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II

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Table des matières

Le 30 juin, aux derniers rayons du soleil couchant, nous aperçûmes enfin la colonne de Pompée, le phare, la tour des Arabes et les grêles minarets d'Alexandrie.

Bonaparte, craignant que la flotte anglaise, qui cherchait la nôtre et qui avait croisé l'avant-veille sur la côte, ne vînt le surprendre, donna sur-le-champ le signal du débarquement. Malgré une mer furieuse et l'obscurité de la nuit, trois mille hommes d'infanterie gagnèrent la terre, et, sous la conduite des généraux Bonaparte, Kléber, Bon et Menou, s'élancèrent à l'assaut. Après une résistance de six heures, la ville se rendit. Notre armée n'avait perdu que quarante hommes. L'artillerie et la cavalerie à pied ne débarquèrent que le lendemain avec les trois cents chevaux embarqués à Toulon et destinés à former un escadron prêt à tout événement.

Je fus entièrement déçu en voyant ce qu'était devenue Alexandrie, le siége de l'empire des Ptolémées, le centre du commerce de l'Orient et le rendez-vous des poëtes et des savants de l'antiquité. Où sont ses douze mille tours et son mur d'enceinte, ses quatre mille palais, ses quatre mille bains, ses cinq cents théâtres et ses douze mille boutiques? Ils jonchent le sol de leurs débris. La cité antique est un amas de ruines sur lesquelles sont groupées des maisons basses, construites avec de l'argile et de la paille, habitées par une misérable population de fellahs et de juifs. La ville arabe, occupée par les Turcs, les Égyptiens opulents et les commerçants francs, est bâtie sur l'Heptastadion (c'est-à-dire les sept stades, en raison de sa longueur). Cette jetée, construite par Ptolémée Soter pour séparer les deux ports et rattacher le phare à la terre ferme, s'est élargie peu à peu par suite des attérissements, et a aujourd'hui un quart de lieue de large.

Le général en chef s'occupa sur-le-champ de faire réparer le mur d'enceinte des Arabes et ordonna la construction de quelques forts, pour protéger la garnison qui devait rester dans la ville sous le commandement de Kléber; ce général avait été blessé à la tête en montant à l'assaut.

Aller prendre de ses nouvelles était une bonne occasion de renouveler connaissance avec lui. Je le trouvai, la tête enveloppée de linges, et, comme je me réjouissais d'apprendre que sa blessure n'était pas grave:

—Parbleu! c'est Haudouin, s'écria-t-il; touche-là, mon brave! te voilà officier supérieur, très-bien! je ne te félicite pas, moi, d'être venu dans ce pays maudit! c'est un trou à vermine. Si le reste de l'Égypte ressemble à l'échantillon que nous voyons aujourd'hui, il y aura de quoi crever d'ennui et de faim. On était mieux à Mayence!

Je trouvai que Kléber était injuste; à peine arrivé, il blâmait déjà l'expédition. Il faut dire que c'était un peu l'habitude des généraux de l'armée du Rhin de critiquer et de dénigrer ceux de l'armée d'Italie. Kléber surtout, fantasque et frondeur, semblait ne vouloir ni commander, ni obéir. Il obéissait pourtant à Bonaparte, mais en murmurant. Jusque-là, il n'y avait pourtant rien à dire contre les mesures prises par le général en chef, elles étaient sages et habiles.

Il avait mandé près de lui le gouverneur de la ville, les chefs arabes qui n'avaient pas pris la fuite, les imans, les mollahs, le cady, et il les avait confirmés dans leurs emplois et dignités en leur demandant de prêter serment de fidélité à la république française; puis, il fit publier en langue arabe et distribuer aux habitants une proclamation empreinte de la couleur orientale imprimée en pleine mer à bord de l'Orient et dans laquelle il disait n'être venu que pour délivrer l'Égypte de la tyrannie des mameluks. Il leur prouvait que les Français étaient aussi de vrais musulmans; n'avaient-ils pas détruit le pape et les chevaliers de Malte, qui voulaient l'anéantissement des mahométans? Il se disait l'ami du Grand-Turc et l'ennemi de ses ennemis. Il terminait en promettant bonheur, fortune et prospérité à ceux qui seraient avec lui, et menaçait de mort ceux qui s'armeraient pour les mameluks.

Cette proclamation rassura tous les esprits; on admira la clémence du vainqueur, les fugitifs rentrèrent en ville et nous apportèrent des provisions. Quinze des chefs arabes qui, à la tête de leur cavalerie irrégulière avaient combattu contre nous sous les murs d'Alexandrie, s'engagèrent à nous prêter main-forte contre les mameluks.

