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I

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Qu’on vienne ou non du Midi, des extrémités de la terre, la race c’est vous qui la faites, détenteurs de la même terre, mainteneurs de la même cause et parleurs de la même langue.

JE ne sais rien de plus vrai, de plus obsédant que cette pensée du Talmud: «l’erreur une fois dans l’esprit y reste», que je considère comme un aveu de la mauvaise foi ou de la nonchalance de notre esprit.

L’effort de conscience ou de volonté ne le rebute pas moins pour confondre sur la terre l’erreur, que pour découvrir dans l’au-delà la vérité.

Pourtant l’erreur, qui est du domaine de l’expérience, est plus accessible aux regards que la vérité qui est du domaine de l’inconnu.

Mais comme l’erreur est par essence une astucieuse créature — pour peu qu’on l’invite à lever son voile et nous montrer son visage, elle le prend de haut et nous déclare impropres à comprendre quelque chose à son genre particulier de beauté. Il n’est rien comme de les regarder ou de leur parler d’une certaine façon, pour méduser les sots et décourager les timides.

A réfléchir sur ces faits et sur nombre d’erreurs notoires, de dires et sottises qu’au cours de ma vie j’ai vu si fréquemment infirmés, ces mots du Talmud: «l’erreur une fois dans l’esprit y reste» devinrent mon viatique. J’y puisai le courage de mes opinions, la connaissance de mon adversaire, l’audace de lui tenir tête et de mettre en doute son autorité, enfin l’appoint d’une âme plus forte que celle que le sort m’avait parcimonieusement départie.

Dès lors, sans délai, je me taillai sur la route, un bon, solide bâton, d’un bois solide et noueux: l’expérience — et comme, et dès l’instant même où je le pris dans mes mains, je vis ces deux mots, ces seuls petits mots «Aie foi» luire un moment sur son manche, j’en fus saisi, transporté ; je l’étreignis sur mon cœur, je le serrai dans mes bras et le pressai sur mes lèvres; et l’âme dûment fortifiée et bien gréante au destin de m’avoir mis dans les mains ce bâton magique, je baptisai sur le champ ce rude et cher compagnon du prénom «Quand Même», et j’augurai de ce jour, comme il advint de la suite, qu’il ne me ferait nul défaut.

Une humeur non exempte d’un certain mépris de la mode et de l’uniforme, complétait aussi quelque peu mon léger bagage moral; car si j’étais aussi loin de vouloir me distinguer de mes semblables que trop vouloir leur ressembler, me déguiser d’un ajustement d’esthète, qu’épouser le dernier pli de la saison, j’avais réfléchi que c’est un dû de la bonne foi, si on le croit juste, de sortir du chemin tracé et quitter la route commune, pour suivre sa chance et sa peine dans les sentiers non battus; et qu’au pis aller, il valait mieux, à ses risques, jouer le rôle du pigeon voyageur, de l’étourneau inconscient de la feuillée, que de me joindre aux inséparables de la volière qui s’alignent nuit et jour, sans faste, sur le perchoir imposant de la communauté.

En ce temps là je vis une créature lumineuse et magnétique que je ne fus pas moins surpris de voir paraître à mes yeux, que peut-être elle-même de me regarder. Mais sans doute ma foi justifiait-elle sa présence, et n’avait-elle pas le choix de porter ailleurs ses regards. Et cette rencontre, je la trouvai si religieusement conforme à mes désirs, qu’au risque à ses rayons de brûler mes yeux, je m’appliquai de toute mon âme à la contempler.

Sa robe voilée d’un crêpe étoilé, sa parure éteinte, le lustre éteint de son nom, sa pâleur sacrée, son doigt sur ses lèvres, le pli amer de son âme et ses désirs silencieux — tout semblait vouloir taire en elle, l’aveu différé de son nom que je n’osais dire, et que je confie au silence auquel il m’est imposé.

Lors, levant sa main, sa blanche main déconnue, dans un geste pur comme un doux geste du ciel, elle me montra le chemin, la route que je devais suivre, la voie que, pour me quitter, sans hâte elle avait reprise — et — distrait de tout, et la suivant de la vue, du geste, du doigt, du souffle même arrêté... je n’eus depuis d’autre foi que ma foi pour elle, d’amour ni d’autre désir que sa propre image, de vérité que la sienne ni d’autre appel que sa main — et fût-elle un jour de mon propre rêve exilée, bannie, perdue de moi-même... son âme est si haute, si doux, si purs mes désirs, l’élan de mes vœux pour elle... sa cause à qui je les voue est si juste et belle, qu’elle ne peut pas porter le signe de la défaite.

