Читать книгу Amori et dolori sacrum: La mort de Venise - Maurice Barrès - Страница 5
I
JUSQU’A MIDI DANS SES QUARTIERS PAUVRES...
ОглавлениеJe plains Venise au point où les siècles l’abandonnèrent, mais je ne voudrais point que ma plainte la relevât. C’est une bizarrerie; s’il faut l’expliquer, je décrirai, entre mille impressions qui, selon moi, la justifient, ce que j’éprouvai quand M. Franchetti restaura la Cà d’Oro.
Pendant longtemps notre plaisir, devant ce chef-d’œuvre du gothique vénitien, eut la qualité douloureuse qu’inspire une beauté imprudente, si elle n’oppose aux fièvres que ses grâces. «Eh! quoi, se disait-on, avec sa galerie du bas et ses deux loges superposées, avec ses colonnes et ses arcs transparents au soleil qui les baigne, et si délicatement ouvragée que le courant d’air du canal devrait suffire à la déchirer comme une dentelle de femme, cette maison d’Ariel vit depuis le XIVe siècle? Comment ne pas s’attendrir d’une telle vaillance? Que n’ai-je la fortune d’intervenir dans les destinées de ce petit palais! Je voudrais le secourir.»
Le secours est venu. L’harmonieuse, l’aérienne demeure ne demande plus notre compassion, elle prétend à notre hommage admiratif. Avec plaisir, je le lui portai, mais tout de suite comme elle me parut luxueuse et d’un goût trop riche! Je me sentis froid pour un art qu’aucun mystère ne baignait plus.
En face de cet heureux joyau qu’admiraient de nombreuses barques, et sur ce Grand Canal inondé de soleil, l’image s’offrit à moi, avec une grâce irrésistible, des régions écartées de Venise.
A côté de cette voie pompeuse où l’on parvient à maintenir, tant bien que mal, quelques beaux instants de l’apogée vénitienne, tous les petits sentiers de pierre ou d’eau, rio, fondamenta, salizzada, calle, continuent lentement leur régression. Ce réseau solitaire nous invite au plaisir délicat du repliement. J’y désirai revoir, entre mille perles malades, l’humble et délaissée Sainte-Alvise.
Sur la droite de la Cà d’Oro, par le rio San Felice, mon gondolier s’engagea...
Le charme puissant de ces petits canaux, pleins d’ombre dans le bas et violemment illuminés au faîte, vient en partie du contraste de leur fraîcheur avec la réverbération du soleil sur les eaux plus larges. Jusqu’à midi, dans ses quartiers pauvres et resserrés, Venise a cette jeunesse étincelante qui, dès neuf heures, disparaît de la campagne avec la rosée. Et puis, que les cris sont jolis dans son grand silence! Ce silence, à bien l’observer, n’est pas absence de bruits, mais absence de rumeur sourde: tous les sons courent nets et intacts dans cet air limpide où les murailles les rejettent sur la surface de la lagune qui, elle-même, les réfléchit sans les mêler. C’est ainsi que, dans les solitudes forestières, les trilles des oiseaux, parce qu’ils gardent pour notre oreille une signification précise, font valoir le repos plutôt qu’ils ne le rompent.
Le mouvement des ondes sonores va sur Venise, comme l’ondulation perpétuelle de l’eau, sans heurts et sans fatigue. Les sons jamais ne nous y donnent de chocs; on les goûte, on connaît leurs qualités, leurs sens. Tandis que l’eau se déplace avec un frais murmure sous le poids de mon gondolier, j’entends au loin s’approcher, s’effacer les pas d’un promeneur invisible, dont je distingue la jeunesse légère ou l’âge alourdi, et dans ces quartiers solitaires la chaussure d’un étranger ne fait pas le claquement des sandales de bois d’une humble Vénitienne.
Inappréciable netteté de ces sensations qui viennent avec abondance émerger sur notre organisme délicieusement hyperesthésié! Une telle tension nerveuse serait intolérable dans un climat sec, mais Venise nous baigne et, sauf les jours de sirocco, ne nous laisse pas savoir que nos nerfs sont à vif.
Pour les yeux non plus, rien n’est incertain ou confus dans Venise. Nous y recueillons sans trêve des images distinctes, qui jamais ne se heurtent, et, de quelque point qu’on les embrasse, elles se disposent merveilleusement. La pauvre loque jaune, violette ou rouge, qui sèche sur une fenêtre, fait à elle seule une valeur somptueuse, en même temps qu’elle concourt au romantisme général du palazzo, rose et lumineux par en haut, vert et humide par en bas, et de tout le canal qui s’enfonce avec ses barques stationnaires, avec ses poteaux d’amarre, avec ses eaux miroitantes ou mornes. Dans ces paysages de pierre, si de quelque petit jardin un arbre élève ses hautes branches et par-dessus un mur les abaisse sur le sentier d’eau qui les reflète, cette rareté végétale ajoute un miracle de jeunesse aux prodigalités de l’invention architectonique.