Je dois dire tout de suite quelle était la situation de l'Égypte quand nous y arrivâmes et par quelles races elle était habitée. Cette exposition est absolument nécessaire à l'intelligence des aventures dont j'entreprends le récit.

Les Cophtes, d'abord au nombre de cent cinquante mille, passent pour les plus anciens habitants du pays. Ils descendent des familles chrétiennes épargnées par les kalifes, et vivent pour la plupart dans les cloîtres. Ceux qui habitent les villes représentent fort mal l'élément chrétien. Ils exercent les plus vils métiers, hommes d'affaires et percepteurs des finances pour le compte des mameluks, pourvoyeurs d'eunuques, etc.

Les Arabes, que l'on doit séparer en trois classes, forment la masse réelle de la population. Ils descendent des compagnons du prophète qui conquirent l'Égypte sur les Cophtes; les scheicks, dont la généalogie remonte, selon eux, jusqu'à Mahomet, sont les grands propriétaires et les savants; ils réunissent à la noblesse les fonctions du culte et de la magistrature. Dans les Divans, ils représentent le pays; dans les mosquées, ils enseignent la religion, la morale du Koran, un peu de philosophie et de jurisprudence.

Au-dessous des scheiks sont les marchands arabes et les petits propriétaires du sol. Vient ensuite la classe des Arabes fellahs, qui comprend les paysans cultivateurs, les prolétaires, ouvriers, ilotes et mendiants. Puis les Arabes nomades ou Bédouins, fils du désert, au nombre de cent cinquante mille, et vivant de rapine et de pillage.

Les Turcs, au nombre de deux cent mille, sont les derniers conquérants de l'Égypte sur les Arabes; mais leur puissance et leur autorité n'ont plus qu'une existence nominale. Leurs esclaves et mercenaires de race circassienne appelés mameluks, que depuis près de huit siècles, ils tirent du Caucase, et dont ils avaient formé une milice pour les aider à maintenir l'Égypte sous leur domination, ont, avec le temps, pris la suprématie. Ils se sont rendus indépendants de Constantinople et maîtres du pays. Ils sont au moins soixante-dix mille, sans compter un corps de douze mille cavaliers secondés par vingt-quatre mille servants d'armes, car chaque mameluk est escorté de deux fellahs à pied.

Vingt-trois beys, égaux entre eux, ayant chacun de quatre à huit cents mameluks, règnent par la terreur sur les Cophtes, Arabes, fellahs, Turcs, janissaires, spahis, juifs et Levantins. Sous ce dernier nom, on désigne les Arabes chrétiens, les Syriens, Arméniens, Grecs et commerçants européens établis à Alexandrie.

À notre arrivée en Égypte, deux beys se partageaient l'autorité. Ibrahim, riche, astucieux, puissant, s'était adjugé les attributions civiles; Mourad, intrépide, vaillant, plein d'ardeur, les attributions militaires.

Une féodalité comme celle du moyen âge, une milice conquérante en révolte contre son souverain, et une population abrutie, aux gages du plus fort, telle était la situation.

Si nous étonnions les musulmans, ils ne nous surprenaient pas moins. Tout est opposition entre leur manière de voir et la nôtre, tout est contraste entre eux et nous. Nous portons des habits courts et serrés; ils ont de longs et amples vêtements. Nous laissons pousser nos cheveux et nous nous rasons la barbe; ils laissent croître leur barbe et se rasent le crâne. Se découvrir la tête est chez nous une marque de respect; chez eux, il n'y a que les fous qui aillent tête nue. Nous saluons en nous inclinant; ils saluent sans courber l'échine. Ils mangent à terre; nous nous asseyons sur des chaises. Nous écrivons de gauche à droite; ils écrivent de droite à gauche. Ils s'abordent d'un air grave et profond, au lieu du sourire que nous affectons souvent. Notre gaieté leur paraît de la folie. S'ils parlent, c'est posément, sans gestes, sans marquer aucun sentiment, longuement et sans jamais s'interrompre. Quand l'un a fini, l'autre reprend sur le même ton monotone; aussi leurs conversations ne sont ni animées, ni bruyantes; ils passent volontiers des journées entières sans dire un mot, rêvant ou fumant, les jambes croisées, immobiles sur le seuil de leurs maisons ou de leurs boutiques ouvertes en plein vent.

Cette nonchalance ne tient nullement à l'influence du climat, car les Grecs et Levantins sont aussi remuants et aussi gais que les Turcs sont paresseux et graves. Cela tient à la notion du fatalisme, qui arme le musulman de résignation devant toutes les éventualités de la vie.

