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CHAPITRE XIV
OU SONT RAPPORTÉS LES VERS DÉSESPÉRÉS DU BERGER DÉFUNT ET AUTRES CHOSES NON ATTENDUES
ОглавлениеCHANT DE CHRYSOSTOME
Cruelle! faut-il donc que ma langue publie
Ce que m'a fait souffrir ton injuste rigueur!
Pour peindre mes tourments, je veux d'une furie
Emprunter aujourd'hui la rage et la fureur.
Eh bien, oui, je le veux; la douleur qui me presse
M'anime d'elle-même à faire cet effort:
Ce poison trop gardé me dévore sans cesse,
Je souffre mille morts pour une seule mort.
Sortez de vos forêts, monstres les plus sauvages,
Venez mêler vos cris à mes gémissements;
Ours, tigres, prêtez-moi vos effrayants langages;
Fiers lions, j'ai besoin de vos rugissements.
Ne me refusez pas le bruit de vos orages,
Vents, préparez ici l'excès de vos fureurs:
Tonnerres, tous vos feux; tempêtes, vos ravages;
Mer, toute ta colère; enfer, tous tes malheurs.
O toi, sombre tyran de l'amoureux empire,
Ressentiment jaloux, viens armer ma fureur;
Mais que ton souvenir m'accable et me déchire,
Et, pour finir mes maux, augmente ma douleur!
Mourons enfin, mourons; il n'est plus de remède.
Qui vécut malheureux, doit l'être dans la mort.
Destin, je m'abandonne et renonce à ton aide;
Rends le sort qui m'attend égal au dernier sort!
Venez, il en est temps, sortez des noirs abîmes:
Tantale, à tout jamais de la soif tourmenté;
Sisyphe infortuné, à qui d'horribles crimes
Font souffrir un tourment pour toi seul inventé;
Fils de Japet, qui sers de pâture incessante
A l'avide vautour, sans pouvoir l'assouvir;
Ixion enchaîné sur une roue ardente,
Noires sœurs, qui filez nos jours pour les finir;
Amenez avec vous l'implacable Cerbère,
J'invite tout l'enfer à ce funeste jour:
Ses feux, ses hurlements sont la pompe ordinaire
Qui doit suivre au cercueil un martyr de l'amour[35].
Tous les assistants applaudirent aux vers de Chrysostome; Vivaldo seul trouva que ces soupçons dont ils étaient pleins s'accordaient mal avec ce qu'il avait entendu raconter de la vertu de Marcelle. Ambrosio, qui avait connu jusqu'aux plus secrètes pensées de son ami, répliqua aussitôt: Je dois dire, seigneur, pour faire cesser votre doute, que lorsque Chrysostome composa ces vers, il s'était éloigné de Marcelle, afin d'éprouver si l'absence produirait sur lui l'effet ordinaire; et comme il n'est pas de soupçon qui n'assiége et ne poursuive un amant loin de ce qu'il aime, l'infortuné souffrait tous les tourments d'une jalousie imaginaire; mais ses plaintes et ses reproches ne sauraient porter atteinte à la vertu de Marcelle, vertu telle, qu'à la dureté près, et sauf une fierté qui va jusqu'à l'orgueil, l'envie elle-même ne peut lui reprocher aucune faiblesse.
Vivaldo resta satisfait de la réponse d'Ambrosio; il s'apprêtait à lire un autre feuillet, mais il fut empêché par une vision merveilleuse, car on ne saurait donner un autre nom à l'objet qui s'offrit tout à coup à leurs yeux? C'était Marcelle elle-même, qui, plus belle encore que la renommée ne la publiait, apparaissait sur le haut de la roche au pied de laquelle on creusait la sépulture. Ceux qui ne l'avaient jamais vue restèrent muets d'admiration, et ceux qui la connaissaient déjà subissaient le même charme que la première fois. A peine Ambrosio l'eut-il aperçue, qu'il lui cria avec indignation: Que viens-tu chercher ici, monstre de cruauté, basilic dont les regards lancent le poison? Viens-tu voir si les blessures de l'infortuné que ta cruauté met au tombeau se rouvriront en ta présence? Viens-tu insulter à ses malheurs et te glorifier des funestes résultats de tes dédains? Dis-nous au moins ce qui t'amène et ce que tu attends de nous; car sachant combien toutes les pensées de Chrysostome te furent soumises pendant sa vie, je ferai en sorte, maintenant qu'il n'est plus, que tu trouves la même obéissance parmi ceux qu'il appelait ses amis.
