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LE PHYSIQUE
ОглавлениеQuand on veut connaître un homme, il faut le prendre et le surprendre un peu partout: dans sa chambre, au repos comme au travail, à déjeuner aussi bien qu’à souper; dans la maison et dans la rue. Il faut causer avec lui, non quand il a sa redingote et ses gants, dans une visite officielle, mais en pantoufles et en robe de chambre, au coin d’un feu bien intime que l’on tisonne en devisant. Il faut le voir seul et en représentation; l’observer, ajustant sa cravate, brossant son chapeau, et faisant ou recevant une visite. Ce n’est pas tout; l’extérieur de la maison humaine étant reconnu, il faut essayer de pénétrer au dedans, pour savoir ce qui s’y passe. Comment notre homme raisonne-t-il sur telle ou telle question? A-t-il l’esprit géométrique? Comprend-il la poésie, la métaphysique?...
Si on peut le trouver un livre à la main, il faut voir doucement, par-dessus son épaule, ce qu’il lit, et surtout ce qu’il relit; le titre du chapitre savouré ; celui après lequel il s’arrête un instant pour penser, ou plutôt pour rêver..... Enfin, après qu’on a vu les attitudes et aptitudes physiques et intellectuelles d’un individu, il faut pénétrer jusqu’au moral; savoir ce qui est aimé, ce qui est haï ; peut-être même ce qui est indifférent. Il faut tâter la trempe du caractère, en voyant l’homme aux prises avec les heurs et malheurs de la vie.
Nous allons donc, pour étudier les facultés physiques, intellectuelles et morales des aveugles, les observer partout, les regarder de la fenêtre lorsqu’ils passent dans la rue, y descendre avec eux, les suivre pas à pas, les filer, entrer où ils entrent, et essayer de pénétrer jusque dans l’inviolable domicile, sans qu’ils s’en doutent.
La chose n’est pas aisée: l’ouïe se développe dans l’obscurité, l’attention se localise sur les impressions auditives. Il y a, on le sait, une grande différence entre entendre et écouter, voir et regarder: le sourd regarde, l’entendant voit; le clairvoyant entend, l’aveugle écoute; de là une grande délicatesse d’organe, une grande puissance d’analyse des sons, et une aptitude singulière pour faire dans le domaine de ce qui s’entend des distinctions subtiles, Le toucher, l’odorat, se développent, s’affinent aussi; les impressions qu’ils fournissent sont analysées, enregistrées. Les trois sens: ouïe, toucher, odorat, plus souvent et plus complètement interrogés par l’aveugle que par le clairvoyant, le mettent en relation avec le monde extérieur. Placé dans le silence absolu, tout le corps engourdi par le froid, éloigné en outre de toute émanation odorante, l’aveugle éprouverait la pénible sensation du vide; mais lorsqu’il se trouve dans un milieu normal, où la vie se manifeste avec ses bruits, ses modifications tangibles, ses odeurs très variées, très significatives, il suit tout ce qui se passe autour de lui; il y prend part, il y prend intérêt. Sans voir, on peut faire une foule de distinctions entre les rues d’une ville, d’un village, les chemins en pleine campagne. Ce serait une erreur de croire que, pour l’aveugle, toutes les rues, tous les chemins sont semblables; il en est beaucoup qui ont pour lui un aspect bien tranché, et, sans le demander, souvent il sait où il se trouve, La dimension de la chaussée, la nature du sol, le nombre et le genre des véhicules que l’on rencontre, les rues qui coupent les trottoirs, les plaques d’égouts qui les émaillent, les magasins riverains; tout est utilisé comme point de repère.
Le toucher n’est pas localisé dans la main; il est répandu sur tout le corps Même à travers le soulier, le pied distingue le genre de sol qu’il foule. Bouchez les oreilles à un aveugle attentif, et il saura très bien s’il marche sur du pavé plat, ou pointu (italien, languedocien ou parisien); sur le grès ou le bois, sur du macadam, de l’asphalte; s’il passe sur une plaque d’égout; s’il est sur un sentier battu, dans une terre labourée, sur un pré ou sur un chaume.