De là une imprévoyance, une incurie absolues. Chez le chrétien, au contraire, le cœur est ouvert à toutes les aspirations. Dieu n'est pas inexorable; l'homme pouvant le fléchir, doit réagir sur les conditions de sa propre existence.

Bonaparte voulant s'emparer du Caire, capitale de toute l'Égypte, et y arriver avant l'inondation du Nil, prit ses dispositions pour se mettre en marche. Après quatre jours de repos à Alexandrie, la première colonne, composée de l'avant-garde et du corps de bataille, partit par la route de Damanhour et le désert. La seconde colonne, dans laquelle était comprise la cavalerie, qui, en quatre jours, n'avait naturellement pas eu le temps de se remonter, et le corps des savants avec leur matériel, fut embarquée sur une flottille.

Dubertet voulut que je fisse le voyage avec lui, en compagnie de sa femme et de ses imprimeurs. Je montai donc avec Guidamour et une douzaine de dragons sur la même djerme, c'est ainsi que l'on nomme ces gros bâtiments du Nil. La famille de Cérignan, que je n'avais pas revue, restait à Alexandrie.

Pendant les sept jours que je passai en compagnie de Dubertet et de sa moitié, j'eus tout le temps de voir que celle-ci était une franche coquette qui avait pris un ascendant fâcheux sur mon pauvre ami. Il ne voyait que par elle et ne faisait rien sans la consulter. Déplaire à mademoiselle Sylvie, c'était déplaire à Dubertet. Je vis le moment où les scrupules qui m'empêchaient de répondre aux œillades de sa belle allaient me brouiller avec lui. Lui apprendre qu'il était dupe eût été fort inutile. Elle n'eût pas manqué de lui dire que je la calomniais par dépit d'avoir été éconduit. Je résolus de les quitter à la première occasion, et de ruser jusque-là avec la demoiselle.

—Fait-elle assez ses embarras, cette princesse de théâtre! me dit un matin Guidamour, qui avait son franc-parler avec moi.

—Sois plus respectueux pour la femme de mon ami Dubertet.

—C'est peut-être sa femme, je ne dis pas; mais son père tire le cordon.

—C'est un portier?

—Concierge, mon colonel; c'est écrit sur la porte de sa niche.

—Tu connais donc les parents de madame Sylvie?

—Si je les connais? ce sont mes cousins. Ils s'appellent Guidamour comme moi. Nous sommes tous du Cantal. Quand j'étais petit, j'ai souvent joué avec la cousine Sylvie; mais son père a quitté le pays et le rétamage pour aller à Paris. C'est là que je l'ai retrouvé concierge avec une fille qui pinçait de la harpe dans la loge. Ah! il était fier, oui!

—T'es-tu fait reconnaître de ta cousine?

—Elle n'a pas l'air de se souvenir de moi, et puis je n'ose pas! J'ai peur de fâcher le citoyen Dubertet, mon supérieur.

—Pourquoi se fâcherait-il?

—Dame! il est de famille bourgeoise, et nous sommes tous des paysans; la loi dit: Tous les hommes sont égaux, c'est vrai hors du service; mais le principe n'est pas encore passé dans l'esprit de tout le monde, et le gros-major Dubertet ne serait peut-être pas content d'avoir un cousin simple dragon et brosseur de son colonel.

Guidamour avait raison. La bourgeoisie aura toujours ses préjugés comme la noblesse. Je ne devais pas me vanter de connaître mieux que Dubertet la généalogie de sa compagne. Je gardai le secret pour moi, et j'aspirais à fausser compagnie à l'heureux couple dès que nous serions à Rahmanyeh, où nous devions retrouver le général en chef et l'armée. Ni Bonaparte, ni l'armée ne parurent. Le vent qui soufflait du nord nous avait fait marcher plus vite que les colonnes françaises, et nous poussait toujours en avant. Dans la nuit du 13 au 14, un coup de canon, parti en amont du Nil, nous réveilla en sursaut, puis un second et un troisième. Un boulet raffla notre pont. Sept chaloupes canonnières de la flotte turque nous barraient le passage à la hauteur du village de Chebrêrys, tandis que deux corps d'armée les escortant parallèlement sur les deux rives, commençaient un feu bien nourri de mousqueterie. Le combat s'engage, on se canonne; mais la lutte était inégale. Nos légers bâtiments n'étaient pas à l'épreuve des boulets et les imprimeurs de Dubertet n'étaient ni marins, ni soldats. Mes cavaliers eux-mêmes ne valaient pas grand'chose, enfermés entre ces planches flottantes.