Je prends à parti des magisters, des docteurs, des maîtres en l’art d’étudier, de colliger, d’enseigner, experts à traiter les mots, disciples authentiques d’autres magisters brevetés, de docteurs semblables, d’autorités antérieures qui me prouveront par A et plus B que leurs grades, leurs titres et leurs Gradus Parnassum, leur humano-science a la valeur d’un veto, et que l’erreur sous leur plume a le même air que le vrai.

Le bon sens me guide, l’hérédité les conduit; la raison m’inquiète, et leurs raisons leur suffisent. Je ne dis pas là de vains mots. Je bous d’un désir qui devrait être le leur mais dont ils éteignent le feu allègrement, preuve en mains.

En simulant la prudence, ils marchent doux et feutrés non dans la prudence mais le parti pris; et, pour un peu, je l’affirme, leur embarras, leur dépit se boucherait les oreilles, et, pour n’avoir point à l’entendre, ferait: chut! à la vérité.

Je trouble leurs goûts, leur inclination, leurs études, leur docte manie. Mais patience! patience! je sais mon rôle et le leur. Petit à petit je picote, je picoterai leurs leçons, les mots de leurs livres, le foin de leur renommée. O noble revanche, patience!

Déjà trois siècles passés, et dans leur propre domaine, ils rendent toujours du terrain, sort inéluctable! Leur veto s’altère, leur opinion s’amaigrit, leur esprit concède, leurs raisons transgressent, leur autorité se dément; un livre paru chasse l’autre; le temps en fait sa litière: du Vaugelas au La Harpe, et du La Harpe au Brunot, leurs méprises ne se comptent plus, le dernier est toujours le maître du vrai; et leur propre mule opiniâtre rue toujours où le bât la blesse, dessous cette charge latine sous laquelle elle a tant ployé et dont, à chaque relai, elle se déleste un peu plus.

Inutilement je me risque à lui faire mirer pour pitance la mesure d’un beau picotin que le clair soleil fit mûrir au son des harpes et des vielles. Elle en paraît déconfite et dépaysée. Ce beau grain la change un peu trop de son herbage anémié de la Campanie; et vainement je la flatte, et je tire à moi par la longe son cou, son naseau — son verbe têtu ânonne, résiste, pointe ses longues oreilles et s’arc-boute au sol insolite où l’erreur plus forte la retient toujours plus fort par la queue, dans les ruines et sur la poussière de vieux murs et de vieux chardons déterrés jadis par un parti d’émigrants des lettres, de marmiteux de cénacle, de meurt-de-faim de l’idée, accolés ensemble comme des zéros à la suite, et qui prirent au ciel pour s’en affubler le nom de Pléiade. C’est tout ce que d’ailleurs ils lui prirent, et, le meilleur, deux sonnets.

Deux tiers de ma vie, sur leur route abstruse et leur roussin d’Arcadie, j’allais à dos de culture, imperturbable et confiant dans ma piteuse monture — deux tiers c’est beaucoup — beaucoup pour l’esprit et beaucoup trop pour le cœur — de suivre une voie déserte, bordée d’oliviers stériles, de figuiers sans figues, de prés sans troupeaux, de temples sans dieux et de guerriers sans guerriers, au nom de certains principes donnés comme inamovibles, aussi sûrs, aussi concrets, semblait-il que les dix chiffres qui forment les nombres de un jusqu’à dix — que les lettres qui forment les mots: vingt-cinq selon les uns, vingt-six selon les autres, ce qui prouve déjà que les lettres n’ont pas la même rigueur que les chiffres.

... Deux tiers de ma vie, quand me séparant de maîtres si impérieux, marchands de décors usés et de travestis littéraires, je pris mon bâton Quand-Même et m’engageai plein de zèle et de foi dans la voie nouvelle que je m’étais imposé.