Les odeurs aussi sont bien différentes et bien caractéristiques: la viande fraîche, la pommade, le tabac mouillé, le cuir frais, le poisson, le foin, les plantes pharmaceutiques, les coulis aux truffes, le papier nouvellement imprimé, les fleurs, que sais-je encore! ont des parfums très divers qui permettent de savoir, sans l’ombre d’un doute, si l’on passe devant un boucher, un coiffeur, un marchand de tabac ou de souliers; si on longe les grandes Halles ou une caserne de cavalerie; si le soupirail qui vous envoie ses bouffées en pleine figure aère la cave d’un pharmacien ou la savante officine d’un Chevet; si vous êtes en face de la vendeuse de journaux, chantée par Coppée, ou de la bouquetière du coin. Ces remarques d’ailleurs n’échappent pas toujours aux clairvoyants. M. Octave Feuillet, dont l’analyse est souvent si pénétrante, écrivait naguère une page d’impressions olfactives bien caractéristiques, lorsqu’il nous montrait un de ses héros obsédé parle souvenir de Paris: «Il croyait respirer les odeurs spéciales du boulevard, le soir, le mélange de gaz, de tabac, de cuisine souterraine, et les bouffées parfumées sortant par intervalles des boutiques de fleurs; il respirait l’atmosphère particulière des salons, des cercles, des intérieurs de coulisses, des loges d’actrices, les effluves des escaliers et des vestibules des théâtres à la sortie des spectacles, les fortes senteurs des fourrures précieuses, des pelisses brochées d’or et des épaules nues .»
A tous les renseignements que donnent le toucher et l’odorat, se joignent ceux apportés par l’ouïe: une rue est plus ou moins passante, coupée par un boulevard, une rue ou une avenue, bruyante ou silencieuse. On est sur une ligne de tramways, d’omnibus, de voitures de maîtres ou de fiacres. (Eux aussi ont leur parcours dé prédilection.) En effet, les attelages se suivent sans plus se ressembler pour l’oreille que pour l’œil. Le trot ou le roulement d’un tramway n’est pas celui d’un omnibus, qui n’est pas celui du landau ou du coupé de maître, lequel diffère essentiellement du fiacre; le trottinement flegmatique et traditionnel de la rosse prise à l’heure est reconnaissable pour l’oreille la moins exercée aux choses du sport..... Il y a encore beaucoup de sons, de bruits caractéristiques: ici c’est la cloche d’un couvent, là, l’horloge d’une église, d’un hôpital; ailleurs, un menuisier, un tailleur de pierres, une maison en construction. Tout, est remarqué, associé et mis à profit. Tout cela est pour la ville ou le village; mais en pleine campagne, la nature prend soin de donner à l’aveugle bien des indications, bien des jouissances qui sont autant de jalons pour sa route. Ici, c’est un mouvement de terrain, une ornière, un passage rocailleux ou sablonneux; une clairière tapissée de gazon, de mousse, d’aiguilles de pin; là, c’est un bois résineux, un pré, une meule de foin, une touffe de genêts ou de fleurs sauvages; ailleurs, ce sera les chuchotements d’un ruisseau, le bruit des arbres ou des arbustes. Le lilas et le chêne ne disent pas la même chose lorsque le vent passe ; ils ne frissonnent pas de la même manière en mai et en octobre. Autres sont les oiseaux qu’on entend, lorsqu’on est assis au pied d’un vieil orme, au milieu d’un grand bois, ou sur la berge de la rivière qui traverse la prairie. Le bavardage des coqs et des poules nous annonce l’approche d’une ferme.
La nature est donc peuplée, vivante, variée, pour l’aveugle. Sans doute (et c’est presque naïf de le dire), il lui manque beaucoup de jouissances, d’indications que le clairvoyant possède, mais il lui en reste de très pénétrantes, de très précises que ce dernier soupçonne à peine, occupé qu’il est par les impressions vives, mais distrayantes que donne la vue.