Bien que les choses vénitiennes soient servies par des jeux de lumière, il ne faudrait pas aller jusqu’à dire: «Ce sont des artifices de théâtre, toutes les combinaisons des nuages et de l’eau», car au milieu d’une mise en scène assez savante pour que des torchons délavés semblent les voiles d’une sultane invisible et pour qu’un tilleul malingre chante, si j’ose dire, et devienne, au tournant d’un canal, une voix sublime, il y a des ingénuités déconcertantes: sur ses arrière-plans, cette Venise courtisane disperse des perfections qu’un musée exalterait dans sa salle d’honneur. Ce matin d’octobre, sur le chemin parcouru trente fois par où je gagne Sainte-Alvise, je fais encore des découvertes. Les feuilles rouges d’une vigne masquent au mur une Vierge de quelque Sansovino, une belle vierge réaliste qu’on entrevoit humble et belle comme un fruit et que l’artiste plein de goût posa lui-même dans cette place.
Mélancolie délicieuse de ces palais déshonorés par des fenêtres closes de planches, pillés par tous les marchands et plus dignes d’amour dans cette détresse que leurs frères du Grand Canal, réparés, irréparables, où je crois voir à la loggia le visage de Jézabel.
Auprès de Sainte-Marie-de-la-Miséricorde, ma barque franchit un des rares ponts de bois qui subsistent du moyen âge. Puis la porte de l’ancienne Scuola me présente, au-dessus d’un arc exquis, des figures touchantes d’humilité et d’élégance, cependant qu’à côté de ce précieux morceau gothique, l’Église de la Miséricorde ne veut pas que je néglige les moyens d’étonner dont la surchargèrent les Bolonais du XVIIe siècle. Deux mouvements encore de mon gondolier, et pour qu’ici toutes les puissances de Venise, sans se confondre, s’affirment, voici le palais délabré où vécut vingt années et mourut le Titan Tintoret, auteur de cette Crucifixion (à la Scuola San Rocco) dont je m’étonne que les innombrables personnages, si furieux de vie, aient pu tenir en même temps dans un cerveau.
Je regarde les balcons croulants d’où cet homme, lourd d’une œuvre qui déconcerte notre expérience des forces humaines, a puisé dans les pompes du levant et du couchant son incomparable tragique. C’était un dur vieillard, et qui devint farouche quand il perdit sa fille Maria, avec qui sa coutume était d’emplir de beaux concerts cette heureuse maison. Si le portrait que l’on appelle la fille du Greco (aujourd’hui dans la collection de sir Stirling Maxwell, à Londres) doit être restitué, comme certains pensent, au Tintoret, je voudrais que ce fût l’image de sa chère Maria...
Michel-Ange, Shakspeare, Beethoven, Balzac, et je penche à leur adjoindre ce Tintoret, veulent abattre à coups de front—front de béliers sublimes, comme celui du Moïse cornu—les parois qui emprisonnent l’intelligence humaine. Éternel Ignorabimus! Tous et toujours nous demeurerons emprisonnés dans notre ignorance. Mais à l’intérieur de ces hautes murailles qui cernent l’humanité, le génie subit une pire solitude: d’épaisses cloisons l’isolent de ses contemporains. Dans cette maison demi-éboulée qu’habitent encore, paraît-il, ses lointains héritiers, Tintoret subit l’abandon, puis la mort. On dit que les grands artistes, avant que tombe sur eux la nuit définitive, connaissent une suprême illumination, un jet plus haut de leur génie. Beethoven, dans son dernier moment, recouvra l’ouïe et la voix; il s’en servit pour répéter certains accords qu’il appelait ses «prières à Dieu». Par lesquels de leurs personnages Shakspeare et Balzac se virent-ils assister au seuil de la mort?
C’est une grande audace qu’un passant ose s’interroger sur les pensées d’agonie, sur les «prières à Dieu» du Tintoret; mais il y a dans Venise cette douce sociabilité, cette atmosphère exquise et simple dont un salon aristocratique enveloppe le plus insignifiant invité au point de lui donner la brève illusion qu’il est de la famille. Un étranger, que son aigre pays ne préparait point à s’associer à ces magnificences excessives, va tout naturellement dans l’église voisine, à la Madona del Orto, saluer avec sympathie la tombe du Tintoret.
Le lecteur excusera-t-il que, depuis la Cà d’Oro, nous naviguions si lentement vers la petite église Sainte-Alvise, située à la pointe nord-ouest de Venise, mais où, tout de même, nous pouvions arriver en vingt minutes? Je cherche à rendre sensibles les impressions d’une flânerie du matin. C’est une des cent promenades, en dehors des magnificences classées, dans la pleine et abondante vie vénitienne.
