Читать книгу L'ingénieux chevalier Don Quichotte de la Manche - Miguel de Cervantes Saavedra - Страница 15
ОглавлениеParis, S. Raçon, et Cie, imp.
Furne, Jouvet et Cie, édit.
Il aperçut deux moines qui portaient des parasols et des lunettes de voyage (p. 34).
Votre Grâce sera bien obéie en cela, répondit Sancho, d'autant plus que je suis pacifique de ma nature et très-ennemi des querelles. Seulement, pour ce qui est de défendre ma personne, lorsqu'on viendra l'attaquer, permettez que je laisse de côté vos recommandations chevaleresques, car les commandements de Dieu et de l'Église n'ont rien, je pense, de contraire à cela.
D'accord, reprit don Quichotte; mais si nous avions à combattre des chevaliers, songe à tenir en bride ta bravoure naturelle.
Oh! je n'y manquerai point, dit Sancho, et je vous promets d'observer ce commandement aussi exactement que celui de chômer le dimanche.
Pendant cet entretien, deux moines de l'ordre de Saint-Benoît, montés sur des dromadaires (du moins leurs mules en avaient la taille) parurent sur la route. Ils portaient des parasols et des lunettes de voyage. A peu de distance, derrière eux, venait un carrosse escorté par quatre ou cinq cavaliers et suivi de deux valets à pied. Dans ce carrosse, on l'a su depuis, voyageait une dame biscaïenne qui allait retrouver son mari à Séville, d'où il devait passer dans les Indes avec un emploi considérable.
A peine don Quichotte a-t-il aperçu les moines, qui n'étaient pas de cette compagnie, bien qu'ils suivissent le même chemin: Ou je me trompe fort, dit-il à son écuyer, ou nous tenons la plus fameuse aventure qui se soit jamais rencontrée. Ces noirs fantômes que j'aperçois là-bas doivent être et sont sans nul doute des enchanteurs qui ont enlevé quelque princesse et l'emmènent par force dans cet équipage; il faut, à tout prix, que j'empêche cette violence.
Ceci m'a bien la mine d'être encore pis que les moulins à vent, dit Sancho en branlant la tête. Seigneur, que Votre Grâce y fasse attention, ces fantômes sont des moines de l'ordre de Saint-Benoît, et certainement le carrosse appartient à ces gens qui voyagent: prenez garde à ce que vous allez faire, et que le diable ne vous tente pas.
Je t'ai déjà dit, Sancho, reprit don Quichotte, que tu n'entendais rien aux aventures; tu vas voir dans un instant si ce que j'avance n'est pas l'exacte vérité.
Aussitôt, prenant les devants, il va se camper au milieu du chemin, puis, quand les moines sont assez près pour l'entendre, il leur crie d'une voix tonnante: Gens diaboliques et excommuniés, mettez sur l'heure en liberté les hautes princesses que vous emmenez dans ce carrosse, sinon préparez-vous à recevoir la mort en juste punition de vos méfaits.
Les deux moines retinrent leurs mules, non moins étonnés de l'étrange figure de don Quichotte que de son discours: Seigneur chevalier, répondirent-ils, nous ne sommes point des gens diaboliques ni des excommuniés; nous sommes des religieux de l'ordre de Saint-Benoît qui suivons paisiblement notre chemin: s'il y a dans ce carrosse des personnes à qui on fait violence, nous l'ignorons.
Je ne me paye pas de belles paroles, repartit don Quichotte, et je vous connais, canaille déloyale. Puis, sans attendre de réponse, il fond, la lance basse, sur un des religieux, et cela avec une telle furie, que si le bon père ne se fût promptement laissé glisser de sa mule, il aurait été dangereusement blessé, ou peut-être tué du coup. L'autre moine, voyant de quelle manière on traitait son compagnon, donna de l'éperon à sa monture et gagna la plaine, plus rapide que le vent.
Aussitôt, sautant prestement de son âne, Sancho se jeta sur le moine étendu par terre, et il commençait à le dépouiller quand accoururent les valets des religieux, qui lui demandèrent pourquoi il lui enlevait ses vêtements. Parce que, répondit Sancho, c'est le fruit légitime de la bataille que mon maître vient de gagner.
Peu satisfaits de la réponse, voyant d'ailleurs que don Quichotte s'était éloigné pour aller parler aux gens du carrosse, les deux valets se ruèrent sur Sancho, le renversèrent sur la place, et l'y laissèrent à demi mort de coups. Le religieux ne perdit pas un moment pour remonter sur sa mule, et il accourut tremblant auprès de son compagnon, qui l'attendait assez loin de là, regardant ce que deviendrait cette aventure; puis tous deux poursuivirent leur chemin, faisant plus de signes de croix que s'ils avaient eu le diable à leurs trousses.