Il est aisé de comprendre qu’avec ces ressources physiques, les aveugles ne soient pas forcément des meubles encombrants, des êtres ennuyeux et ennuyés, incapables de se mouvoir seuls, et ne pouvant être déplacés qu’avec mille précautions et au prix de mille fatigues. Ils vont et viennent dans la maison, montent et descendent les escaliers, entrent et sortent; ils ont physiquement une vie active, une vie personnelle. Dehors, sur le chemin rural, comme dans une rue munie de réverbères, à la ville aussi bien qu’au village, ils peuvent savoir où ils sont, guider leur guide (la plupart du temps, un enfant), qui n’est qu’un outil très utile, mais purement mécanique. Ce sont des yeux mis au service de l’intelligence de l’aveugle. Parfois, le soir, lorsque l’aveugle adroit connaît bien le quartier où il circule et que ce n’est point les Champs-Élysées, ou le faubourg Montmartre, il quitte son guide comme on quitte un lourd manteau, lorsqu’après quelques pas on s’aperçoit qu’on étouffe. La hâte et le soulagement sont pareils. Dans le voisinage des établissements consacrés aux aveugles, il n’est pas rare de rencontrer un de ces émancipés allant, venant, se promenant sans guide, ni bâton..... Sur un calme boulevard (par exemple, celui des Invalides, à Paris), observez cet aveugle qui file rapidement le long du trottoir: il traverse plusieurs rues, passe devant dix, devant vingt portes cochères sans ralentir son allure, évite, en prenant l’allée sablée, ici des passants qui le croisent précipitamment, là des enfants qui jouent sur le trottoir ou un bourgeois peu pressé qui fait à pas lents et majestueux sa promenade de santé. Enfin il arrive à une porte devant laquelle il s’arrête sans hésiter, saisit vivement le bouton de la sonnette; on tire le cordon, il entre.
Voulez-vous le suivre plus loin; vous le verrez traverser un vestibule, pousser une porte vitrée, monter lestement l’escalier, et sonner au deuxième... tout simplement à la Direction des journaux des aveugles, et, à chaque instant, le jour comme le soir, j’ai ainsi la visite d’aveugles qui viennent causer avec moi, chercher ou apporter des renseignements, lire des épreuves, des manuscrits, qui font leurs affaires et celles de nos œuvres avec une parfaite indépendance de corps et d’esprit. Voilà des faits qui sembleront peut-être étranges, merveilleux; ils sont accomplis cependant comme la chose la plus banale.
Décomposons, si vous le voulez bien, cette série d’actes. Notre aveugle a, plusieurs fois déjà, passé sur le boulevard des Invalides; il le sait peu fréquenté, surtout le soir et le matin; il connaît la topographie des lieux, le nombre et la qualité (paisible ou encombrée) des rues qui le traversent ou y débouchent; il peut s’aventurer sans aventure, se hasarder sans hasard; il ne s’égarera pas. Il part donc et marche droit devant lui, tant qu’il n’entend rien; mais voici quelqu’un qui arrive en sens contraire sur le même trottoir, alors l’aveugle se tient un peu plus à droite, et le croisement s’opère sans ralentissement et sans collision. Plus loin, ce sont des enfants qui obstruent le trottoir ou l’allée; les enfants sont faciles à reconnaître; leur babil, leurs pas irréguliers les trahissent. Or l’aveugle, sachant qu’avec cette gent il est difficile de compter sur quelque chose de fixe, juge prudent de quitter le trottoir pour l’allée, ou l’allée pour le trottoir, et après avoir dépassé le jeune groupe, il reprend celui des deux chemins qui lui convient le mieux. Vous n’avez peut-être jamais remarqué que certains trottoirs, au moment d’être coupés par une voie, s’abaissent progressivement. C’est visible à l’œil, mais peut-être peu sensible au pied du clairvoyant; celui de l’aveugle ne s’y trompe pas, et cette déclivité du sol lui indique le point précis où il faut traverser la rue, comme le bombement bien accusé de la chaussée indique le commencement du nouveau trottoir qui prend en face. Pour traverser la voie qu’il longe ou la rue qui interrompt son chemin, l’aveugle attend qu’il n’y ait pas de voiture à l’horizon: moments psychologiques faciles à connaître et assez fréquents. En approchant d’un mur, d’une charrette arrêtée ou. simplement d’un arbre, il éprouve une sensation à la fois auditive et tactile. Les pas résonnent différemment lorsqu’on est près d’une masse quelconque, puis l’air plus comprimé agit sur la peau du visage. Cette dernière sensation est subtile, sans doute, mais elle existe si bien, qu’avec un chapeau descendu très bas sur la figure, on est moins à l’aise que nu-tête, pour se conduire sans voir.