Je n’avais pas le premier, à vrai dire, l’honneur de cette équipée; je n’étais pas seul à l’avoir osée, si l’on peut se faire un mérite de cette quête du vrai qui est à la portée de tous et de toutes, dans tous les chemins de l’idée certes ensorcelante, mais coupée, hélas! en tous sens, par les multiples traverses de l’imposture et l’erreur.

D’autres imprudents du cœur et endiablés de l’esprit m’avaient ouvert cette voie où je m’engageais après eux, non en marge, comme un antiquaire, mais en sens contraire de la route impie, et sans compromis de système, ni moins passif et têtu, dans mon rôle obscur, que le baudet du Parnasse sous son cliquetis de sonnailles et son chapelet de pompons.

Où les retrouver ces vaillants? Avaient-ils failli dans leur tâche? La foi leur fit-elle défaut? Où chercher la cause, le signe de leur abandon? Etais-je si vaillant moi-même? A peine un pauvre écolier tentant l’ouvrage d’un preux, mais dévoré du désir de retrouver dans les songes et dans l’essor des idées, dans les bois du vide et cependant du réel, dans les châteaux de l’espace et toutefois du certain: l’Idole du vrai, la Sainte du juste, la Désirée de l’oubli, la Déconnue du mystère, la Méconnue de nos cœurs et l’Inconnue de nos âmes, l’Elue véritable, la Belle de tous nos soupirs, la Dame de tous nos regrets — pour les uns éteinte, et, pour les autres, vieillie, ou pour le moins disparue, mais qui, depuis trois cents ans n’était pour moi qu’endormie.

Paladin du rêve et serviteur de sa cause, je m’enrôlai sous sa foi, animé du désir sans frein de la servir sans réserve.

Alors j’allais, je marchais, le cœur, les pieds transportés, rayonnant d’amour, les yeux dans les tiens, ô divine image, n’ayant d’abord nul effort à suivre la route choisie par les conquérants de cette piste enchantée, les premiers du songe, portés depuis disparus sur le noble et pieux palmarès qu’ils m’avaient légué. Mais, avec leurs cendres, ils m’avaient transmis leur flambeau, et je leur jurai sur ma route qu’il ne s’éteindrait pas dans mes mains, et que j’étais prêt de moi-même à tout sacrifier pour leur cause, aujourd’hui la mienne.

Le sol avait conservé l’empreinte de leurs premiers pas, mais, de proche en proche, hélas! et plus avant dans le breuil, ceux-ci se faisaient plus rares, hésitants, et plus épais le fourré. Une hache montrait la rouille de son abandon. Des brisures de plantes et de rameaux défleuris, les tristes pages d’un livre au vent dispersées gisaient là comme des témoins de leur désarroi ou de leur désespoir sur le sol. La nature se vêtait du deuil de sa solitude, la forêt de son pénible isolement, sous l’or d’un soleil éteint, dans le morne flux et reflux de la terre des vivants et des morts.

Je repris au vent nombre de feuillets épars que je conservai sur moi-même. Mais, dès ce moment j’allais de l’avant moins vite, le front plus pesant, le regard plus blême et le cœur plus vide, aux prises avec certains doutes imbus des souffles perfides d’une atmosphère enchantée.

La haute futaie, les arbres ensemble, les grands, les petits, se recherchaient, murmuraient, hallucinaient mes paupières. Un esprit sensible leur communiquait mille plaintes que je surprenais sans les voir. Des herbes couraient, s’enroulaient comme des couleuvres à mes pieds. Des fleurs s’y fanaient soudain, et d’autres s’ouvraient tout-à-coup et se haussaient pour me voir. Je n’osais les prendre; j’en craignais l’atteinte. Des feuilles tombaient toujours plus nombreuses à ma vue. Des cris déchiraient les arbres et troublaient leurs cimes d’un funèbre adieu; ou, dans leurs rameaux, d’autres voix, des ailes échangeaient tout bas des mots d’une langue inconnue. Des nappes d’eau moite couvaient une invisible lumière; d’autres plus légères cherchaient, pour la fuir, l’herbe des sables secrets et des graviers frissonnants, et se complaignaient sous la terre où mon ombre errante, indécise, allongée comme elles sur le sol éteint et le jour plus blême, parfois se perdait parmi les jonchées tombantes, les bris des rameaux sans vie qui déferlaient, défaillaient, se soulevaient pour mourir. L’œuvre du noir bûcheron battait son plein la forêt.