Vous me jugez mal, répondit la bergère; je ne viens que pour me défendre, et prouver combien sont injustes ceux qui m'accusent de leurs tourments et m'imputent la mort de Chrysostome. Veuillez donc, seigneurs, et vous aussi, bergers, m'écouter quelques instants; peu de temps et de paroles suffiront pour me justifier.
Le ciel, dites-vous, m'a faite si belle qu'on ne saurait me voir sans m'aimer, et parce que ma vue inspire de l'amour, vous croyez que je dois en ressentir moi-même! Je reconnais bien, grâce à l'intelligence que Dieu m'a donnée, que ce qui est beau est aimable; mais parce qu'on aime ce qui est beau, faut-il en conclure que ce qui est beau soit à son tour forcé d'aimer; car celui qui aime peut être laid et partant, n'exciter que l'aversion. Mais quand bien même la beauté serait égale de part et d'autre, ne faudrait-il pas que la sympathie le fût aussi, puisque toutes les beautés n'inspirent pas de l'amour, et que telle a souvent charmé les yeux sans parvenir à soumettre la volonté. En effet, si la seule beauté charmait tous les cœurs, que verrait-on ici-bas, sinon une confusion étrange de désirs errants et vagabonds qui changeraient sans cesse d'objet? Ainsi puisque l'amour, comme je le crois, doit être libre et sans contrainte, pourquoi vouloir que j'aime quand je n'éprouve aucun penchant? D'ailleurs, si j'ai de la beauté, n'est-ce pas de la pure grâce du ciel que je la tiens, sans en rien devoir aux hommes? Et si elle produit de fâcheux effets, suis-je plus coupable que la vipère ne l'est du venin que lui a donné la nature? La beauté, chez la femme honnête et vertueuse, est comme le feu dévorant ou l'épée immobile; l'une ne blesse, l'autre ne brûle que ceux qui s'en approchent de trop près.
Je suis née libre, et c'est pour vivre en liberté que j'ai choisi la solitude; les bois et les ruisseaux sont les seuls confidents de mes pensées et de mes charmes. Ceux que ma vue a rendus amoureux, je les ai désabusés par mes paroles; après cela s'ils nourrissent de vains désirs et de trompeuses espérances, ne doit-on pas avouer que c'est leur obstination qui les tue, et non ma cruauté? Vous dites que les intentions de Chrysostome étaient pures et que j'ai eu tort de le repousser! Mais dès qu'il me les eut fait connaître, ne lui ai-je pas déclaré, à cette même place où vous creusez son tombeau, mon dessein de vivre seule, sans jamais m'engager à personne, et ma résolution de rendre à la nature tout ce qu'elle m'a donné? Après cet aveu sincère, s'il a voulu s'embarquer sans espoir, faut-il s'étonner qu'il ait fait naufrage? Suis-je la cause de son malheur? Que celui-là que j'ai abusé m'accuse, j'y consens; que ceux que j'ai trahis m'accablent de reproches: mais a-t-on le droit de m'appeler trompeuse, quand je n'ai rien promis à qui que ce soit? Jusqu'ici le ciel n'a pas voulu que j'aimasse; et que j'aime volontairement, il est inutile d'y compter. Que cette déclaration serve d'avertissement à ceux qui formeraient quelque dessein sur moi; après cela s'ils ont le sort de Chrysostome, qu'on n'en accuse ni mon indifférence ni mes dédains. Qui n'aime point ne saurait donner de jalousie, et un refus loyal et sincère n'a jamais passé pour de la haine ou du mépris.