Non seulement l’aveugle n’est aucunement gêné par le plus opaque brouillard (ce qui va sans dire), mais, chose plus curieuse, il s’y trouve mieux à l’aise que dans le plein jour. Les voitures roulent moins vite; les passants hésitants marchent avec plus de circonspection, toutes circonstances dont l’aveugle profite, en ce qu’il est moins exposé à se heurter. Vienne un beau soleil, au contraire, mais en même temps un grand vent qui étouffe les sons dont l’aveugle se sert pour se guider, et le voici tout décontenancé. En sorte que pour l’homme qui remplace la vue par l’ouïe, l’obscurité n’est pas dans le manque de lumière, mais dans le manque ou dans la confusion des sons.
Si vous observez un aveugle sans guide dans la rue au moment où un régiment passe, tambour battant, vous le verrez ralentir et marcher avec précaution, car, surtout si la voie est peu large et enfermée par de hautes maisons, il n’entendra plus rien, et sera exposé à se heurter, et à faire une maladresse. Plusieurs grosses cloches sonnant ensemble, une charrette chargée de ferrailles, une prolonge d’artillerie, roulant sur le pavé, sont aussi de redoutables rencontres. Le pavage ou l’affaissement du trottoir, à l’entrée des portes cochères, les plaques d’égout, l’interruption et la reprise des bandes d’asphalte sur les allées de boulevard, et bien d’autres petites remarques, fixent exactement l’aveugle sur le lieu où il est; il passe devant cinq, dix, quinze maisons et s’arrête juste à celle où il a affaire.
Faut-il expliquer comment l’aveugle entre, monte l’escalier, tire la sonnette? Il fait cela comme tout le monde et avec les manies de détail que chacun y apporte inconsciemment suivant les circonstances, les dispositions d’esprit. L’allure est différente lorsqu’on va solliciter un créancier, un haut personnage, consulter, la mort dans l’âme, un spécialiste fameux qui doit prononcer un arrêt peut-être fatal, ou quand, au printemps d’un amour, on va faire une visite longtemps désirée. Le somptueux premier étage des puissants du monde, réel, brutal, semble plus haut et plus fatigant que le raide escalier qui conduit au quatrième où l’on aime, et où l’on espère être attendu. L’aveugle. éprouve tous ces sentiments et les trahit dans sa démarche; sa main, comme celle du clairvoyant, tremblera quelque peu en tirant le cordon de sonnette — quand il y a encore une sonnette, car le progrès, grand et prosaïque niveleur avant tout, tend à substituer le timbre rigide, uniforme, à la bonne vieille sonnette que deux personnes n’agitent pas de la même manière, et qui, pour une oreille exercée (celle de l’aveugle, par exemple), était un excellent avertisseur du genre de visite qu’on allait recevoir.
Dans la maison, au jardin, c’est naturel, l’aveugle est encore plus indépendant, encore plus à l’aise que dans la rue. Il monte, il descend, il va, il vient comme une personne ordinaire sans le moindre guide; il s’habille, se déshabille, mange et boit comme tout le monde, et avec le même appétit que qui que ce soit . S’il est adroit, il peut même s’occuper aux soins du ménage et non sans succès. Voulez-vous vous en convaincre? Allez aux Quinze-Vingts. Parmi les trois cents aveugles qui habitent le vaste enclos de ce doyen des établissements de bienfaisance, il est un certain nombre de vieilles filles qui, après trente ans de labeur, prennent là leur retraite. Le concierge vous indiquera leur numéro. Frappez à la porte, vous trouverez un intérieur modeste, mais propret, avec quelque coquetterie. Des fleurs sur la fenêtre; des rideaux, un dessus de lit, des voiles de fauteuils au tricot ou au crochet, des carreaux bien cirés, pas un grain de poussière sur la commode, tout est en ordre. Si vous avez la bonne chance d’arriver à l’heure du repas, un jour où la propriétaire reçoit une ou deux de ses anciennes compagnes, vous verrez servir très proprement sur une nappe très blanche: œufs au plat, rouelle de veau dans son jus, pommes de terre sautées, crème à la vanille, d’aspect, de fumet et de goût excellents, le tout préparé devant ses convives aveugles et clairvoyantes, par l’hôtesse aveugle qui est elle-même sa cuisinière, sa femme de chambre et son frotteur. J’ajouterai que détails et menu ne sont pas de fantaisie: ils m’ont été fournis par les convives.