Et moi, j’y voyais, je n’y voyais que l’image du désarroi de mon âme, du trouble de mes propres rêves, et non le seuil tourmenté, le palier certain de ce monde étrange et obscur ou peu à peu et inconsciemment j’arrivais; car, jusqu’à ce jour, je n’avais eu d’autres songes que ceux que donnent les fièvres, ni soupçonné la présence d’un monde peuplé des esprits que ceux des frontières permises des fables de l’antiquité ; et je tenais pour seules réelles et dignes de sorcellerie, les cartes, les plans et les localités littéraires dûment et judicieusement contrôlées, déterminant les rochers, les bois, les vallons que les blanches nymphes et leurs vils compères occupaient.

Toute autre forme de rêve devait être bannie de moi-même et qualifiée puérile.

Heureuse ignorance de la forêt primitive, de l’aire ancestrale et de ce monde imprévu dont je me louai par la suite d’avoir ignoré l’âpre sortilège, car il est hors de doute, si je l’avais connu tel qu’il est, qu’aux premiers semblants de vraie ou fausse magie, d’un chêne parlant, d’un hêtre tournant sur lui-même, j’eusse été pris de panique à rendre des points à un lièvre et tout lâcher là, mes vœux, ma foi, mon idole et même Quand-Même, mon ami Quand-Même.

Armé par mégarde de cette force ignorée qui, d’un faible obscur, peut faire un fort ingénu, j’eus la joie de vivre les jours les plus neufs, les heures les plus singulières, les joies les moins superflues qu’un humble écolier puisse vivre, quand je pénétrai dans les futaies sans soleil, les eaux souterraines et les secrets des étangs.

Plus tard, par la suite, j’ai bien connu la surprise de ne pouvoir préciser le temps ni le lieu certain de cette invraisemblable aventure, mais pour vivre et pour en jouir, comme j’en vécus certain jour et n’en vivrai jamais plus, il m’a bien fallu visiter des contrées voisines du ciel comme je n’en verrai aussi jamais plus.

Mais en ce temps-là, je l’affirme, je n’eusse jamais pu concevoir la moindre fantasmagorie, la moindre fable éventuelle, la moindre magie de sorciers, le moindre trophée littéraire de sonnets sortables, sans y faire danser un couple de chèvres ou deux debout sous le clair de lune. J’ignorais tout, je le dis encore, du monde que j’ai depuis visité ; aucun comptoir de voyage ne me l’avait fait soupçonner. Bien plus, nos thuriféraires de l’antique n’aimaient point à nous en instruire dans leurs livres impurs et leurs impures leçons, pour demeurer les augures d’un univers disparu où ils étaient sûrs que les simples et bonnes mamans, avant leurs propres leçons, ne pourraient pas nous conduire.

A leur école insensée, j’avais appris à redire ces grandes leçons de blasphème et de félonie subversive que, sous le nom de raison, de lait nourricier, de mamelle antique et autres niaiseries littéraires, ils décrétaient belles-lettres.

Héritiers aveugles d’un noble et juste héritage et ses dépositaires naturels, ils m’en avaient dépourvu, trahi le vivant dépôt, et laissé, à son endroit même, dans une frauduleuse ignorance, alors qu’ils eussent dû l’animer du verbe de leur propre cœur, et nous apprendre avec joie à tourner sa terre et féconder ses sillons.

Que savais-je au vrai de ses preux et des Chansons de leurs gestes? de sa haute histoire, de son «Roman» que toute l’Europe avait su et tous les cœurs murmuré ? de sa langue enfin, de sa langue aïeule de la nôtre, désirée de Dante lui-même et vouée par eux à tous les rebuts? Que savais-je? oui, qu’en savais-je?.. des mots, des noms et des titres! autrement dit: rien ou presque.

Et cependant j’occupais, j’habitais tout l’ancien domaine dont j’avais là, bien vivant, tout le décor sous les yeux: les mêmes creux des rivières, les mêmes plis des vallons, les mêmes terres de labour, les mêmes villes augmentées et les hameaux inchangés, tous les mêmes noms sur les lèvres, j’allais dire tous les mêmes mots, le même Témoin dans le ciel, et, moins haut, les mêmes clochers, et leurs voix qui sonnaient de même leurs songes, nos destins pareils. Aude et Guibourg vivaient là, et vous nommez Cornélie!