Les guides ignorent Sainte-Alvise, que Burckhardt se borne à mentionner, et le seul Ruskin la célèbre éperdument. L’abandon de tout ce quartier, son silence, l’herbe qui croît et la présence continuelle du passé collaborent à la physionomie d’une telle petite église, un peu en recul sur son perron de trois marches, dans une place déserte, usée lentement par le clapotis de l’eau, mais où la limpidité de l’air ne laisse pas déposer une poussière.
On trouve à Sainte-Alvise de belles œuvres de Tiepolo et des petits tableaux puérils, les premiers que peignit Carpaccio. Quelle virtuosité tendre et lyrique dans ces Tiepolo! S’il peignit alternativement, comme je le crois, des ballets et des opéras, ne cherchez point ici des jambes adorables, mais l’un de ses grands airs, une composition héroïque et romanesque que baigne l’atmosphère du Tasse ou de l’Arioste. Avec les mêmes qualités que sa Cléopâtre du palais Labbia, c’est une brillante variation sur le thème de Jésus entre les larrons. Pour prendre le bon point de vue sur cette toile, gravissez une tribune branlante parmi les toiles d’araignées: voici l’orgueil romain qui joue de la trompette, un fier cheval (auprès de qui celui d’Henri Regnault et du général Prim se donne bien du mal pour avoir des reins), et puis les deux bandits juifs. Cette trompette toujours et surtout! elle emplit les oreilles du spectateur: c’est elle qui précipite dans les airs ces fanfares de couleurs. Quant aux disciples, grands, élégants dans leur douleur, quel noble deuil de patriciens! La pompe de Tiepolo est très propre à désobliger les personnes qui ont de l’humilité d’âme. Elle contraste avec les huit tableautins que peignit Carpaccio dans sa première enfance. Sur de telles reliques, vous pensez si Ruskin s’excite! Les visiteurs que leur tempérament, leur sexe féminin, leur religion anglicane et surtout leur virginité, disposent à supporter les bavardages ruskiniens, goûteront un plaisir complet s’ils songent que Carpaccio, quand il s’exerçait à ces bégaiements, gentil enfant du peuple, avec un costume pittoresque, ressemblait certainement beaucoup à ces gamins qui, sur le campo de Sainte-Alvise, guettent l’approche d’une gondole et courent chercher le sacristain pour qu’il ouvre la porte de l’église...
C’est un précieux coffret, cette église défaillante qui cache dans un lointain quartier la maëstria du dernier des grands Vénitiens et les tâtonnements de leur initiateur; mais, fût-elle dépouillée de ses trésors par la brocante, elle n’en parlerait pas moins, car, plutôt qu’un objet, elle semble une personne, oui, vraiment, une créature modeste, exquise et sans défense.
Le soleil et l’humidité viendront à bout de Sainte-Alvise, où leurs deux puissances se combattent. Mais cette agonie prolongée, voilà le charme le plus fort de Venise pour me séduire. Et si l’on juge d’après une sensibilité que je ne prétends pas commune à toutes les âmes, mais que je voudrais rendre universellement intelligible, les magnificences des grandes époques vénitiennes et la Cà d’Oro restaurée ont moins de pointes pour nous toucher au vif que les mouvements d’une ville quand sa désagrégation libère des beautés et d’imprévues harmonies que contenaient ses premières perfections.
Jamais cette Venise moderne ne nous émeut davantage que dans les quartiers écartés de son cœur, d’où toute richesse se retire. Ah! bénissons sa pauvreté! Une administration qui jouirait d’excédents budgétaires ouvrirait certainement de larges voies, voudrait mener les trains jusqu’à la Dogana et jeter un pont sur le canal de la Giudecca. Se bornât-elle à soigner ses merveilles, que déjà je m’inquiéterais. Admirons et encourageons ceux qui consolident Venise, mais craignons les «restaurations», qui sont presque toujours des dévastations. Nous ne voulons pas qu’on paralyse rien, fût-ce une ville morte, fût-ce un ordre d’activité, que j’ose appeler la vie d’un cadavre. Il ne faudrait point qu’une discipline générale figeât ces canaux de fièvre et vînt étendre sur la beauté cette perfection convenue qui glace dans les musées.
Ces allées secondaires, étroites, obscures, mystérieuses, serpentantes, sont les réserves où Venise, sous l’action du soleil, de la pluie, du vent et de l’âge, continue ses combinaisons.
Acceptons qu’elle nous montre des états éloignés de ses magnifiques floraisons historiques dont nous avons, comme elle, perdu l’âme. Le soleil aussi passera de la phase éclatante, de la phase jaune, à cette phase rouge que les astronomes appellent de décrépitude. Le centre secret des plaisirs, tous mêlés de romanesque, que nous trouvons sur les lagunes, c’est que tant de beautés qui s’en vont à la mort nous excitent à jouir de la vie.