L’adresse assurément n’est point donnée à tous les aveugles: parmi eux, comme parmi les clairvoyants, il en est beaucoup qui seraient fort empêchés de tirer une aiguille, pousser un balai et griller la moindre côtelette.
Il faut se garder de généraliser en bien comme en mal: si l’on connaît un aveugle adroit, ne pas croire que tous sont tels, mais surtout ne pas conclure à la maladresse, à la gaucherie, comme conséquence inévitable de la cécité, parce qu’on rencontre un aveugle lourd, gauche, embarrassant et embarrassé.
Quoique les défauts soient plus vite généralisés et exagérés que les qualités, il arrive souvent qu’émerveillé de ce qui peut être fait par le toucher, on demande si les aveugles distinguent les couleurs. Non. La couleur n’est ni tangible ni perceptible par l’ouïe, l’odorat ou le goût. Pourtant, dans certains cas, la coloration a une odeur, une saveur qui avertissent l’aveugle de sa présence. Plus souvent, il arrive que deux objets qui, à première vue, ne paraissent différer que par la couleur, ont néanmoins une différence de tissu, de forme, de dimension, de poids. Voici deux chaises semblables, recouvertes toutes deux de soie, de perse ou de velours, peu importe, mais l’une en rouge, l’autre en vert; l’une est aussi un peu plus lourde que l’autre. Quand un clairvoyant voudra désigner ces chaises, il dira: la rouge, la verte. Il n’aura même pas remarqué que la verte pèse trois ou quatre cents grammes de moins que la rouge; qu’elle a une petite différence de moulure, ou que le velours en est plus râpé ; qu’un clou manque à la garniture. L’aveugle, lui, saisit immédiatement cette différence; il la retient; mais il retient aussi (s’il l’a entendu dire) qu’une chaise est rouge, l’autre verte; il rapproche dans sa mémoire la distinction tangible de la distinction visible, et si, dans un instant, vous le priez d’approcher la chaise rouge ou la chaise verte, il n’hésitera pas pour choisir le siège demandé, il dira aussi, comme vous: «Je me suis assis sur la chaise rouge», parce qu’il sait que vivant avec des clairvoyants, il doit parler leur langue, et que, pour tout le monde, ces chaises se nomment rouge, verte; non pas lourde, légère, neuve, usée.
Ce sont des remarques analogues qui servent aux aveugles pour distinguer une foule de choses. La personne qui a tous ses sens est absorbée par ce qu’elle voit; la plupart du temps, toute son attention se concentre sur la manifestation visible des corps; elle ne pousse pas plus loin ses investigations. Satisfait du renseignement fourni par les yeux, on ne s’aperçoit pas qu’à telle ou telle manifestation visible se joint ordinairement une manifestation, légère peut-être, mais très sensible encore pour le tact, l’ouïe, l’odorat, le goût.
«Entre les hommes, dit Pascal, la diversité est si ample que tous les tons de voix, tous les
«marchers, toussers, mouchers, éternuers,
«sont différents.» C’est très vrai, et tandis que les clairvoyants, absorbés qu’ils sont par ce qui se voit: taille, cheveux, barbe, expression des yeux, physionomie, entendent à peine ces nuances de ton et de pas, les aveugles les écoutent soigneusement, pour en tirer profit .