Vous m’aviez déraciné de moi-même, vous et votre culture, et dirai-je aussi votre culte avec son jargon barbare inutile à Dieu eût dit le vrai Christ, l’idiome romano-chrétien qui peu à peu fit la brèche profitable à l’autre, l’idiome païen.

Ah! ce n’est pas toi, jeune fille, la preuse entre toutes, au verbe incroyable, à faire pâlir des experts versés dans toutes les lettres et donner raison au génie, avec Jésus pour parrain; non, ce n’est pas toi qui, née d’Arc, en Lorraine, en ce Domrémy près de Vaucouleurs dont tous les mots chantent, et pas en latin, sur les lèvres, eût laissé tomber de tes mains un si noble et tendre héritage, à toi-même, à nous tous confié, et dont nous ont départi des poètes de rien et des pontifes de tout d’un siècle plagiaire, docteurs en ces mots que, toi, tu servais si bien comme ta bannière, que tous desservaient si mal comme leurs écrits qu’ils ne vouaient pas à ta gloire mais à son exil, pour plaire à Minerve, et plus tard au rire de Voltaire, en vendant à d’autres, au Midi, cette terre qu’au Nord ta bannière avait libérée. Tu leur eusses dit sans discours, en ce beau langage qu’ils ont depuis dévasté, et en ce bon sens bien mieux que le mien, qui met toujours la raison de ton fier côté : «Que nous apportez-vous de si loin? votre bien ne vous suffit pas? N’en trouvez-vous pas assez en vous-mêmes? Pour Dieu! je vous en dépendrais, s’il fallait, et du ciel lui-même!»

O Sainte, ces vérités de tes lèvres les auraient-ils entendues?

A peine assis dans leur chaire, ils ont affublé, gourré du nom fallacieux de Gallo-Romain, dans leur didactique, le vieux nom simplement porté par notre peuple, barbare s’ils le veulent, mais lourd depuis de revanches, et qu’un seul génie tigrement féroce de ces temps paniques, n’avait pu réduire qu’en huit années homicides de profanations de cités et de trahisons politiques.

Car la trahison va de pair toujours avec la politique romaine. Elle émerge à tous moments de ses fastes qu’elle agrémente, ou mieux camoufle à sa guise. C’est l’envers de son effigie et le plus clair de son glaive dont elle use moins que du bouclier et que du glaive d’autrui. On la reconnaît sous ce trait, c’est un peu son signalement — comme la valeur de cet autre a pour revers un laboratoire de chimie — ce troisième qui s’en défend mollement sa cavalerie de Saint-Georges — ce quatrième, son Don Quichotte en personne — et nous-mêmes qui en tirons vanité, la folie sénile de l’esprit latin.

On sait qu’aux jours d’Alésia cet esprit morbide, hélas! recrutait déjà ses créatures politiques qui causèrent la perte des vieux Gaulois transalpins, comme il va de soi, avant eux, la défaite des vieux Gaulois cisalpins, ces deux moitiés de la Gaule, ces deux foyers de nous-mêmes, des anciens du sol que nos conspirateurs littéraires traiteraient volontiers de fâcheux du globe et importuns de l’histoire s’ils n’avaient trouvé ce fallacieux sobriquet de Gallo-Romain pour nous frustrer de nous mêmes au profit d’une âme latine, de cette patrie cérébrale qui leur est plus chère que la leur.

O fraudeurs injustes et partisans discourtois qui nous faites faire à rebours tous les chemins d’Italie — demandez plutôt aux laboureurs de Mantoue des jours de Virgile, colombe semblable à notre âme — aux pâtres des bords de l’Arno des jours du vieux Dante, colombe semblable à notre âme, aux artisans cisalpins des jours de Pétrarque, colombe semblable à notre âme — qui, de père en fils, avant Rome, et toujours après portaient déjà rudement le vieux nom sainement barbare de vieux Gaulois cisalpins — demandez-leur si jamais de l’Alpe au vieux Pô, et plus loin jusqu’aux adieux vers la mer de l’Arno lui-même, un nom de par trop celtique et trop cousin de la Marne même pour être latin — demandez leur si jamais ce fallacieux sobriquet de Gallo-Romain, qui n’a d’autre sort que chez vous, erra jamais sur leurs lèvres, leurs lèvres nullement latines, si jamais vos latins de Rome les en affublèrent galamment.

