Читать книгу Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu - Maurice Joly - Страница 11
ОглавлениеMACHIAVEL.
Vous croyez?
MONTESQUIEU.
Me pardonnerez-vous ma franchise?
MACHIAVEL.
Pourquoi non?
MONTESQUIEU.
Dois-je penser que vos idées se sont quelque peu modifiées?
MACHIAVEL.
Je me propose de démolir, pièce à pièce, toutes les belles choses que vous venez de dire, et de vous démontrer que ce sont mes doctrines seules qui l'emportent même aujourd'hui, malgré les nouvelles idées, malgré les nouvelles moeurs, malgré vos prétendus principes de droit public, malgré toutes les institutions dont vous venez de me parler; mais permettez-moi, auparavant, de vous adresser une question: Où en êtes-vous resté de l'histoire contemporaine?
MONTESQUIEU.
Les notions que j'ai acquises sur les divers États de l'Europe vont jusqu'aux derniers jours de l'année 1847. Les hasards de ma marche errante à travers ces espaces infinis et la multitude confuse des âmes qui les remplissent, ne m'en ont fait rencontrer aucune qui ait pu me renseigner au delà de l'époque que je viens de vous dire. Depuis que je suis descendu dans le séjour des ténèbres, j'ai passé un demi-siècle environ parmi les peuples de l'ancien monde, et ce n'est guère que depuis un quart de siècle que j'ai rencontré les légions des peuples modernes; encore faut-il dire que la plupart arrivaient des coins les plus reculés de l'univers. Je ne sais pas même au juste à quelle année du monde nous en sommes.
MACHIAVEL.
Ici, les derniers sont donc les premiers, ô Montesquieu! L'homme d'État du moyen-âge, le politique des temps barbares, se trouve en savoir plus que le philosophe du dix-huitième siècle sur l'histoire des temps modernes. Les peuples sont en l'an de grâce 1864.
MONTESQUIEU.
Veuillez donc me faire savoir, Machiavel, je vous en prie instamment, ce qui s'est passé en Europe depuis l'année 1847.
MACHIAVEL.
Non pas, si vous le permettez, avant que je me sois donné le plaisir de porter la déroute au sein de vos théories.
MONTESQUIEU.
Comme il vous plaira; mais croyez bien que je ne conçois nulle inquiétude à cet égard. Il faut des siècles pour changer les principes et la forme des gouvernements sous lesquels les peuples ont pris l'habitude de vivre. Nul enseignement politique nouveau ne saurait résulter des quinze années qui viennent de s'écouler; et, dans tous les cas, s'il en était ainsi, ce ne seraient pas les doctrines de Machiavel qui jamais auraient triomphé.
MACHIAVEL.
Vous le pensez ainsi: écoutez-moi donc à votre tour.