Pendant ce temps, don Quichotte se tenait à la portière du carrosse, et il haranguait la dame biscaïenne, qu'il avait abordée par ces paroles:
Madame, votre beauté est libre, elle peut faire maintenant ce qu'il lui plaira; car ce bras redoutable vient de châtier l'audace de ses ravisseurs. Afin que vous ne soyez point en peine du nom de votre libérateur, sachez que je m'appelle don Quichotte de la Manche, que je suis chevalier errant, et esclave de la sans pareille Dulcinée du Toboso. En récompense du service qu'elle a reçu de moi, je ne demande à Votre Grâce qu'une seule chose: c'est de vous rendre au Toboso, de vous présenter de ma part devant cette dame, et de lui apprendre ce que je viens de faire pour votre liberté.
Parmi les gens de l'escorte se trouvait un cavalier biscaïen qui écoutait attentivement notre héros. Irrité de le voir s'opposer au départ du carrosse, à moins qu'il ne prît le chemin du Toboso, il s'approche, et, empoignant la lance de don Quichotte, il l'apostrophe ainsi en mauvais castillan ou en biscaïen, ce qui est pis encore: Va-t'en, chevalier, et mal ailles-tu; car, par le Dieu qui m'a créé, si toi ne laisses partir le carrosse, moi te tue, aussi vrai que je suis Biscaïen.
Don Quichotte qui l'avait compris, répondit sans s'émouvoir: Si tu étais chevalier, aussi bien que tu ne l'es pas, j'aurais déjà châtié ton insolence.
Moi pas chevalier! répliqua le Biscaïen; moi jure Dieu, jamais chrétien n'avoir plus menti. Si toi laisses ta lance, et tires ton épée, moi fera voir à toi comme ton chat à l'eau vite s'en va. Hidalgo par mer, hidalgo par le diable, et toi mentir si dire autre chose.
C'est ce que nous allons voir, repartit don Quichotte, puis, jetant sa lance, il tire son épée, embrasse son écu, et il fond sur le Biscaïen, impatient de lui ôter la vie.
Celui-ci eût bien voulu descendre de sa mule, mauvaise bête de louage, sur laquelle il ne pouvait compter; mais à peine eut-il le temps de tirer son épée, et bien lui prit de se trouver assez près du carrosse pour saisir un coussin et s'en faire un bouclier. En voyant les deux champions courir l'un sur l'autre comme de mortels ennemis, les assistants essayèrent de s'interposer; tout fut inutile; car le Biscaïen jurait que si on tentait de l'arrêter, il tuerait plutôt sa maîtresse et les personnes de sa suite. Effrayée de ces menaces, la dame, toute tremblante, fit signe au cocher de s'éloigner, puis, arrivée à quelque distance, elle s'arrêta pour regarder le combat.
En abordant son adversaire, l'impétueux Biscaïen lui déchargea un tel coup sur l'épaule, que si l'épée n'eût rencontré la rondache, il le fendait jusqu'à la ceinture.
Dame de mon âme! s'écria don Quichotte à ce coup qui lui parut la chute d'une montagne; Dulcinée! fleur de beauté, daignez secourir votre chevalier, qui pour vous obéir se trouve en cette extrémité.
Prononcer ces mots, serrer son épée, se couvrir de son écu, fondre sur son ennemi, tout cela fut l'affaire d'un instant. Le Biscaïen, en le voyant venir avec tant d'impétuosité, l'attendait de pied ferme, couvert de son coussin, d'autant plus que sa mule, harassée de fatigue et mal dressée à ce manége, ne pouvait bouger. Ainsi don Quichotte courait l'épée haute contre le Biscaïen, cherchant à le pourfendre, et le Biscaïen l'attendait, abrité derrière son coussin. Les spectateurs étaient dans l'anxiété des coups épouvantables dont nos deux combattants se menaçaient, et la dame du carrosse faisait des vœux à tous les saints du paradis pour obtenir que Dieu protégeât son écuyer, et la délivrât du péril où elle se trouvait.
Malheureusement, l'auteur de l'histoire la laisse en cet endroit pendante et inachevée, donnant pour excuse qu'il ne sait rien de plus sur les exploits de don Quichotte. Mais le continuateur, ne pouvant se résoudre à penser qu'un récit aussi curieux se fût ainsi arrêté à moitié chemin, et que les beaux esprits de la Manche eussent négligé d'en conserver la suite, ne désespéra pas de la retrouver. En effet, le ciel aidant, il réussit dans sa recherche de la manière qui sera exposée dans le livre suivant.