Celui qui m'appelle basilic peut me fuir comme un monstre haïssable; ceux qui me traitent d'ingrate, de cruelle, peuvent renoncer à suivre mes pas: je ne me mettrai point en peine de les rappeler. Qu'on cesse donc de troubler mon repos et de vouloir que je hasarde parmi les hommes la tranquillité dont je jouis, et que je m'imagine ne pouvoir y trouver jamais. Je ne veux rien, je n'ai besoin de rien, si ce n'est de la compagnie des bergères de ces bois, qui, avec le soin de mon troupeau, m'occupent agréablement. En un mot, mes désirs ne s'étendent pas au delà de ces montagnes; et si mes pensées vont plus loin, ce n'est que pour admirer la beauté du ciel et me rappeler que c'est le lieu d'où je suis venue et où je dois retourner.
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.
Furne, Jouvet et Cie, édit.
C'était Marcelle elle-même (p. 55).
En achevant ces mots, la bergère disparut par le chemin le plus escarpé de la montagne, laissant tous ceux qui l'écoutaient non moins émerveillés de sa sagesse et de son esprit que de sa beauté. Plusieurs de ceux qu'avaient blessés les charmes de ses yeux, loin d'être retenus par le discours qu'ils venaient d'entendre, firent mine de la suivre; don Quichotte s'en aperçut, et voyant là une nouvelle occasion d'exercer sa profession de chevalier protecteur des dames:
Que personne, s'écria-t-il en portant la main sur la garde de son épée, ne soit assez hardi pour suivre la belle Marcelle, sous peine d'encourir mon indignation. Elle a prouvé, par des raisons sans réplique, qu'elle est tout à fait innocente de la mort de Chrysostome, et elle a fait voir tout son éloignement pour engager sa liberté. Qu'on la laisse en repos, et qu'elle soit à l'avenir respectée de toutes les âmes honnêtes, puisque elle seule peut-être au monde agit avec des intentions si pures.
Soit à cause des menaces de don Quichotte, soit parce qu'Ambrosio pria les bergers d'achever de rendre les derniers devoirs à son ami, personne ne s'éloigna avant que les écrits de Chrysostome fussent livrés aux flammes et son corps rendu à la terre, ce qui eut lieu au milieu des larmes de tous les assistants. On couvrit la fosse d'un éclat de roche, en attendant une tombe de marbre qu'avait commandée Ambrosio, et qui devait porter cette épitaphe:
Ci-gît le corps glacé d'un malheureux amant,
Que tuèrent l'amour, le dédain et la haine;
Une ingrate bergère a fait toute sa peine,
Et payé tous ses soins d'un rigoureux tourment.
Ici de ses malheurs il vit naître la source,
Il commença d'aimer et de le dire ici;
Il apprit sa disgrâce en cet endroit aussi;
Il a voulu de même y terminer sa course.
Passant, évite le danger;
Si la bergère vit, même sort te regarde;
On ne peut valoir plus que valait le berger.
Adieu! passant! prends-y bien garde[36].
La sépulture fut ensuite couverte de branchages et de fleurs, et tous les bergers s'éloignèrent après avoir témoigné à Ambrosio la part qu'ils prenaient à son affliction. Vivaldo et son compagnon en firent autant de leur côté. Don Quichotte prit congé de ses hôtes et des voyageurs. Vivaldo le sollicita instamment de l'accompagner à Séville, l'assurant qu'il n'y avait pas au monde de lieu plus fécond en aventures, à tel point qu'on pouvait dire qu'elles y naissaient sous les pas à chaque coin de rue; mais notre héros s'excusa en disant que cela lui était impossible avant d'avoir purgé ces montagnes des brigands dont on les disait infestées. Le voyant en si bonne résolution, les voyageurs ne voulurent pas l'en détourner, et poursuivirent leur chemin.
Dès qu'ils furent partis, don Quichotte se mit en tête de suivre la bergère Marcelle, et d'aller lui offrir ses services. Mais les choses arrivèrent tout autrement qu'il ne l'imaginait, comme on le verra dans la suite de cette histoire.