Plus roi que le roi, et plus César que César, que ne l’avez-vous statufié ce Caïus, ce Julius, cet Augustus, ce César, ce bon serviteur de vos rêves, son livre à la main, et dans l’autre un glaive, une victoire à son front, et un cadavre à ses pieds: la Gaule en personne, aux deux mains coupées, image d’Uxellodunum? Vous lui devez bien cet hommage de reconnaissance nationale à cet humaniste!

... Comment! vous ne l’osez pas! Votre orgueil latin se dérobe. Vous reniez votre père, le vôtre! après avoir renié votre mère, la nôtre! Disons mieux: vous ne l’osez plus. Hier la statuferie n’était pas encore dans nos mœurs. La mode a marché depuis — mais les peuples ont marché de même: les peuples avec leur histoire, la vraie, et non la culture. Un reste de pudeur vous gêne. Non vous n’osez pas statufier; la forme en est trop marquante, le geste en est trop sensible. Vous aimez mieux recourir aux formes de sorcellerie: envoûter notre âme gauloise — soyons vrai: celtique — au profit de l’âme latine, en véritables sorciers où vous n’avez pas vos pareils, où je ne serais qu’un novice si dans vos méthodes jamais, j’errais par inadvertance.

Ai-je pu vraiment me complaire à vos leçons infertiles et vivre des jours si peu clairs, je devrais dire si peu fiers. J’en maudis l’épreuve, et j’en rougis pour vous-mêmes, comme autrefois, à ma honte, j’eusse rougi de moi-même, si mon esprit de novice, alors réglé sur le vôtre, avait paru se complaire au jeu de l’âme et du sang, à l’ascendant naturel de ce doux culte fertile — lorsqu’à votre exemple, j’en logeais le trésor vivant, les rudiments humiliés, dans les combles obscurs et les rayons oubliés de la grammaire historique et des littératures comparées, à l’envers de la raison même dont le bon sens naturel aurait dû tout bas me souffler, et vous l’infuser à vous-mêmes, d’y reléguer l’œuvre éteinte de la lampe éteinte, d’un Forum encore plus éteint.

Oh! voir et ne voir, dans cette nuit d’injustice, que les nôtres, et toujours les nôtres; nos paladins, nos héros et les trouveurs de nos dires, les douze du grand Charlemagne, les douze de la Table Ronde, les hôtes du pur Saint-Graal que Wagner contemple, et leurs fées jalouses et leur cortège éclatant, les anges vêtus de l’armure, les belles des chansons de toile, les preux porteurs de l’épée, compagnons, serviteurs fidèles de la terre toujours plus aimée et qu’ils avaient tous bien servis, recevant le prix de leur douce et rude besogne en fleurs de sommeil et d’oubli dont toutes vos mains blémissantes secouent les pavots impurs sur leurs pâles fronts crucifiés, ô docteurs stériles!

Vous cherchez Homère; et moi, des mots de révolte et de justice indignée, et peut-être aussi de mépris pour vous, pour vous tous.

Sur des chants nouveaux les nôtres avaient retrouvé — trouveur c’est leur nom, ce nom devrait vous suffire — la voix, les pas du vieux barde, et sans les chercher, ce qui valait mieux que vos stériles leçons.

A défaut d’un livre, ils nous en offraient cent tramés dans les plus beaux songes.

Dante, le Tasse, Shakespeare n’en ont-ils pas fait leur profit? Vous étiez chez vous à pied-d’œuvre que n’en avez-vous pas fait, vous, le vôtre? Ils vous en offraient la matière. Wagner a bien su la trouver, pour vous confondre encore plus, dans cet univers qui vibre tous les jours plus de leur souffle, et tous les jours moins du vôtre.

Et si scrutant, reniflant et mesurant ses contours, vous trouvez ceci ou cela, le buste trop long, le bras un peu court, des points de rousseurs à notre Chanson immortelle, je la remercie, pour ma part, de n’être ni grecque ni vous-même, et je remercie Jupiter — disons Zeus, pour le rajeunir — d’inspirer Homère et sa lyre, et d’être absent de la nôtre, disons de nos vielles, au risque de vous offenser.


A genoux devant la Gaule

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