Pourtant personne ne se laissa intimider. Le corps des savants prit part à l'action. Parmi eux, je citerai les citoyens Monge et Berthollet, qui montrèrent l'énergie et la présence d'esprit de vieux soldats aguerris au feu.

C'est en cette occasion que je fis connaissance avec le jeune Morin, attaché à l'expédition en qualité de dessinateur. Il se battit comme un lion, et eut un bras cassé par une balle. Heureusement, dit-il, c'est le gauche. Ça ne m'empêchera pas de copier tous les hiéroglyphes de l'Égypte.

Les Turcs envahirent trois de nos chaloupes et massacrèrent les équipages. Le commandant Perrée me permet l'abordage. Je lance mes dragons sur le pont d'une djerme qui est bientôt déblayé. Une autre est prise par le 22e de chasseurs. En ce moment, l'infanterie turque et des nuées de cavaliers arabes débouchent en désordre du village de Chebrêrys. L'armée française les pousse, la baïonnette dans les reins.

La flotte musulmane vire de bord pour aller embarquer les fuyards. Il y a des chevaux là-bas, criai-je à mes dragons. Allons les prendre. Nous abordons; les chasseurs nous suivent, et, à coups de mousqueton, c'est à qui démontera un cavalier. Le lendemain, après avoir passé la nuit sur le champ de bataille, l'armée se remit en marche.

Comme j'avais assez de la navigation, et que je ne tenais pas à plaire davantage à mademoiselle Sylvie, je me joignis à l'infanterie et à l'artillerie attelée, avec 200 de mes dragons maintenant à cheval; les autres suivaient, dans les djermes prises la veille à l'ennemi.

On marcha sans relâche pendant huit jours en suivant la rive gauche du Nil. Huit jours de privations et de souffrances, car la provision de riz et de biscuit que chaque homme avait reçue en partant d'Alexandrie était épuisée.

Le blé ne manquait pourtant pas, on campait au milieu des meules, mais on n'avait ni moulin pour broyer le grain, ni four pour le faire cuire. Nos chevaux seuls en profitaient. Des lentilles, des dattes, des pastèques, tel était le fond de la nourriture de l'armée, nourriture qui empêche de mourir de faim, mais qui ne satisfait pas les estomacs français, habitués au pain. Quant au vin, c'était chose inconnue. J'avais appris de longue date à supporter la faim, je restai parfois vingt-quatre heures sans manger et sans me plaindre: hélas! j'étais du petit nombre de ceux que le pays des Pharaons intéressait, et qui avaient gardé leur belle humeur.

Cette expédition lointaine faisait à nos soldats l'effet d'une déportation. L'armée était plutôt mécontente que démoralisée. Après s'être couverte de gloire en Italie, elle trouvait inutile d'en venir chercher encore et si loin, sous un ciel de feu. Le général en chef l'avait gâtée par ses louanges; elle l'en remerciait en murmurant contre lui. Les généraux et les officiers criaient le plus haut et le plus fort. Tous regrettaient l'Europe aux campagnes verdoyantes, tous maudissaient l'Afrique aux sables brûlants.

J'en ai entendu qui accusaient les savants attachés à l'expédition d'être cause de tout le mal. On ne vient ici, disaient-ils, que pour servir d'escorte à des gens curieux d'inscriptions incompréhensibles. Le Caire n'existe pas, c'est une bourgade comme Damanhour ou un puits d'eau saumâtre comme Bedah. J'ai vu des soldats quitter leurs rangs, tomber sur le sable et se laisser égorger par les Bédouins qui harcelaient l'armée et venaient nous tirer à vingt-cinq pas. J'en ai vu se brûler la cervelle. Ce n'était plus les tourments de la soif, nous longions le Nil et chaque soir on pouvait s'y baigner au risque des crocodiles. C'était la démence occasionnée par les insolations; les chapeaux de feutre et les casques de cuivre ne préservent pas la tête contre un soleil aussi ardent. J'ai compris alors l'usage du turban chez les Orientaux.

