre inconscient et par là, en tous lieux, à toutes les époques, ils intéressent la vaste humanité, ou, plus vaste encore, l’animalité chez l’homme. Les taureaux de Séville, les danseuses de Bénarès ou de Montmartre suscitent nécessairement un émoi vieux comme l’amour et la mort. Mais cette foire de la Piazzetta que regrettent les dévots de Venise, croyez-vous que, pour la visiter, je quitterais nos expositions universelles? Et même, que me dirait la pompe des rentrées victorieuses, le défilé devant San Giorgio des galéasses qui vont atterrir au môle de la Giudecca? Je ne suis point prédestiné pour les grandes cérémonies de cette religion municipale.

Bien que mon amour de l’ordre, amour auquel je m’oblige, et un sentiment instinctif de reconnaissance, car il n’est point une civilisation dont je ne me déclare débiteur, me convainquent de respecter tous ceux qui présidèrent au développement des diverses nationalités, je ne trouve qu’un froid plaisir au musée municipal Correr et dans San Giovanni e Paolo, où l’on voit les effigies et les ossements des chefs vénitiens. Ceux-ci réunissent à l’ordinaire trois caractères de diplomate, de commerçant et de guerrier qui les différencient des chefs de ma race. Ils n’ont pas collaboré à ma notion de l’honneur. Quand je parcourais la Grèce et que les forteresses franques m’occupaient, faut-il l’avouer? plus que les vestiges de l’hellénisme, ce n’étaient pas les grands guerriers commerçants de Venise que j’évoquais, mais tout mon cœur rejoignait mes seigneurs naturels, les aventureux chevaliers de Bourgogne et de Champagne.

Au terme d’un livre fameux, Condorcet, qui vient de tracer le «tableau des progrès de l’esprit humain», déclare: «Cette contemplation est pour moi un asile où le souvenir de mes persécuteurs ne peut pas me poursuivre.» Cette phrase, qui me touche vivement, ne me vint jamais à l’esprit quand j’essayais de m’imaginer la Venise glorieuse, mais plusieurs fois elle exprima délicieusement ma pensée intime, tandis que j’errais aux solitudes de la Venise vaincue.

Le génie commercial de Venise, son gouvernement despotique et républicain, la grâce orientale de son gothique, ses inventions décoratives, voilà les solides pilotes de sa gloire: nulle de ces merveilles pourtant ne suffirait à fournir cette qualité de volupté mélancolique qui est proprement vénitienne. La puissance de cette ville sur les rêveurs, c’est que, dans ses canaux livides, des murailles byzantines, sarrasines, lombardes, gothiques, romanes, voire rococo, toutes trempées de mousse, atteignent sous l’action du soleil, de la pluie et de l’orage, le tournant équivoque où, plus abondantes de grâce artistique, elles commencent leur décomposition. Il en va ainsi des roses et des fleurs du magnolia qui n’offrent jamais d’odeur plus enivrante, ni de coloration plus forte qu’à l’instant où la mort y projette ses secrètes fusées et nous propose ses vertiges.

Amori et dolori sacrum: La mort de Venise

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