Un aveugle reconnaîtra à peu près quel est le genre des personnes qui le croisent. L’ouvrier qui va au chantier, en fumant une pipe où brûle un âcre tabac, n’a ni la chaussure ni la démarche du sous-chef qui savoure un journal d’opposition et un cigare de quinze centimes en se rendant à son ministère. La femme élégante (à pied par hasard) ne marche pas comme celle qui est pesamment chargée; l’ouvrière pimpante, qui se rend à sa journée, a un autre pas que la religieuse qui va pieusement à l’église ou au chevet d’un malade. La gaucherie, l’élégance de la démarche, du maintien, se manifestent, le croira-t-on, à l’oreille, par un ensemble de bruits, de sons, de frôlements, que sais-je! plus faciles à entendre et à apprécier qu’à définir; ce qui est certain, c’est que l’aveugle apprécie très bien le plus ou moins de souplesse, de grâce qu’une personne a en marchant et en se mouvant.
Mais tout cela ne révèle que l’extérieur, que la surface de l’homme; le ton trahit l’homme même et le montre souvent à vif. Tant que vous restez absolument muet et immobile devant un aveugle, il lui est impossible de savoir, de soupçonner qui vous êtes et quelles sont vos intentions; seulement cette situation ne peut se prolonger: vous remuez, vous toussez, vous éternuez.... C’en est assez pour qu’il sache que quelqu’un est là, souvent même qui est là ; vous parlez, oh! vous êtes perdu. Une personne se reconnaît à la voix, presque aussi bien qu’au visage, et la voix change moins. Après une longue séparation, on peut avoir un doute; quelques instants suffisent ordinairement pour le dissiper. Il est certaines prononciations, certaines manières d’articuler, de scander, certains sons de voix qui ne s’oublient pas, et, s’ils ont remué l’âme de l’aveugle à l’heure qui modifie la vie, le souvenir, âpre ou parfumé, se grave dans le cœur plus encore que dans la mémoire de celui qui n’a pas vu le regard, mais qui a entendu, compris le soupir, et à l’autre bout du monde, après vingt ans de séparation, peut-être d’indifférence, ce souvenir lui fera nommer une personne au premier mot, au premier souffle.
On a l’habitude de se composer une physionomie, mais on n’a pas celle de se composer une voix; c’est au profit des aveugles. On pense à se faire un visage dé circonstance; on oublie de préparer son ton, d’ailleurs la chose est malaisée. Il est bien difficile de soutenir une discussion, une simple conversation, sans que la voix trahisse quelque peu les émotions de l’âme: la colère, la douleur, la satisfaction, le dédain. Une inflexion faite à faux dénonce la contrainte, et un léger tremblement, un accent un peu ironique font sentir sous quelle impression l’âme vibre au moment où on l’observe.
Je m’arrête; je suis effrayé d’avoir parlé si longuement des facultés physiques des aveugles, gens qui, en somme, sont si rapprochés, et que chacun peut observer à l’aise. Mais il y a des gens qui sont près de nous, que nous coudoyons chaque jour et que nous ne connaissons pas.
Le Parisien connaît-il cette race d’hommes qu’on appelle les chiffonniers de Levallois ou de la Maison-Blanche? Ils l’entourent cependant, ils l’enveloppent; ils sont tous les matins devant sa porte. C’est avec les rognures, les restes de la vie de celui-ci, que celui-là peut végéter. Ce qui est commencé par l’un est achevé par l’autre, et alors qu’une chose est épuisée pour le premier, elle est encore pleine de promesses pour le second; ils ne se connaissent pas, ils ne se connaîtront jamais: on n’a pas le temps.....
Il arrive parfois qu’en prenant une feuille de papier on se demande bien inutilement, mais avec beaucoup de charme intime, à quoi pensait celui qui l’a fabriquée; à quelle heure triste. ou gaie de son existence il a pétri cette pâte, et quelle heure aura sonné pour celui qui recueillera cette pauvre feuille, lorsque, devenue inutile, nous la déchirerons, ou quand la personne à qui nous la destinons parfois avec amour en sera lasse et la jettera avec tant d’autres choses flétries..... Singulière vanité de ce qui nous approche, mais a-t-on le temps de penser à tout cela?..... Non, assurément. On se hâte, on va, on vient, on oublie de vivre. On néglige de connaître la chose qui, peut-être, est la plus intéressante dans la vie: l’Homme. On ne se connaît pas soi-même. Il n’y a donc rien de bien étonnant à ce que l’aveugle ne soit pas connu.