Le 21 juillet (3 thermidor) nous quittâmes au milieu de la nuit Omm-Dynar où nous avions fait halte la veille. Au point du jour, nous vîmes à notre gauche, au delà du Nil, les hauts minarets du Caire, dans les feux du soleil levant, et à notre droite, au loin dans le désert, les pyramides de Gizèh, gigantesques monuments qui remontent aux premiers temps d'une grande civilisation dont nous ne pouvons avoir qu'une faible idée aujourd'hui. À mesure que nous avançons, elles grandissent et semblent de véritables montagnes. À leurs pieds, dans la plaine, sur les deux rives du fleuve, fourmille une multitude qui garde le village d'Embabéh. Une ligne de dix mille cavaliers mameluks couverts de fer et d'acier comme des chevaliers du moyen âge, sont rangés en bataille sur une seule ligne qui n'en finit pas. Derrière eux leurs vingt mille servants, puis des bataillons d'infanterie massés dans une redoute gardée par 40 pièces de canon; des hordes de Bédouins, au nombre de vingt ou trente mille, galopent dans la plaine; des milliers de tentes s'étendent sur la rive du Nil. Sous un grand sycomore, est dressée celle de Mourad-Bey. Le voilà entouré de ses kiachefs, tous resplendissants d'or et de pierreries. Là-bas, de l'autre côté du Nil couvert des djermes mamelukes, Ibrahim-Bey campe avec un millier d'hommes, ses femmes, ses richesses, ses serviteurs et ses esclaves. C'est presque une autre armée.

Bonaparte commande de faire halte. Il voudrait donner le temps à ses colonnes de se reposer; mais l'ennemi s'ébranle. Un détachement de mameluks arrive sur nous, ventre à terre. J'étais à l'avant-garde et, depuis que je voyais ces guerriers bardés de fer, je mourais d'envie de savoir ce qu'ils savaient faire dans le combat. J'allais courir à leur rencontre quand je reçois l'ordre de me replier avec mes dragons, et de me tenir derrière l'artillerie; j'enrage, mais j'obéis. Une volée à mitraille força ce détachement à rétrograder. Ils se replient en bon ordre sur leur ligne de bataille. Bonaparte à cheval parcourt les rangs, et, le visage rayonnant d'enthousiasme, s'écrie en montrant les pyramides: «Soldats! songez que du haut de ces monuments quarante siècles vous contemplent!» Puis il forme, avec ses cinq divisions, cinq carrés de six rangs de profondeur. Derrière, les grenadiers en peloton; l'artillerie aux angles, la cavalerie, les bagages et les généraux au centre. Ces carrés sont mouvants, deux côtés marchent sur le flanc, pour être prêts à faire front sur toutes les faces quand le carré sera chargé. C'est ainsi que l'armée entière, semblable à cinq citadelles hérissées de baïonnettes, ayant la faculté de se mouvoir dans tous les sens, s'avance à l'ennemi.

Le général en chef, après s'être assuré, au moyen d'une lunette, que l'artillerie musulmane qui défend le passage du Nil, est montée sur des affûts de siége et ne peut par conséquent se déplacer, ordonne un mouvement sur la droite, hors de la portée du canon, et marche sur Mourad et ses mameluks. Personne ne se plaignait plus, au contraire. Comme je flanquais avec mes hommes un des côtés du carré, j'entendis un de mes dragons demander à Guidamour:

—Dis-donc, camarade, est-ce que ça a des yeux, un siècle?

—Citoyen Léonidas, répondit Guidamour, un siècle ne peut avoir des yeux, puisque c'est une chose inanimée, un laps de cent ans. En disant que quarante fois cent ans, ce qui fait, sauf erreur, quatre mille ans, nous contemplent, ça veut dire que nous devons nous montrer dignes des héros de l'antiquité, et délivrer leur pays du joug des oppresseurs, enfin c'est une métaphore.

—Une métaphore? Je ne connais pas ça.

Une masse énorme de mameluks accourait sur nous. La division fit halte et forma le carré.

—Assez causé pour le moment, il s'agit de recevoir ce tas de faignants, dit mon érudit brosseur en montrant à son camarade, d'un air de mépris, la plus belle cavalerie du monde. Ils se précipitaient sur nous avec l'impétuosité de l'ouragan. C'était une charge de huit mille mameluks à soutenir. Notre division, engagée dans les palmiers, fut un instant ébranlée par ce choc violent. Mais le carré se forme et ne présente plus qu'une muraille de baïonnettes.

Les mameluks galopent et tourbillonnent autour de cette citadelle vivante qui vomit la mort. Ils reviennent à la charge, se jettent sur les baïonnettes, veulent les trancher à coups de sabre, déchargent leurs pistolets à bout portant, hurlent de colère, nous lancent leurs armes à la tête; quelques-uns des plus intrépides retournent leurs chevaux et les renversent sur nos grenadiers, qui cèdent sous le poids des cadavres. Une quarantaine d'entre eux s'ouvre ainsi un passage. N'en déplaise à Guidamour, ce n'était certes pas là des faignants, c'étaient de braves et rudes adversaires. L'occasion de me mesurer avec eux était enfin venue. Je m'élançai à leur rencontre avec mes hommes.

Mademoiselle de Cérignan

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